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Le Tour du Disque #18 – Masquarade

« Si vous souhaitiez une retraite paisible, monsieur Baquet, il ne fallait pas acheter l’opéra. Vous auriez dû opter pour une activité plus tranquille, comme la dentisterie pour alligators »

Il était plus que temps de reprendre ce Tour du Disque. En douceur, certes, mais il fallait y revenir ; aller au bout des choses, c’est important. Je n’ai pas vraiment eu d’efforts à faire ; c’était un processus d’autant plus évident que je pensais avoir un excellent souvenir de Masquarade. Pas tant au niveau de ses détails d’exécution que de son atmosphère générale, bien que comme toujours, certaines scènes et éléments étaient resté·e·s gravé·e·s dans mon esprit. Et je savais qu’avec les Soeurcières, j’allais passer un très bon moment.
Mais, si j’avais raison sur ce dernier point, force est de constater qu’en dehors de quelques détails trop puissants pour qu’ils m’échappent malgré le temps écoulé, j’avais oublié beaucoup de choses de ce roman. En premier lieu, la figure singulière d’Agnès Créttine, dont l’aventure dans ce volume constitue sa véritable introduction dans le convent de Lancre, bien que se déroulant en majeure partie à Ankh-Morpork. Singulière, car au delà de sa personnalité unique, le traitement qui est fait d’elle et de son poids par Terry Pratchett m’a rendu extrêmement perplexe dans une bonne partie du roman ; pour ne pas dire craintif. J’ai pensé, pour la première fois depuis le début de ces relectures, qu’un défaut seul allait faire souffrir l’ouvrage du poids des années de façon rédhibitoire. Pendant une centaine de pages, j’ai vraiment cru que j’allais lire un ouvrage grossophobe.
Mais, comme je vais tenter de vous l’expliquer, je crois bien que malgré sa profonde maladresse et l’inévitable assaut du temps, ce roman ne mérite pas l’opprobre. Cette « erreur » de traitement est avant tout, à mes yeux, une preuve de la malice et du génie de Terry Pratchett, puisque participant d’un schéma d’écriture plus large. Il ne s’agira donc pas d’excuser pleinement, mais d’expliquer précisément en quoi l’auteur fait usage d’une regrettable facilité d’écriture pour tenter d’instiller sa vision personnelle et profondément humaniste des choses dans son roman ; au milieu de considérations annexes mais nourrissant cette construction audacieuse, avec l’appui de l’opéra et de son monde si particulier.
Une fois refermé, malgré la nécessité de devoir pointer du doigt ce réel et rare défaut, j’étais toutefois heureux de voir que ma vision de Terry Pratchett n’en était pas vraiment sortie écornée ; j’ai seulement dû l’ajuster à l’aune du changement de mœurs que le temps passé depuis la publication originelle de Masquarade. Ses intentions étaient bonnes, simplement pas adaptées à notre époque et à notre perception.
Mais assez joué les chœurs, il est temps de passer au chant principal. (Rapport à l’opéra, voyez.)
*Applaudissements*

Agnès Créttine, suite aux événements de Nobliaux et Sorcières, a décidé de partir à Ankh-Morpork, pour y faire fructifier ses uniques talents de chanteuse, mais aussi et surtout pour échapper à l’influence de Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg, qu’elle juge néfaste, à toujours les voir fourrer leur nez partout. Seulement, une fois arrivée à l’opéra d’Ankh-Morpork, où elle est engagée sans souci, d’étranges évènements commencent à rompre le fragile équilibre de l’endroit ; le « fantôme » qui hante les lieux, normalement bienveillant, commence à montrer des signes inquiétants de violence. Heureuse coïncidence, Nounou et Mémé ont justement une course à faire en ville, elles vont pouvoir lui filer un petit coup de main pour résoudre cette enquête. Par pure bonté d’âme, évidemment.

« Nounou se la rappelait aussi plutôt songeuse et timide, comme si elle voulait réduire l’espace qu’elle occupait dans le monde ».

