
HOW 2 GET AWAY WITH MURDER – South Arcade (extrait de l’EP 2005)
Il y a des bouquins dont vous entendez parler qui vous accrochent avec un rien.
Il y a des bouquins qui vous font vous demander en les refermant : « mais comment je n’ai pas entendu parler de ce livre plus tôt ?! et/ou « mais comment ce roman n’est pas plus connu, c’est quoi ce scandale ?! ».
On va faire court en intro aujourd’hui : Sbires est de ces bouquins là, et je pense que ce n’est pas normal.
Alors je vais essayer de faire en sorte que Sbires soit plus connu. Parce que Sbires est un ouvrage formidable.
Et ça commence ici.
Anna Tromedlov bosse en intérim. Elle enchaîne les petits boulots de collecte et de traitement de données auprès de vilains sans envergure. Mais elle bosse bien et finit par se faire repérer par un vilain d’importance un peu plus conséquente. Qui lui confie une mission de terrain durant laquelle Anna se fait grièvement blesser par Supercollisioneur, le plus grand héros du monde. Soudainement éprise de vengeance et de justice, elle profite de sa convalescence pour chiffrer l’ampleur des dégâts causés par l’indolence criminelle de son ennemi désormais juré ; et ce qu’elle découvre pourrait bien causer sa perte.
Vous l’aurez compris, le joyeux monde de Sbires va chercher son inspiration dans l’univers des comics de super-héros. Ce qui pourrait être cool en soi étant donné que cet univers manque quand même pas mal d’itérations purement romanesques, dominé par son expression bédéistique. Et c’est cool, d’ailleurs, vraiment. Mais vous me connaissez un peu, à force, et ce qui m’intéresse le plus souvent c’est pas tant la diégèse ou médium iels-mêmes que l’angle d’attaque choisi ; pas tant ce dont on parle de comment on en parle.
Et si j’avais été initialement et puissamment séduit par l’idée d’une protagoniste ambivalente combattant les super-héros à coup de tableurs Excel, je restais circonspect à l’idée que Natalie Zina Walschots risquait de tomber dans le piège un peu trop facile de ce genre de démarche : donner le beau rôle aux méchants pour le principe d’être edgy plus qu’autre chose. J’avoue que les histoires consistant à expliquer que les méchants ne sont que des gentils qui se sont trompés de chemin, qui ont raison sur le fonds mais qui se plantent sur la forme, trop aveuglés par leurs obsessions ou leur pureté, ça me fatigue autant que ça m’agresse, intellectuellement parlant. Et ça donne trop souvent des mauvaises histoires, tout simplement, des resucées tièdes de tropes épuisés se contentant maladroitement de recycler un statu quo dont tout le monde a plus ou moins marre, même en ne politisant pas sa pensée ou ne cherchant pas à verbaliser les racines du malaise.
Bon eh bah c’est pas du tout ce que fait l’autrice, ici. Si effectivement notre anti-héroïne est initialement consumée par un bouillonnant désir de vengeance, on passe très vite à autre chose. Le cœur de ce roman, ce n’est pas seulement l’espiègle déconstruction du monde super-héroïque par l’exposition de son reflet inversé au travers de celui des super vilains ; c’est avant tout un exposé féroce et brillant sur l’idée que quelque chose ne va pas.
Parce que oui, évidemment, comme toujours, il y a plusieurs niveaux de lectures là-dedans.
Le premier, et quelque part le plus réjouissant, c’est tout simplement l’histoire d’Anna, adorable personnage tout en nuances et en rugosités psychologiques, qui n’est pas sans m’évoquer – et c’est aussi logique que gratifiant – l’héroïne de Les enfants sont calmes : quelqu’un de merveilleusement basique, fondamentalement, avec ses qualités et ses défauts. Qui se livre à nous au travers des pages, sans fausse pudeur ni mauvaise foi, favorisant une empathie monstre, et ce même lorsque certaines prises de décisions sont complexes et induisent des conséquences pas évidentes à lire. Avec Anna, on rit, on pleure, on grince des dents, et on ne s’ennuie jamais ; Anna c’est une bonne pote avec qui on a envie de tout partager, les mauvais comme les bons moments, à qui on souhaite le meilleur quand bien même des fois elle nous fait secouer la tête avec dépit et un brin de jugement. Voilà, de base, puisqu’en plus d’elle, on voit orbiter autour d’Anna un paquet de personnages secondaires fort sympathiques soutenus par des dialogues aux petits oignons, Sbires est surtout une bonne histoire humaine.
