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Fragment d’envie – 3

Le début est , la partie 2 . Et ici c’est la fin.

[…]

Je me retourne, lentement, en essayant de limiter le bruit de craquement provoqué par mes semelles sur le vieux parquet, par habitude : les monstres ont souvent l’ouïe plus fine que le reste. Bon instinct de ma part, puisque à la vue de ce qui s’approchait silencieusement de nous, j’ai toutes les réponses que je cherchais, ainsi qu’une bonne raison de flipper. Je retiens à grand peine un gémissement d’angoisse, mais je l’entends quand même résonner dans ma tête.
Les créatures sont deux, et encore une fois, elles ne correspondent pas à quoi que ce soit que je connaisse. Luisantes d’ectoplasme, bavant continuellement un ichor épais évoquant du sang à demi coagulé laissant une longue traînée derrière elles et à leurs pieds, je devine qu’elles sont les progénitures des assemblages monstrueux disséminés à chaque étage de l’hôtel. J’en conclus que les tuyaux de chair que j’ai repérés un peu partout leur servent à voyager là où leur présence est nécessaire. Et j’imagine que dès que ma présence dans le grenier à été signalée par leurs enchantements maîtres, leur assemblage a été ordonné.
C’est assez terrible de bosser dans le surnaturel et d’avoir le sens de l’humour. Parce que malgré la terreur qui s’empare de mes tripes, l’apparence de ces saloperies me donne instinctivement un nom à leur donner. Des knack-heads. Amusant mais évocateur, histoire de créer la distance nécessaire à leur gestion avec assez de sérénité. Ces bestioles ne sont guère plus qu’un assemblage hétérogène de chair, d’os et de sang, à l’image de leurs origines, tenues ensemble par une sorte de membrane translucide, que je perçois d’ici comme affreusement collante et solide.
De longs membres préhensiles, sans articulations, juste des muscles reconstitués, tendus à l’extrême, une collection d’yeux fatigués, de toutes les espèces existantes ou presque, placés d’une manière semblant aléatoire, et autant de cloaques dentus servant autant à percevoir leur environnement qu’à le sucer jusqu’à la mort. Des boudins géants anthropomorphes et probablement anthropophages. J’ai trop l’habitude de ce genre de créations pour avoir le moindre doute ou me laisser gamberger à leur sujet. Peut-être que je me trompe, mais la déduction me paraît évidente. Notre cher proprio mégalo avait la flemme de faire le boulot de récupération des victimes et de leurs cadavres lui-même, alors il a créé des serviteurs pour le faire à sa place. On se refait pas.
Une intrusion ? Hop, on signale ça à l’intelligence centrale, qui en fonction de la nature des visiteurs, attend leur mort de faim, de soif ou de fatigue pour envoyer les nettoyeurs. Je dois être d’une autre catégorie : arrivé trop loin trop vite, on craint que le secret soit éventé, alors on vise à accélérer un peu le processus, quitte à risquer quelques salissures. C’est quand même con que je n’ai pas repéré les accès d’arrivée de mes hôtes ; un enchantement de camouflage quelconque a dû m’échapper. C’est un peu la honte, mais étant donné que c’est le but, je ne peux pas trop me vexer. Et puis après tout, je ne savais quoi pas chercher, ça n’aide jamais non plus.
Mais pendant que je pense à tout ça en l’espace d’un temps bien plus rapide en pensée qu’en verbalisation complète, mes nouveaux copains ont continué d’avancer tranquillement vers moi, sans un bruit. Même pas une petite viscosité dégueu, rien du tout ; c’est du grand art, il faut bien le dire. De parfaits prédateurs, réduits à leur plus simple dimension utilitaire. Je suis partagé entre mon instinct de préservation, me hurlant de les faire cramer au plus vite, et mon instinct – plus discret – de scientifique de l’occulte, me suggérant timidement de les laisser un peu agir histoire de les étudier. Louloute est plus claire que moi quant à ce que son instinct lui dicte : elle grogne si intensément qu’elle ne se fait entendre qu’en infra-basse, un fait suffisamment rare pour me faire prendre ma décision immédiatement.
