
Pour une fois, je n’ai pas choisi ce numéro au hasard ou au gré de noms connus au sommaire.
Voyez vous, quand j’ai commencé à lire et chroniquer mes Fiction, j’avais la flemme de m’attaquer aux sections critiques de mes numéros. Alors mes premières recensions ne se sont consacrées qu’aux textes fictifs ; et assez vite, je me suis rendu compte que c’était une erreur de ma part. Du coup, de temps en temps, je reprends ces numéros déjà chroniqués, et j’en parcours les sections critiques pour compléter mes articles passés, histoire de faire les choses bien. Et en complétant ma chronique du n°209 il y a quelques jours, je me suis rendu compte qu’il contenait une réponse d’un membre de la rédaction à un courrier des lecteurs du présent n°205, que je n’avais pas lu. Mais ayant ce numéro 205 sous la main, je me suis dit que l’occasion était trop belle pour ne pas continuer à tisser des hyperliens entre mes chroniques. Sans parler de glisser un Fiction dans mon programme de lecture. J’aime trop l’exercice, je l’avoue.
Donc nous voilà. En plus c’est super, y a pas un seul nom que j’ai déjà lu au sommaire. Formidable.
Lumière des jours enfuis, Bob Shaw
On commence très bien ce numéro, avec un petit texte bien ramassé, mêlant d’un côté le concept du « verre lent », un matériau capable de ralentir le passage de la lumière lors de sa traversée, et permettant donc de saisir des scènes sur le long terme, et de l’autre la crise d’un couple vu par les yeux du mari, aigre et pathétique. On passera sur le ton parfois un peu misogyne des paroles dudit mari, que je préfère mettre sur le compte de sa tristesse vis-à-vis de la perte de son amour et de son couple, et qui, en vrai, contribue d’une certaine manière à l’organicité de ses pensées. Difficile d’en dire plus sans vraiment aller trop loin, mais les images convoquées par l’auteur, bien qu’absolument déprimantes, ne manquent certainement pas de poésie ou d’efficacité. J’ai beaucoup aimé ; c’était assez beau, d’une manière détournée.
L’homoncule de flamme, Frank Belknap Long
L’introduction de ce texte le présente comme un exemple frappant de la littérature SF des débuts, qu’il faut bien lire en prenant soin d’y préparer sa perception. Effectivement, c’est terriblement daté. Pour une joyeuse fois, pas tant parce que ce serait sexiste ou raciste, mais juste parce qu’en effet, on sent bien dans ce récit un enthousiasme naïf, extrêmement superficiel. Basiquement, cette nouvelle n’est qu’une péripétie. Pas une mauvaise, d’ailleurs ; l’idée d’un envahisseur microscopique découvert par un scientifique malheureux capable de destructions par radioactivité interposée, sans me préoccuper de sa véracité technique, j’aime bien. Mais voilà, ça manque quand même de profondeur et d’ambition, cette histoire ; ça se termine avant même de réellement commencer, et c’est un peu foutraque, dans les éléments constitutifs comme dans leurs exécutions. On se retrouve dans un texte de SF écrit avec des tons de fantastique, on sent que ça manque de maîtrise. Sympathique, mais pas renversant du tout, disons.
Quand le diable y serait…, Clark Ashton Smith
J’ai lâché un soupir à la conclusion. Je n’arrive pas à juger si ce texte se veut humoristique ou se prend affreusement au sérieux du début à la fin, mais dans les deux cas, je crains qu’il n’ai pas su réellement faire un choix. Cette histoire de psychiatre qui prétend à diagnostiquer Dieu et lui prête une schizophrénie avec dissociation de la personnalité, comptant donc invoquer sa mauvaise partie spirituelle incarnée dans le Diable et le guérir avec un électrochoc… Ça fait quand même beaucoup d’un coup, surtout en précipitant autant d’éléments dès l’introduction du texte, sans perdre une seule seconde jusqu’à sa conclusion. Je ne dis pas qu’il n’y a pas un concept qui se cache quelque part là-dedans, mais un tel délire littéraire nécessite sans nul doute bien plus de soin et d’ampleur que ce que Clark Ashton Smith tente ici.
Je note quand même que la figure du « génie isolé » semblait être un vecteur privilégié des auteurs des débuts pour faire naître leurs idées, bien loin des univers complets auxquels on aura droit plus tard. C’est sans doute une conclusion hâtive et lacunaire de ma part, mais je vais essayer d’être attentif à la question à l’avenir. Je me dis que le fantastique ayant fait office de terrain d’entraînement pour pas mal d’écrivains de SF, la question de l’invasion du quotidien par un concept science-fictif faisant office de spectre technologique, opérant progressivement la transition conceptuelle, ne serait pas complètement déconnant. Toujours ça de pris avec ce texte, j’ai eu quelque chose qui ressemble à une idée.