Avant d’aborder le reste de l’œuvre, je vais donc m’attaquer au traitement d’Agnès, personnage central du roman, tant par sa présence privilégiée à l’opéra que pour sa nécessaire introduction et son développement, suite au départ de Magrat, devenue Reine de Lancre. Car si son traitement est de prime abord problématique, il est aussi incroyablement révélateur des valeurs que Terry Pratchett essaie de véhiculer dans les Annales du Disque-Monde, toujours dans la continuité thématique que j’ai déjà évoqué, tout comme il est vecteur de l’essentiel des idées de Masquarade.
Mais ne nous cachons pas derrière notre petit doigt ; si le portrait d’Agnès se veut bienveillant dans son ensemble, j’ai grincé des dents plus d’une fois lorsqu’il s’est agit pour son auteur de parler de son surpoids. Pas la peine d’ergoter, le premier tiers de ce roman est grossophobe, prenant le poids de son héroïne comme un fuel à punchlines douteuses, qui, clairement, ne m’ont jamais fait rire ; tout comme elles ne m’ont jamais donné l’impression d’être faites pour ne pas être drôles. Là dessus, je ne reculerais pas, les descriptions qui sont faites d’elle insistent très lourdement sur le sujet, la réduisant trop souvent à cet aspect de sa personne, en faisant presque un élément de sa personnalité. Ce qui est problématique, et qui accuse donc cruellement la charge des années. Le poids d’un personnage ne devrait jamais être un prétexte au rire, surtout lorsqu’il est clairement un point de souffrance pour ce dernier, a fortiori pour de trop nombreux·ses lecteurices.

Cependant, alors que je notais avec regret ce point pendant le premier tiers du roman, une scène précise, située au tiers du roman (p.128131, pour être précis), m’a fait me demander si cela n’était pas une manœuvre, certes excessivement maladroite et datée, mais pourtant malicieuse et assez géniale, pour illustrer quelque chose. Et là, je vais vous demander de me faire confiance le temps d’étayer ma démonstration.
Dans un premier temps, je me suis demandé s’il était déjà arrivé à Terry Pratchett de rire de la sorte d’un autre de ses personnages dont le poids était évident, avec notamment Nounou Ogg et Sybil Ramkin en tête. Or, pas que je sache, en tout cas pas avec une telle fréquence ni avec une telle gratuité, encore moins avec méchanceté ; au contraire, si rire il y avait, il était complice, allant de paire avec l’assurance du personnage. C’était nouveau et très étrange, cette moquerie. Puis je me suis rappelé d’autre chose, découvert à l’occasion de ce Tour du Disque : Terry Pratchett écrit à la troisième personne, mais toujours selon une focalisation interne, en fonction du personnage qu’il suit, relayant parfois indirectement ses pensées littérales au fil de la narration. Je me suis donc dit que toutes ces réflexions sur le poids d’Agnès étaient peut-être le fruit de sa propre pensée, de toutes ces brimades qu’elle a intériorisées et faites siennes ; une idée renforcée par le fait qu’elles naissent souvent d’un contraste, d’un échange ou d’une rencontre avec une autre personne. Ce complexe la poussant jusqu’à devoir s’inventer une « mince intérieure » en la personne de Perdita, son alter ego dépouillé des qualités qu’on lui prête et qui n’en sont pas vraiment. Agnès est réputée pour son « caractère en or » et ses « beaux cheveux » car on lui refuse d’autres qualités, à cause de son poids, qui fait obstacle à tout le reste ; alors qu’elle chante littéralement mieux que personne, capable de prouesses vocales magiques, on la prive des premiers rôles de l’opéra. Parce qu’elle n’est pas aussi jolie que Christine, collègue nulle et sotte – mais mince – placée là par l’argent de son père.
À la conclusion de cette scène pivot, on lui annonce sans détours ni aménité qu’elle chantera à la place de Christine grâce à son talent mais qu’elle n’aura pas le bénéfice de la scène pour des raisons fallacieuses, cachée dans le chœur. Une fois qu’elle est partie, un de ses responsables s’exclame : « Vous croyez qu’elle se rend compte de son obésité ?« . Et cette phrase seule m’a fait comprendre l’intention de Terry Pratchett, confirmée par la suite du roman. Evidemment qu’Agnès se rend compte de son obésité, puisque le monde ne cesse sournoisement et cruellement de lui rappeler cet état de fait ; elle se démène justement pour ne pas être réduite à ça, sans succès. Or, à partir du moment où elle laisse tomber ses oripeaux de gentille jeune fille, oubliant volontairement son « caractère en or », laissant plus de place à Perdita, en quelque sorte sa sorcière intérieure, pour mener l’enquête au sein de l’opéra, plus aucune mention « humoristique » n’est faite de son poids. Littéralement aucune. Confirmant à mes yeux qu’elle commence alors à vivre pour elle-même, et non plus au travers du regard des autres, justifiant donc la fin de ces formules blessantes, mais aussi leur existence dans ce premier tiers.