Une rapide passe des mains, et je conjure une modeste boule de feu entre mes doigts. Un coup de semonce, histoire de tâter le terrain sans prendre de trop gros risques de foutre le feu à l’immeuble entier au cas où. Mes deux cibles sont à parfaite équidistance de moi, donc le choix n’est pas évident. Allez, pouf-pouf, t’es plus près de la porte et donc de ma seule issue certaine de sortie, le barbecue est pour toi.
Je projette ma flamme vers la knack-head désignée par le sort – huhu – avec le maximum de force et d’intention, et j’espère.
WOOSH.
Le son satisfaisant du feu heurtant la chair maudite, comme un vague bruit de crépitement de chair, une faible odeur de viande cramée et… Rien. Comme je m’y attendais, la créature a encaissé le choc sans souci visible. La boule de feu s’est dissipée à son contact, ne laissant sur son thorax luisant qu’une légère trace noire. Seule conséquence pas trop décevante : leur progression s’est stoppée net ; sans doute le temps pour l’équivalent de leur algorithme magique de traiter l’information et d’agir en conséquence.
J’hésite. D’un côté, je pourrais juste augmenter la puissance, histoire de voir, même si je n’y crois pas trop ; sans compter le risque de simplement leur filer de l’énergie supplémentaire en cas d’enchantement d’absorption intégré à leur fonctionnement. De l’autre, je pourrais simplement changer de stratégie. Mon côté rigolo me souffle même qu’après tout, le meilleur outil contre une saucisse reste un couteau bien effilé.
Dire que j’ai laissé mon épée dans le coffre de la bagnole.
Mais voilà que mes hôtes s’animent à nouveau, avec une vigueur renouvelée. Ils se savent repérés, et fort logiquement, ils accélèrent. Bien bien bien. Quoiqu’il arrive, ne pas se laisser toucher : leur peau et leurs bouches multiples ne me disent rien qui vaillent. Et surtout, surtout : ne pas paniquer.
Ce qui est un peu compliqué à faire quand on se rend compte que je n’ai pas vraiment d’échappatoire possible ; du moins aucun de simple à atteindre. La trappe derrière moi n’est pas sécurisée et la porte du grenier est gardée. Il va falloir combattre. J’aime ça, mais j’aime pas ça. J’aime surtout pas ça quand je connais mal l’ennemi.
Alors que je conjure un petit enchantement d’endurance histoire de voir venir, je sens Sun Tzu qui me juge avec la distance des millénaires.
À peine esquissé, à peine lancé, sentant l’oxygène affluer dans mon sang et gorger mes muscles d’une énergie salvatrice, je me lance – littéralement – dans une roulade acrobatique, pile entre mes deux assaillants, histoire de me ménager un peu plus d’espace pour la bagarre et éviter de me retrouver acculé. Je m’efforce aussi de viser une zone du parquet encore épargnée par les bavures des créatures, histoire de prendre un minimum de risques de glissade ou d’infection : il faut penser à plein de choses, dans ce métier.
Habituée à ce genre de manœuvre acrobatique, Louloute se glisse contre ma poitrine pour éviter un choc malencontreux et sort juste la tête du col de ma veste quand je me relève brusquement pour me retourner et faire face aux deux knack-heads et analyser leur réaction en même temps que moi.
Le constat est rassurant : ces bestioles sont lentes à réagir. Elles pivotent doucement vers moi, mais leurs yeux et leurs cloaques immondes s’agitent fiévreusement pour essayer de déterminer exactement où je suis rendu. Pas des prédateurs, mais plutôt des équarrisseurs, en fin de compte. Bon pour moi, ça ; ça me laisse une marge de manœuvre considérablement plus confortable.
Mais il ne faut pas que je fasse l’abruti pour autant.
Je recule doucement, en faisant très gaffe où je mets les pieds, tout en réajustant machinalement mon masque sur mon nez. Je ne sais pas quelles genres de spores ou de miasmes l’ichor grumeleux étalé au sol pourrait répandre ou faire à mes pompes. Respirer doucement, rester calme, se concentrer. Ne surtout pas faire le con.