La main sur l’épaule, Sandro Sandrelli
Euh… Je crois que j’ai compris in extremis la chute, mais uniquement parce que je l’ai relue deux fois pour être sûr. Beaucoup de remplissage verbeux aux prétentions stylistiques et profondes qui ne raconte pas grand chose au prétexte d’installer les conditions de la conclusion, qui, franchement ne marche pas des masses à mes yeux. Le genre de texte dont je ne comprends juste pas les ambitions, et donc l’intérêt. Une tentative de réflexion sur la nature et les implications de la mort face à une vie bien remplie ?.. *Haussement d’épaules impuissant*
La bibliothèque, François Richaudeau
Meh. Y a une idée, clairement ; cette bibliothèque secrète renfermant tous les secrets de l’humanité, planquée au milieu de nulle part, accessible uniquement selon des circonstances précises et avec pas mal de chance, ça peut être assez sexy. Le problème ici, c’est que même si le placement moral de l’histoire racontée par l’auteur ne souffre pas de la moindre possibilité d’être interprétée de travers ; il demeure que j’ai toujours ce biais négatif envers les narrateurs malfaisants. Surtout quand ils prennent trois plombes à en venir au fait et qu’ils souffrent de biais directement imputables à leurs auteurs. Le truc, c’est que même sans l’intro éditoriale de la revue me précisant que François Richaudeau est ingénieur de formation, nul doute que sa manière d’écrire, extrêmement procédurière et aride, technique, m’aurait fait m’en douter. Du coup on a un protagoniste puant d’arrogance, de suffisance et d’une totale absence de recul sur lui-même, qui pérore, pontifie et en fait des caisses sur des sujets où il a clairement tort : ça ne donne pas envie de le suivre, et ça rend absolument évidente la chute ; qui est elle-même un peu gâchée à mes yeux de pinailleur par un mauvais changement de perspective qui fait office d’aveu de faiblesse littéraire. Du coup, c’est beaucoup trop long pour ce que c’est, et ça rate assez largement la cible, à mes yeux. Dommage.
Les yeux de Phorkos, L.E. Jones
Très long texte, pour conclure cette partie textes de fiction. Et je suis mitigé. D’un côté, c’est beaucoup trop long, exhaustif et technique, cherchant à tout expliquer, tout exploiter, tout dire de cette histoire. Mais c’est peut-être un peu ce qui lui donne du charme, sinon de la personnalité. Parce qu’en allongeant l’introduction pour nous expliquer par le menu qui est notre protagoniste/antagoniste, ce mec minable mais aux motivations complexes, ce qu’il vient faire sur une île grecque, pourquoi il veut y faire des fouilles, et pourquoi quand il trouve ses reliques magiques bien spéciales totalement inattendues, ça part très vite en vrille ; ça amène une sorte de profondeur et une touche d’ironie dramatique à l’ensemble. Il y a un côté très pragmatique, matérialiste et lucide qui vient contrebalancer le côté too much d’une intrigue qui, fondamentalement, ne raconte pas grand chose de plus que la spirale infernale d’un type qui aurait pu être une légende s’il n’était pas juste un salopard aigri prenant sa souffrance comme une excuse pour traiter le reste du monde comme de la merde.
On a là un personnage pas inintéressant, juste trop négatif pour être attachant, mais dont on guette la chute, pris dans une dynamique narrative plutôt sympa, avec de vraies idées et un concept central assez rigolo, mais c’est juste empoissé par un récit qui fait facilement ses 30% de volume de trop à mes yeux, donnant régulièrement envie de lire en diagonale en espérant que ça avance un peu plus énergiquement. Je pense que c’est le genre de texte dans lequel je projetterais plus du potentiel et de l’attente curieuse qu’un réel enthousiasme. C’est pas mauvais, mais y a quand même moyen de faire bien mieux avec les mêmes ingrédients.
Et on passe maintenant à la partie non-fiction de ce Fiction, comme il est désormais de coutume. Première étape : la revue des films.
Et d’entrée de jeu, ça promet, avec un article titré Le retour de Roger Corman, signé Alain Garsault. Il est question de trois films du producteur sortis en peu de temps dans le circuit français : Un baquet de sang, La petite boutique des horreurs, et La malédiction d’Arkham. Au delà des chroniques relativement lacunaires mais efficaces des deux premiers films, ce qui me frappe surtout ici c’est l’intermetatextualité des propos de Garsault, qui cite des chroniques de ces mêmes films déjà parues dans des numéros précédents de Fiction, une en particulier datant même de plus de 70 numéros en arrière. J’aime beaucoup apprendre le côté cyclique et répétitif de la revue, laissant la place à la maturation de la pensée ou plus simplement à des points de vue différents, qu’ils soient complémentaires ou contradictoires. C’est sympa de me dire qu’en fouillant assez, je pourrais avoir les perspectives de Garsault, Tavernier et d’autres encore sur les mêmes métrages.
Mais encore une fois, concernant Corman, l’important c’est bien de noter que son légendaire sens de l’économie de moyens et de temps semble capable de pondre des films aussi intéressants qu’amusant à décortiquer. Ces trois films me donnent envie, et Alain Garsault a bien su enrober ses propos purement cinématographiques avec des éléments annexes passionnants, sans jamais trop en dire.
Et on le retrouve immédiatement pour parler d’Une messe pour Dracula, de Peter Sasdy.