« C’était à ce moment-là qu’on commençait à être sorcière. […] C’était quand on ouvrait son esprit au monde et qu’on examinait soigneusement tout ce qu’il découvrait. »

Dès lors qu’Agnès se concentre sur ses actions plutôt que sur son apparence, dès lors qu’elle se comporte en sorcière, prêtant attention aux détails du monde et à son bon sens plutôt qu’à sa seule vue « humaine » et son éducation, elle se libère de cette pression sociale, à l’image de ses ainées sorcières, qui se contentent d’exister. La seule réelle mention de son poids est faite au moment de la conclusion, lorsqu’elle retrouve Mémé Ciredutemps pour prendre sa place dans le convent, alors que cette dernière complimente Agnès sur sa bonne santé et le fait qu’elle ait perdu du poids ; parce qu’elle l’a voulu et fait pour elle, sans jamais lui en avoir fait mention auparavant. Nounou et Mémé étant de réelles héroïnes de Pratchett, je pense pouvoir affirmer que leur positionnement sur ces questions en font des étendards moraux pour leur auteur ; il n’était pas question pour lui d’exprimer un jugement sur le poids d’Agnès lorsqu’il ironisait sur le sujet, mais bien de montrer comment ces questions peuvent s’intérioriser et faire un mal terrible aux personnes qui en sont victimes. Si je persiste à penser que faire de l’humour sur le sujet, peu importe l’angle d’attaque, est faire preuve d’une terrible insensibilité, je crois sincèrement que Pratchett n’était, à cette occasion, pas grossophobe, simplement très maladroit. Il voulait simplement montrer la chose d’un point de vue différent de l’habitude, pour montrer que le poids n’est ni un défaut, ni un handicap, ni une fatalité, ou encore quelque chose qui nous définit, mais bien quelque chose qui fait partie de nous sans nécessiter de jugement extérieur. Si sa bienveillance a quelque peu failli, je crois que celle de ses personnages les plus positifs, elle, était à toute épreuve, tout comme son talent littéraire, rendant compte de son point de vue moral sans jamais l’exprimer directement. Si Mémé ou Nounou jugent qu’Agnès est une sorcière en devenir, c’est pour ce qu’elle a dans la tête, et rien d’autre, ne la jugeant que sur ce qu’elle fait et est, plutôt que sur ce qu’elle représente aux yeux des autres ou même ses propres; sur l’image dans laquelle on l’enferme. On retrouve là l’importance de l’auto-détermination creusée dans Nobliaux et Sorcières, encore un pont thématique brillant. C’est le passage à l’âge adulte d’Agnès auquel on assiste à travers ses yeux ; sa fugue et son retour, selon ses termes, sous la houlette discrète et bienveillante de ses ainées, dans un esprit de sororité. Elles la laissent évoluer à son rythme, sans jamais la forcer dans une direction ou une autre, trop conscientes du chemin qu’il lui reste à parcourir, parce que d’une certaine façon, elles ont elles aussi eu à le parcourir, bien qu’avec d’autres itinéraires.