Je ne vois rien ici qui pourrait faire office d’arme contondante ou tranchante satisfaisante face au deux saloperies qui me font de nouveau face et commencent à s’approcher de nouveau de moi. Je pourrais bien utiliser mon encensoir, mais c’est que c’est fragile, un truc comme ça, et non seulement c’est galère à trouver, mais en plus ça coûte une blinde à enchanter correctement. Donc hors de question.
Si je n’étais pas d’un naturel optimiste, je pourrais songer à paniquer, à vrai dire, puisque la fuite n’est pas vraiment une option. Je me dis que je pourrais bien casser un des fûts en verre pour me faire d’un éclat une dague de fortune ; mais la probabilité que leurs résidents soient encore en vie m’en dissuade, sans parler des risques de blessure.
Je songe brièvement à me conjurer une sorte de pic, ou une lame de glace, même d’une qualité médiocre, mais ça me coûterait beaucoup trop d’énergie. C’est pas pour rien qu’on revient toujours sur le feu ; c’est pratique, dévastateur, et pas trop coûteux en ressources.
Je me mordille les lèvres nerveusement ; je suis complètement démuni, et je déteste ça.
Réfléchis, couillon, réfléchis ! Regarde autour de toi, il y a forcément une solut…
Ah mais ouiiiiiiii !
C’est pas la panacée, mais ça me fera gagner largement assez de temps. Tranquillisé par la certitude d’avoir résolu mon énigme, je fouille calmement dans mon sac tout en reculant devant la lente avancée de mes futures victimes. Toujours dans l’optique d’être paré à tout, j’en sors une paire de gants en latex épais que j’enfile promptement. Pas le temps de faire claquer l’élastique avec un air vicieux, mais l’intention y est : je me penche et plonge le bout de mon petit doigt protégé dans le produit généreusement fourni par les knack-heads, histoire de vérifier qu’il n’est pas acide.
On est bon, a priori.
On y met plus généreusement la main, histoire d’en avoir une bonne quantité, maintenant, on fait abstraction de la texture absolument immonde évoquant un risotto à demi digéré, on retient un haut-le-cœur et c’est parti !
Et comme un gosse, je me mets à courir en rond autour des knack-heads, trop content de ma solution pour seulement penser à m’inquiéter des risques que je prends à autant m’approcher d’eux. Je sens Louloute littéralement vibrer d’angoisse contre ma nuque, et je dois me retenir de la papouiller avec ma main souillée, me contentant de petits bruits de bouche réservés aux bestioles mignonnes dans son genre pour tenter de la rassurer.
Et puisque je suis un pro, tel un chien de berger pour créature abjecte, à force d’allers et retours et de feintes tranquilles, je finis de tracer mon cercle de contention autour de mes infortunés adversaires, avec leur propre fluide, quelle ironie ! Des fois, je suis vraiment trop fort. Et humble, en plus, parce que je sais pertinemment qu’au moment de rapporter mon exploit aux autorités compétentes, j’en ferai même pas trop. Je n’insisterai même pas sur le génie dont j’ai fait preuve en incorporant une deuxième épaisseur interne dans le cercle pour éviter que l’ichor baveux généré par les knack-heads risque d’effacer les runes actives en débordant dessus.
Toujours est-il que les voilà maintenant piégées, les pauvres. Réduites à tourner en rond pour tenter de s’échapper, en vain. Voyez les enfants, on est pas toujours obligé de la jouer comme un bourrin, on peut réfléchir, aussi. Mais voilà, j’ai maintenant tout le temps du monde pour explorer mon petit couloir caché et voir si je peux m’échapper de cet endroit maudit. Moi je dis qu’à ce stade, j’ai fait mon boulot : le BIC pourra gérer le nettoyage.
Après tout, j’ai été engagé pour un exorcisme, moi, pas pour un désenvoûtement global d’une usine à ectoplasme : fallait bien identifier la menace exacte au départ. En brisant l’illusion, techniquement, j’ai effectivement débarrassé l’hôtel de ses fantômes. Et oui. Ça t’apprendra à faire de la sous-traitance et des contrats-type, Rico.