Ce qui, incidemment, vient nourrir avec force le deuxième niveau de lecture de ce roman, évidemment celui que je trouve le plus important, quand bien même le premier est extrêmement réjouissant en lui-même ; et ce deuxième niveau de lecture, vous l’aurez sans doute deviné, est éminemment politique. Et ça nous ramène ici à la question de la perspective dont je parlais plus tôt. Il n’est pas anodin, évidemment, le fait de placer l’action d’un tel roman dans un monde super-héroïque pour y isoler le point de vue d’une sbire. Natalie Zina Walschots, ici, en nous présentant toute sa diégèse au travers du prisme d’une prolo de bas-étage, dans un monde où les gens dotés ne représentent rien de moi qu’une forme d’oligarchie, ne laisse rien au hasard.
Et bon sang que c’est bien fait. Parce qu’alors, toutes les actions et les pensées ambivalentes de notre héroïne prennent une toute autre dimension : même son désir de vengeance – pourtant un motif narratif que j’ai appris à détester au fil des années – gagne une valeur cathartique et symbolique assez extraordinaires. Avec l’effet de cadrage choisie par l’autrice, toute la trajectoire de ses personnages s’inscrivent dans un contexte, dans un système ; leurs rages combinées et leurs dynamiques interpersonnelles dépassent leurs querelles et leurs ambitions individuelles, elles représentent quelque chose.
Et ce qu’elles représentent, c’est à quel point on s’est tellement habitué à un modèle manichéen de notre existence, qu’on en a parfois régulièrement oublié de questionner les aspects les plus basiques de ce système de représentation ; on en est venu à considérer comme normales – voire souhaitables – des choses qui en dehors de ce contexte, ne pourraient pas être acceptables une seule seconde (insérez ici une image de grenouille prenant un bain chaud). Et ce que je trouve particulièrement balaise ici, et assez réjouissant, c’est le côté épiphanique de cette réalisation, au travers d’une narration à la fois terriblement meta et extrêmement prosaïque. Natalie Zina Walschots, ici, interroge autant le modèle super-héroïque qui s’est développé dans les comics (et les films) que les racines politico-culturelles qui ont amené à l’hégémonie de ce modèle narratif. Tout en écrivant un roman très rigolo et référencé sur les super-héros et les super vilains avec un amour évident pour sa matière première, sans jamais prendre une quelconque distance qui pourrait sembler méprisante, au contraire. Ce roman est formidable parce qu’il parvient à raconter deux-histoires-en-une sans jamais se prendre les pieds dans le tapis, en ouvrant des perspectives réjouissantes dans un horizon qui peut parfois paraître un peu bouché.
Bref, c’est prolo, c’est queer, c’est joyeux, c’est mordant, c’est politiquement chargé sans jamais oublier d’être diablement rythmé, ça se lit tout seul : ça fait beaucoup trop bien par où ça passe pour que je n’en fasse pas désormais une promo éhontée. Un petit miracle d’efficacité et d’espièglerie malicieuse, Sbires parvient à ramener le rêve super-héroïque au niveau du sol en lui injectant une perspective collectiviste, pragmatique et contemporaine qu’il avait un peu trop oublié à mes yeux ces derniers temps sans que je m’en rende compte ; ce roman a fait office de piqure de rappel, mais sans vraie piqure.
Un peu pareil que dans Au coeur des méchas, mais en plus long.
Trop bien, quoi.
Que dire de plus. Lisez le ? Allez, pour me faire plaisir.
(Ah ouais et du coup, grand merci au Diable Vauvert pour le SP ! Super de bosser avec vous.)
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