« Il ne s’agit pas de la vie réelle, c’est de l’opéra. Le sens des mots n’a aucune importance. C’est le sentiment qui compte. »

Et quel meilleur environnement pour appuyer cette idée que l’opéra, surtout à la sauce Disque-Monde ? Dans un monde ou personne n’est vraiment qui iel prétend être, sur scène ou dans les coulisses, la quête d’identité d’Agnès résonne différemment avec tout ce qui se passe autour d’elle. Terry Pratchett continue ainsi son travail thématique autour du pouvoir des images et des faux-semblants, au travers de la figure du masque, celui qu’on se met comme celui qu’on subit, dans les jeux de pouvoir que suggèrent les rapports sociaux. On peut évidemment évoquer Gauthier Plinge, fantôme de l’opéra cruellement évident, victime de son statut d’homme à tout faire souffre-douleur, enfermé dans son statut, ne trouvant de liberté réelle que dans la solitude ; mais aussi Henri Loche, chanteur lyrique forcé de se laisser passer pour Enrico Basilica, d’origine prétendument étrangère, pour seulement être crédible dans sa partie (bien que ne souffrant, lui, d’aucune remarque sur son poids, curieusement). Ce dernier trouvera d’ailleurs une forme de libération et d’épanouissement en laissant finalement tomber son déguisement, quand Gauthier sera transfiguré par un « tour » de Mémé, y trouvant une certaine libération, qui ne sera pas forcément du goût de tout le monde.
On a aussi des masques plus subtils, mais révélateurs, avec Christine qui pense en porter un d’importance, oublieuse de sa médiocrité, croyant à celui qu’on lui appose par confort et pour le profit, sans remise en question ni recul. Elle comme Salzella, directeur musical cynique, d’ailleurs, portant ce masque confortable, conférant une position de pouvoir, en viennent à devenir méchant·e·s par pure indifférence aux autres, comme si ces masques obturaient la vue en passant, ne s’en libérant jamais vraiment, laissant échapper des cruautés terribles sans jamais s’en rendre compte. Iels sont en représentation constante, elle par habitude, lui par contrainte, mais avec un but similaire ; conserver leur position ou l’améliorer, y compris au dépens des autres. Très vite, quand bien même ces personnages sont reconnus et présents dans le monde de l’opéra, on se prend de sympathie pour les personnages de moindre importance parce qu’ils sont vrais et sincères. On retrouve, encore et toujours, la volonté de Pratchett de faire subir sa satire aux puissant·e·s, et non aux faibles. Le point de vue toxique des hommes vouant une plus grand importance à l’apparence ou l’intérêt qu’ils peuvent trouver aux femmes qui dépendent d’eux n’est si présent, je crois, que dans une optique de dénonciation, quand le regard des sorcières est performatif.

« Les masques cachent un visage, mais ils en révèlent un autre. Celui qui sort que dans le noir. »

Rien de nouveau ou de révolutionnaire dans le constat évidemment, mais une mise en lumière autant qu’en parallèle avec le monde du spectacle en général, et de l’opéra en particulier, qui fonctionne extrêmement bien ; notamment au travers du personnage de Monsieur Baquet, industriel du monde fromager ayant acheté l’opéra sur l’espoir d’argent facile, appliquant un regard purement financier et ignare sur le monde artistique. Le jeu de conflit permanent entre la froide logique et la superstition, le cynisme et la passion au sein de ce monde singulier, au delà d’être (évidemment) très drôle, est comme toujours extrêmement révélateur des rouages de mécanismes sordides. Comme à son habitude, Terry Pratchett s’amuse à révéler la banalité du mal, au travers de la fascination du sensationnel, notamment du principe voulant que « Le spectacle doit continuer« , quand bien même des gens en seraient victimes, parce que de trop nombreux participants dépendent de l’industrie et de ses revenus. On continue malgré tout, pas toujours par passion ou amour de l’Art, mais bien parce que le système ne peut souffrir d’aucune pause, sous peine de s’écrouler sous son propre poids.
Mais au travers de la figure de Gauthier Plinge et son alter ego fantôme, Terry Pratchett joue notamment avec les références à la pop culture ; évidemment la comédie musicale à laquelle il emprunte ce personnage et une partie de son intrigue, ou quelques allusions à Psychose, comme il sait si bien le faire. Il montre également, par ce truchement, la nécessité pour les arts de se renouveler, d’évoluer, traçant notamment une continuité aussi amusante que pertinente entre l’opéra et la comédie musicale. Si « le spectacle doit continuer », il ne peut réellement le faire qu’en sachant suivre l’air du temps, en évitant de se scléroser dans des stéréotypes préconçus ou en se vautrant dans une nostalgie toxique au nom d’un bon vieux temps qui n’en a que le nom.

