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Sur l’onde de choc, John Brunner

New Noise – Refused (extrait de l’album The Shape of Punk to Come)

Est-ce que vous avez déjà ressenti cette sensation singulière, après seulement quelques pages lues dans un bouquin, cette écrasante évidence vous faisant vous dire « Ah ok, je suis en train de lire un·e génie. » ?
J’essaie tant bien que mal de ponctuellement réfréner mon enthousiasme quand j’écris ici, ne pas confondre mon pur plaisir avec la qualité de ce que j’ai lu et dont j’essaie de rendre compte. Je pense sincèrement que certaines expressions toutes faites ou trop usitées sont devenues galvaudées, à force, et qu’il faut en restreindre l’usage pour ne pas participer à leur obsolescence anticipée ; les mots ont un sens, il faut essayer de ne pas le perdre.
Mais bon, là, quand même, force est de reconnaître qu’il faut sortir l’artillerie lourde. Je veux dire, je connais un peu John Brunner, maintenant. Après Tous à Zanzibar et La ville est un échiquier, je sais que le monsieur n’était pas n’importe qui, bien entendu. Mais parfois, on a beau se penser prévenu et préparé, on a beau s’être fait dire que la prochaine lecture signée de son nom est à mettre au sommet de son œuvre, on reste ébaubi au moment de constater à quel point cet auteur était puissant.
Ce qui est un peu pénible, maintenant, c’est que je dois essayer de vous expliquer pourquoi. Et là, c’est plus compliqué, parce que comme toujours, quand ça me paraît évident, j’ai du mal à verbaliser.
Mais essayons quand même.

États-Unis, années 2010 (projetées depuis 1975).
Le pays entier est régi par un puissant réseau informatique par lequel tout transite, et particulièrement les informations, presque devenues la ressource première de tous les échanges commerciaux. Au milieu de tout cela, nous faisons la découverte d’un homme qui semble capable de manipuler le système à son avantage, changeant d’identité à volonté, au gré de ses pérégrinations, apparemment commandées par une fuite perpétuelle présidant à sa personnalité entière comme à ses ambitions. Son parcours va être bouleversé par sa rencontre fortuite avec Kate, qui voit instantanément clair dans son jeu.

Ce résumé est très mauvais. Il reste certes volontairement à la surface des choses, mais il fait l’impasse sur une multitude de détails, ceux-là même qui ont provoqué chez moi la réaction citée en introduction de mon introduction. Tout simplement parce que ce roman est trop riche pour pouvoir être réellement résumé sans trop en dire, ou se perdre dans des précisions et une contextualisation sans fin. Il y a certes une intrigue relativement classique à raconter (en tout cas à des yeux plus contemporains), et John Brunner le fait très bien, mais le cœur de mon enthousiasme est ailleurs, et c’est là que ça devient infiniment plus ardu pour moi.
Sur l’onde de choc est un livre-monde absolument visionnaire. Il pourrait ressortir quasiment à l’identique aujourd’hui qu’il n’aurait que quelques années de retard à peine, ce que je trouve absolument phénoménal. En dehors de quelques ajustements technologiques et de formulations techniques à ajuster, John Brunner est parvenu avec ce livre à anticiper l’essentiel de ce qu’est devenu notre monde, dans une période où internet n’était encore qu’un vague concept théorique balbutiant. Et c’est proprement sidérant de clairvoyance.

Dès lors, exit les considérations littéraires ou littérales les plus frontales ; la lecture prend une dimension encore plus singulière que d’habitude. Oui, on suit avec plaisir ce qui maintenant n’est guère qu’une intrigue de techno-thriller aux teintes cyberpunk dont on a l’habitude, mais l’essentiel du travail de John Brunner réside à mes yeux dans tout ce qui enrobe cette intrigue. Ce que raconte réellement l’auteur n’est pas vraiment cette intrigue, en dépit du soin évident qu’il y met, mais tout ce que cette intrigue suggère par sa seule existence. Toutes les étapes que traversent les personnages, tous leurs dialogues parfois un peu didactiques et régulièrement expositionnels sont autant d’occasions pour l’auteur de nous présenter le monde dans lequel ils vivent et évoluent, que ce soit frontalement ou en creux. Si on pourrait peut-être reprocher au roman un rythme parfois un peu bâtard, la faute à des événements rétrospectivement un peu convenus ou prévisibles et à une nécessité d’expliquer des concepts qui à l’époque n’allaient pas d’eux-mêmes pour un lectorat logiquement ignorant de ces questions, je trouve qu’il compense merveilleusement cette relative faiblesse par la générosité de son world-building. Tout est prétexte pour Brunner à des questionnements philosophiques de haute volée, à la construction d’un système politique et économique phénoménal de clairvoyance et de solidité, comme à l’expansion de ses idées science-fictives.

