
Let It Through – Grieves
Quand un auteur d’une maison d’édition dont j’ai jusque là seulement entendu parler mais pas encore découverte me contacte pour me proposer un SP, je n’ai pas à réfléchir longtemps avant de dire oui. Tenter des trucs. Toujours tenter des trucs. La réputation de Flatland est maigre à mes oreilles, mais elle me semble être bonne en général, et de toute façon, à bouquin offert, on ne regarde pas les pages. Enfin si, mais seulement une fois qu’on l’a reçu et qu’on est motivé à le lire. On se comprends j’espère.
Mais bref. Comme toujours, aucune préparation de ma part, la découverte totalement vierge : le texte et rien que le texte. En dehors, pour une fois, d’un tout petit spoil offert par l’auteur lui-même, trop content de me dévoiler une part du jeu littéraire auquel il s’est livré avec son Conte des cinq sens ; qui n’a strictement rien gâché, au contraire.
Et au final, un premier ouvrage prometteur, certes marqué par quelques scories logiques pour un premier travail publié, mais surtout un objet littéraire agréable à parcourir et à explorer dans toutes ses nombreuses facettes.
Ce que nous propose Emmanuel Brière Le Moan avec cet ouvrage, c’est une structure dont je suis particulièrement friand, celle du fix-up. Un ensemble de nouvelles liées par des thèmes ou des éléments narratifs communs constituant un ensemble cohérent racontant une histoire supplémentaire par effet de synergie. Et si j’insiste un peu en vous livrant cette définition quelque peu superfétatoire, c’est parce que l’auteur du jour s’y attache à mes yeux de façon très précise, volontairement ou non. Par son découpage en chapitres disposés à rebours, commençant par le sixième pour avancer vers le premier, ordonnant ses petites histoires dans la grande de façon dé-chronologique, si j’ose dire, il nous vend très vite la mèche, à dessein ; il nous invite à être attentif·ve·s aux éléments qu’il dissémine au fil de son ouvrage, afin de faire sens de l’ensemble plutôt que de chaque élément séparé.
Et si j’aime beaucoup ce concept structurel, d’autant plus qu’il me semble bien fonctionner, j’évoquais plus tôt quelques scories, que je dois dois préciser ici. Il est heureux que l’auteur découpe ses histoires gigognes en chapitres plutôt qu’en nouvelles indépendantes dont le sens devrait être extrait à posteriori, parce que je dois bien admettre qu’individuellement, elles pêchent un peu, notamment au niveau de leurs conclusions respectives. Si on sent bien le soin amené au liant thématique et narratif entre chaque histoire pour créer un ensemble plus grand que la somme de ses parties, lesdites parties en souffrent quelque peu en conséquence. De là, je dois personnellement déplorer un relatif manque de profondeur ponctuel dans les traitements de certaines idées centrales à ces récits, une ambiance parfois un peu superficielle ou reposant sur des concepts un peu éculés ou faibles si traités sans la densité nécessaire. Ce qui amène notamment, je trouve, à des chutes systématiquement molles ou trop explicatives, gâchant un peu les efforts consentis auparavant.
C’est d’autant plus dommage que l’idée de consacrer à chaque chapitre une époque, un sens et une variation de genre littéraire différent·e·s pour accentuer cette idée de synthèse générale est extrêmement séduisante et donne à l’ensemble un supplément d’âme, de passion et de plaisir extrêmement communicatif. Si mon esprit analytique n’a pas pu s’empêcher de constater avec une certaine frustration ce sentiment de calage/redémarrage au fil des nouvelles, mon esprit émotionnel – aussi faible puisse-t-il être en comparaison – s’est absolument régalé de l’évident enthousiasme de l’auteur pour son propre travail, prenant clairement plaisir à déployer avec ambition son concept tout le long de son ouvrage. Ça compte d’autant plus qu’en dépit de l’ambition conceptuelle et structurelle de l’ensemble, je n’y ai senti aucune prétention ou orgueil mal placé ; au contraire, je pense même que les quelques insuffisances que je trouve aux nouvelles prises seules sont un témoin positif de l’humilité de l’auteur. En effet, si mon expérience personnelle et mon jugement sur cette question peuvent avoir la moindre valeur, je crois que les écrivain·e·s les plus mégalos ont tendance à en faire trop plutôt que pas assez ; et si je déplore effectivement le manque de densité et de volume dans certains aspects du travail de Emmanuel Brière Le Moan dans cet ouvrage, je préfère complètement ça à l’inverse. Il me semble que dans la majorité des cas, il vaut mieux en faire pas assez que trop, parce que le manque laisse de la place à l’imagination et au doute fécond, là où le trop-plein entraîne l’indigestion et l’ennui, pêché capital de l’Art, et de la littérature en particulier.
C’est d’autant plus vrai ici, que mes reproches sont je pense assez négligeables en regard de l’ambition affichée de l’auteur. Qu’importe, d’une certaine manière, que les nouvelles puissent être individuellement un peu affaiblies par leurs conclusions ou leur manque de densité ; elles sont renforcées par leurs relations les unes envers les autres. Et là, c’est une vraie réussite à mes yeux, parce qu’une fois arrivé au bout, j’avais presque envie de recommencer pour pouvoir mieux appréhender l’ensemble. Ce qui, vous me l’accorderez, n’est jamais un mauvais signe.
En bref, un premier roman perfectible, certes, mais assez rafraichissant par ses ambitions et son concept central extrêmement plaisant. Je serais curieux et probablement enthousiaste de voir ce que pourrait donner les envies créatrices de son auteur avec un peu plus d’expérience et de maîtrise.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

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