« C’était exaspérant cette manie roublarde qu’avait Mémé d’amener ses interlocuteurs à admettre son point de vue. Et de leur révéler le fond de leur propre pensée à l’improviste. »

À cette image, le duo composé par Nounou Ogg et Mémé Ciredutemps constitue également une excellente illustration de ce principe, toutes les deux sachant se remettre en question quand le besoin s’en fait sentir, même si d’une façon toute personnelle. Car au delà de leurs échanges à haute teneur humoristique, les deux sorcières sont un exemple frappant des bienfaits de la socialisation bienveillante et de l’esprit de sororité. Elles se testent en permanence, parfois avec un peu de mesquinerie, mais se font malgré tout confiance et avancent ensemble quoi qu’il arrive, sans jamais se trahir ou trahir leur amitié. Evidemment, comme à chaque fois qu’elle est présente, Mémé Ciredutemps capte un maximum d’attention, sa puissance au sein de la diégèse transcendant très largement cette dernière pour parvenir à son lectorat.
Ce qui est particulièrement brillant avec elle dans ce volume, c’est que Terry Pratchett, au travers de la relation qu’elle entretient avec Nounou Ogg, parvient à montrer qu’elle aussi est parfois piégée par l’image qu’elle s’est construite ; elle a besoin de Nounou pour pouvoir s’en échapper sans jamais avoir à l’avouer. C’est notamment ce qui les pousse à aller « secourir » Agnès à Ankh-Morpork, car elles savent que le convent est indispensable à Mémé pour parvenir à maintenir un équilibre entre sa puissance légendaire et son influence positive sur le monde qui l’entoure. Coincée dans son personnage, elle en viendrait sans doute à perdre le contrôle si elle n’avaient pas des présences bienveillantes et plus « faibles » pour la ramener sur terre à l’occasion et transiger discrètement avec son image, source de puissance, mais aussi de contraintes.
Ce qui m’impressionne le plus avec Mémé, c’est sa capacité à se contraindre elle-même à supporter les conséquences de ses actes ; elle parvient à concilier sa puissance et sa santé mentale en se forçant à ne pas aller trop haut, trop loin ou à faire trop fort. Elle a appris de ce qu’elle a vécu ou ce qu’on lui a rapporté pour sans cesse se corriger, être son propre garde-fou ; faire en sorte d’avoir des gens autour d’elles qui savent lui dire lorsqu’elle glisse est une de ces mesures de contrôle. Elle est en permanence sur une ligne de crête, consciente à la fois de sa puissance, de ses pulsions et de ses responsabilités, jonglant sans cesse avec toutes les obligations et possibilités auxquelles elle est confrontée. C’est sans doute cette fascination pour un pouvoir si conscient de lui-même, effrayé par son absence théorique de limites qui la rend, si incroyable à lire. Mais précisément, si Mémé est si puissante, c’est bien parce qu’elle est contrainte d’y réfléchir et de s’ajuster sans cesse au monde changeant autour d’elle, avec elle comme pivot central, immuable.