Et c’est sans doute là que ma sidération se niche : c’est à peine de la science-fiction. Pour 1975, évidemment que Brunner invente, projette. Pour 2024 ?.. Il n’a fait que prédire avec une exactitude confondante ce que le réseau informatique à haute vitesse est devenu. Bien entendu, comme je le disais plus haut, il y a quelques ajustements techniques à faire pour être vraiment à 100% de réussite, mais merde, les ramifications socio-politiques et les implications d’un tel système sont trop bonnes pour ne pas être considérées comme parfaites, avec la distance des années. Alors oui, l’anticipation, littérairement, ce n’est guère que l’exacerbation de données préexistantes à des fins de prospective ou d’avertissement, mais il est je crois plus facile de se planter que l’inverse lorsqu’il s’agit de choisir dans quelles directions orienter ces exacerbations. Et de fait, il est d’autant plus impressionnant de quasiment tout anticiper avec autant d’exactitude qu’a pu le faire ici John Brunner.
Des usages faits de cette surabondance d’informations au style de vie poussé par la machine capitaliste qui s’en nourrit en passant par la nature des réflexions de ceux que l’auteur pose en antagonistes, l’écho à notre histoire contemporaine est absolument saisissant non pas de réalisme mais de réalité. Sur l’onde de choc fait partie des ces bouquins exceptionnels dont j’aimerais pouvoir retenir des passages entiers à des fins de démonstration et de rhétorique tellement son auteur articule avec une concision et une acuité parfaites bon nombre de ses arguments. Je suis bouleversé à l’idée de me dire que ce qui était un avertissement il y a 50 ans peut aujourd’hui faire office de bilan sans paraître de mauvaise foi ou anachronique. C’est phénoménal.

Tout comme il est extrêmement réjouissant de voir qu’au sein de cette œuvre d’anticipation dystopique, Brunner prend le soin de semer les graines de l’optimisme, d’une autre perspective. Là où beaucoup d’œuvres de ce genre tendent uniquement à un pessimisme lucide mais toutefois un peu défaitiste voire nihiliste, Sur l’onde de choc ne sombre pas dans cet écueil à mes yeux, prônant la résilience et la reconstruction plutôt que la revanche, comme le ferait plus récemment un Tout pour tout le monde. J’aime profondément ces bouquins qui savent autant dresser un bilan froid et parfois difficile au travers de leur anticipation, mais qui savent aussi regarder au delà des constats les plus douloureux pour se projeter dans un après plus positif et joyeux. Ce n’est pas toujours parfait, d’autant qu’en terme de prospective, plus on s’éloigne des données de départ plus les chances d’erreur ou de projection déviante augmentent, mais l’intention est essentielle pour seulement parvenir à un résultat somme toute satisfaisante. On peut se tromper sur les résultats à venir, mais on a aucune chance de parvenir à la moindre forme de succès si on essaie même pas d’y tendre. Et je crois que la trajectoire du personnage principal de ce roman, tout à la fois génial et pathétique, démontre cette volonté farouche de faire mieux, y compris au milieu d’un contexte défavorable. Il représente des valeurs auxquelles je suis content et fier de trouver un écho dans ce récit.

Sur l’onde de choc est un roman majeur et extrêmement impressionnant. Parce que bien qu’évidemment daté, c’est précisément son ancrage dans un contexte historique dépassé qui lui confère toute sa force de frappe. En démontrant de manière implacable à quel point certaines dérives du progrès technologique associées à une idéologie mortifère et dénuée d’empathie peuvent en fait nous faire collectivement régresser, et en faisant œuvre d’une anticipation chirurgicale, parvenant même à prédire des problématiques avec lesquelles on se débat encore aujourd’hui, John Brunner fait la tranquille preuve de son absolu génie. Si on pourra sans doute trouver des défauts purement littéraires dépendant éventuellement de goûts personnels dans ce récit, on ne pourra pas nier sans un maximum de mauvaise fois son absolue clairvoyance et son exceptionnel travail d’anticipation concrète. On lit ce genre de récit autant pour le plaisir de suivre des héros révolutionnaires combattre un système injuste que pour le très singulier sense of wonder de comprendre que celui qui a écrit ce récit était monstrueusement en avance sur son temps à tous les niveaux.
John Brunner, you beautiful bastard.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

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