Par précaution, quand même, je remonte la piste baveuse de mes prisonniers, et je trace deux autres cercles de contention à ce que je crois être la sortie des tubes de transport créant les knack-heads, ne pouvant m’empêcher de siffler d’admiration devant le niveau d’architecture magique déployé par notre gros vilain venu des temps anciens. L’intention était mauvaise, mais vraiment, quel brio dans l’exécution.
Allez, tirons-nous d’ici. Je retire mes gants, les retourne et les range en boule dans un sachet zip prévu à cet effet dans mon sac pour analyse ultérieure ; on sait jamais quel type de potion ou de produit pratique on peut se fabriquer avec des fluides pareils. Les mains enfin libres et à peu près propres, je glisse une papouille à Louloute qui me ronfle tranquillement dans le cou, et j’emprunte enfin le couloir caché qui devrait me mener vers la liberté et une validation de contrat.
Je suis submergé par ce sentiment étrange qui m’accompagne à chaque fois qu’une mission se termine sans trop d’anicroche, un soulagement mêlé d’une forme sournoise de déception ; comme si mon esprit refusait l’idée que je puisse réussir sans souffrir. Comme si c’était trop beau pour être vrai. Une petite voix au fond de moi me suggère que c’est d’ailleurs le cas et que je ne dois pas me reposer sur mes lauriers.
Mais en dépit de mon expérience m’indiquant qu’il vaut mieux effectivement toujours rester sur ses gardes, l’atmosphère me semble depuis quelques minutes libérée de la tension qui l’habitait subtilement jusque là. Des fois, il faut juste accepter que le boulot et fait, et qu’il va juste falloir attendre la prochaine mission avec patience et sagesse.
Je parcoure tranquillement le tunnel habilement caché dans les combles de l’immeuble, anticipant ses moindres pièges restants et ses méandres avec la délectation du maître d’échecs face à l’élève opiniâtre mais manquant encore des ressources pour réellement le surprendre.
Même quand je sors enfin de cette dernière épreuve, si relative fut-elle, couvert de poussière et de restes de toiles d’araignées, les doigts et le visage couverts de suie et d’humeurs diverses, ruinant au passage le tapis et le plancher de la famille habitant le logement dans lequel je débarque depuis un passage secret dissimulé derrière une cheminée condamnée depuis des lustres, je n’arrive même pas à complètement savourer l’instant.
Trop peu trop tard, quelque part, l’essentiel de l’aventure est déjà derrière moi, à ce moment-là. Je m’excuse aussi aimablement que possible, évidemment, je me confonds en sincères excuses, je donne ma carte – et celle de Rico, faut pas déconner – j’explique clairement la situation, et puis je débarrasse le plancher, parce que j’aime vraiment pas m’imposer.
Je me rends compte en descendant les escaliers sous les invectives compréhensibles d’un pauvre couple un peu paniqué que je suis très fatigué, subitement. Finie, l’adrénaline, la partie fun du boulot est terminée. Maintenant, ça va être paperasse et coups de fil pénibles, parfois les deux en même temps. Sans doute que quelques frais vont même m’être imputés ; qu’une partie de ma rémunération va être conditionnée à des coups de main à fournir pour nettoyer complètement l’immeuble…
Chienne de vie.
Je me console en prenant une grosse goulée d’air frais en sortant dans la rue, le contact vivifiant de l’ectoplasme poilu de Louloute contre ma joue, qui m’imite autant par mimétisme que par empathie pure. Maintenant que je suis hors de la zone contaminée, je peux sortir mon portable enchanté – y a pas de petites économies – et appeler mon intermédiaire de garde au BIC, lui expliquer la situation, avant de devoir la réexpliquer à d’autres, puis encore à d’autres. Avant de devoir me justifier devant Rico, sans doute, à un autre moment encore.
Mais je souris pendant que la liaison se fait, parce que je me dis que ça, ce sera pour plus tard.
Pour l’instant, j’ai la satisfaction du travail accompli. Ça vaut bien quelques désagréments.

Fin

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