« Mémé Ciredutemps rejetait avec fermeté la fiction. La vie était assez difficile comme ça sans avoir par dessus le marché des mensonges à trainer partout, susceptibles de changer la façon de penser des gens. »

Alors voilà. Masquarade était encore un excellent tome des Annales, comme de bien entendu dès qu’il s’agit des Soeurcières. Car si je pointe du doigt la profonde maladresse de Terry Pratchett au sujet de la grosseur d’Agnès pendant ce premier tiers, je suis désormais persuadé que ce n’était pas par pure facilité comique qu’il s’est livré à cette malheureuse litanie ayant terriblement vieilli. Je la regrette, et suis persuadé qu’avec son talent, il aurait sans aucun doute su faire passer le message d’une façon bien plus élégante, mais l’époque est sans doute à blâmer ; la créativité littéraire n’est pas une excuse pour ce qui aujourd’hui est simplement inacceptable.
Cependant, les deux autres tiers m’ont convaincu de ses excellentes intentions, faisant de ses protagonistes les vecteurs moraux de ses valeurs de bienveillance, et de ses antagonistes les représentants de ce qu’il dénonce. Si ce premier tiers était très maladroit, je demeure convaincu d’avoir trouvé dans la construction de ce roman la bonne interprétation à en tirer ; ne serait-ce que parce qu’elle est cohérente avec le reste des Annales du Disque-Monde.
Et si je mettrais volontiers cet aspect problématique en arrière-plan de ma lecture, le reste est comme souvent une leçon de world-building et de travail littéraire au long cours, jouant des subtilités et de détails incrémentiels donnant à l’ensemble de cette œuvre une cohérence unique, d’une puissance rare. Il y a là autant de rappels à des romans précédents que des signes avant-coureurs d’œuvres à venir, dressant ces ponts thématiques et narratifs qui ne cessent de m’émerveiller au fur et à mesure de mes relectures, en supplément d’un roman de grande qualité en lui-même. Comme d’habitude, mon seul regret sera de ne pas avoir pu caser toutes les merveilleuses citations rencontrées au fil de ma progression.
Comme mot de la fin, je vous laisse avec une citation de Mémé Ciredutemps qui encapsule à merveille ce volume comme sa façon de procéder, entre lucidité et brillance. Je crois qu’elle correspond aussi très bien à la démarche de son auteur. Quel heureuse coïncidence.

« J’ai pas la patience pour enseigner. Mais j’pourrais te laisser apprendre. »

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

12 comments on “Le Tour du Disque #18 – Masquarade

  1. Lullaby dit :

    Très intéressante, ton analyse !
    Il faudra que je me replonge dans Masquarade, je n’avais pas vu les choses sous cet angle… tu me donnes à réfléchir !

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  2. Symphonie dit :

    J’avais relu Masquarade il n’y a pas si longtemps, et je suis complètement d’accord avec toi sur cette analyse :3

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    1. Laird Fumble dit :

      Ah j’en suis ravi, j’avoue que bien qu’étant convaincu, j’étais pas non plus ultra confiant ; étant donné la délicatesse du sujet.

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      1. Symphonie dit :

        Pour moi le masque c’est THE thématique de ce tome : les masques que l’on met devant les autres, et les masques que l’on se met à nous-même.

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  3. Noob dit :

    Pas grand chose à ajouter sur Masquarade, un très bon roman des Sorcières. J’avais eu une lecture similaire des « blagues » sur le poids d’Agnès, mais en allant carrément plus loin : je trouvais que les « blagues » n’en étaient pas. Elles n’étaient jamais vraiment drôles, et finalement ne servaient qu’à mettre des chocs quand quelqu’un disait ouvertement ce que tout le monde pensait (le fameux « se rend-elle compte qu’elle est obèse ? »). C’est toujours un sujet délicat, car au final chacun a sa propre interprétation de ce qu’iel lit, et que lire le début du roman doit être difficile quand on est en surpoids, mais je n’ai jamais eu ce sentiment que Pratchett riait à travers ces remarques. Elles servent plus à construire l’image qu’Agnès a d’elle-même, et celle que le monde a d’elle en raison de ses biais (en lien avec la thématique des masques et de l’authenticité ; tout le monde a des biais dans le roman, et les images que les gens se font des autres sont souvent, sinon toujours, fausses…). Peut-être l’aurait-il écrit différemment, mais je pense qu’il aurait gardé le plan général : ces remarques régulières sont si importantes dans la construction du duo interne Agnès/Perdita, et dans l’établissement de la vision que le monde porte sur elle. D’ailleurs, comme tu l’as souligné, personne ne s’offusque autant du surpoids des personnages masculins dans ses livres au point de ne se focaliser que sur ça…
    Bref. Mes souvenirs sont sans doute un peu imprécis, et je ne veux pas effacer la critique, simplement rebondir en partageant ma propre expérience de lecture. =)

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    1. Noob dit :

      Après une nuit de sommeil, je veux juste très rapidement expliciter ce que j’avais voulu dire : parfois, les œuvres que l’on lit/voit/écoute vont nous rendre inconfortables. Elles peuvent recréer des sensations, des choses vécues difficiles. Je pense qu’il est malgré tout important de continuer à les écrire et à les montrer. Non par cruauté, car nique la cruauté, mais pour les voir en face. C’est ce qui fait la différence, pour moi, entre le traitement de la grossophobie dans l’œuvre de Pratchett (et notamment ici, dans Masquarade) et dans celle de Rowling (pour prendre un exemple que je connais bien). Là où Rowling utilise l’obésité comme source de moquerie pure et comme illustration d’un caractère négatif (même les personnages positifs gros, comme Slughorn, voient leur surpoids symboliser un grave défaut, comme l’avidité), Pratchett me semble utiliser les remarques non pour rire des gros, mais pour révéler le caractère horrible et injuste de ce traitement. Ici, on suit Agnès, on la voit souffrir de son apparence et de la façon dont les autres la voient, et on se projette en elle, ce qui fait que les remarques sur son poids sont violentes et peu amusantes (à la limite, on en rit jaune, de façon auto-insultante). En soi, la présence de la grossophobie (qu’elle soit intériorisée ou exprimée par les autres personnages) est malvenue, on la déteste, et on la trouve injuste et méprisable, ce qui me paraît être l’intention de Pratchett.
      Je ne sais pas si j’ai été très clair, mais c’est le sentiment que j’ai (et que je développe aussi par d’autres lectures pas faciles et qui me concernent plus). L’exécution est essentielle.
      (Et, bien entendu, c’est là que les trigger warnings sont importants : si l’on ne souhaite pas être confronté à certaines thématiques, on peut les éviter…)

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      1. Laird Fumble dit :

        Tu es très clair. =)
        Pensant à Tolkien qui disait qu’il ne fallait pas confondre l’allégorie et l’applicabilité je mettrais quelques réserves sur ta comparaison entre Pratchett et Rowling, mais je pense néanmoins qu’effectivement, Pratchett n’avait pas autre chose à cœur que de faire les choses avec le plus de bienveillance possible malgré quelques maladresses.

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      2. Noob dit :

        Tu me rassures. ;p Plus que de la bienveillance, je pense que Pratchett voulait souligner une injustice et l’hypocrisie qui l’entoure. Après, l’exécution fonctionne selon la lecteurice, d’où la nécessité de la lecture critique. :3
        (Je voulais aussi rebondir là-dessus vu qu’il y a eu, dans les faits, plusieurs auteurs et autrices attaquées pour avoir dépeint des choses négatives dans leurs livres, au-delà même de l’intention ou de l’exécution… comme si le simple fait de *représenter* quelque chose de négatif/oppressif était répréhensible en soi ! 😡 Je sais bien que ce n’est pas ton intention avec cette analyse, mais on gagne parfois à expliciter le discours. Mais ce n’était pas forcément le sujet haha. ^^)

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