Alors qu’on a eu le Nosferatu d’Eggers en début d’année et qu’on nous inflige le Dracula de Besson cet été, je trouve très à propos de lire Alain Garsault nous parler des « vies et morts de Dracula » constituant un cycle infini, une « série toujours inachevée ». Plus les choses changent, et plus elles restent les mêmes, décidemment.
C’est d’autant plus rigolo que ce film ci est une suite directe de Dracula et les femmes (quel titre !) chroniqué dans le Fiction n°191, à la fin duquel – SPOILER ! – Dracula mourrait. Mais évidemment, résurrection gore par artifices ésotériques interposés, et on repart pour un tour. C’est pratique, pour ça, les vampires. Bon, le film a pas l’air ouf ; mais Alain Garsault pose de bonnes questions quant à la fonction de faire-valoir du nom et du costume de « Dracula », perdant en capacité poétique et en puissance évocatrice à chaque nouvelle occurrence de ses « aventures », de plus en plus fréquentes. 50 ans plus tard, force est de constater que le motif vampirique, quand évoquée au travers de sa figure de proue, n’est pas toujours le plus à son avantage, ou le plus créatif. Il y a une idée à creuser, ici, sans doute.
Gros numéro pour Alain Garsault, décidemment, puisque on le retrouve encore pour nous parler de La rose écorchée de Claude Mulot. Un film raté parce que trop dispersé, mais fort de quelques propositions formelles intéressantes. Je serais au moins curieux de voir le début, pour voir si je suis d’accord avec le critique.
Et enfin, pour finir, toujours le même chroniqueur, pour nous parler de Les envahisseurs attaquent, de Ishiro Honda.
Et c’est un film de Kaijus, ce qui suffit à en dire l’essentiel, je pense. C’est rigolo, on sent bien que Garsault n’y connait pas grand chose, faute d’un intérêt particulier, mais qu’il capte le côté mythologique et l’aspect « univers partagé » moteur de sa création. On le sent partagé entre un désintérêt poli et une petite curiosité sous-jacente poussée par son simple goût de la théorie, dont il ne sait que trop faire.
C’est maintenant le tour de Jean-Pierre Andrevon de nous parler de la télé, avec la retransmission du film La Terre tremblera, réalisé par un certain Richard Pottier en 1939. Et donc, puisque on est quand même dans une revue qui y est consacrée : de la SF. Et un bon film, nous annonce directement notre chroniqueur ! Incroyable. Qui a été complètement oublié par la critique, spécialisée ou non. Ce qui est plus croyable.
Et c’est marrant, avec les lectures de L’homoncule de flamme et de Quand le diable y serait…, plus tôt dans le numéro, je me faisais subitement la réflexion que la SF des débuts adorait la figure de l’inventeur isolé, du scientifique génial proposant une innovation au monde, complètement prétexte au récit de l’écrivain nous le livrant ; que c’est bien plus tard qu’on a commencé à imaginer des mondes entiers conséquents de ces innovations, s’intéressant plus avant à leurs conséquences à long terme, et pas au cours d’une longue péripétie. Et mon copain Andrevon dit exactement la même ici, quoique en le verbalisant bien mieux que moi, et avec plus de précision. Mais voilà, les petits hasards de la vie, c’est rigolo.
Réflexions théoriques à part, le film a l’air vraiment super, et son concept science-fictif bancal prétexte à un débordement plus fantastique qu’autre chose ; une machine à prédire la mort à partir des radiations corporelles, m’a l’air effectivement prometteur, manié tel que dans le métrage. En tout cas Jean-Pierre Andrevon en parle excessivement bien. Comme à son habitude. Sans doute mon chroniqueur préféré chez Fiction, pour le moment. Pour ce que ça vaut.
Et enfin, le main event, la raison de mon choix de ce numéro pour cette petite revue en passant : le courrier des lecteurs. Que je vais donc examiner en profondeur, pour une fois, afin de voir exactement ce qui a pu motiver une réponse de la rédaction quatre numéros plus tard.
Et oh, l’ironie dramatique. Gérald Héricault, abonné des premiers numéros de Fiction, est tout colère. Une chronique consacrée à Jack Vance dans le n°201 – numéro que je cherche toujours précisément pour ce dossier – l’a scandalisé. Parce que figurez vous que selon lui : on a mis de la politique dans sa SF. Scandale. Bon, j’ai pas tous les tenants et aboutissants de sa colère, je comprends à demi-mot que messieurs Chambon et Fontana, auteurs du dossier sur Jack Vance, lui prêtent tout en le condamnant un soutien à la guerre du Viet-Nam, ce qui déplait à notre lecteur, estimant que les américains y défendent la liberté du monde entier. Mais au delà des termes du débat, c’est l’argument du « y a déjà suffisamment d’opinions qui nous parasitent la vie, c’est pas pour en mettre dans mon divertissement » qui constitue le cœur de l’ire de M. Héricault. Je juge fort.
Mais le plus important à noter, ici, c’est, encore une fois, à quel point, quand on y fait attention, les choses n’ont vraiment pas changé. Les fâcheux mobilisent les mêmes colères, les mêmes indignations stériles, et surtout la même mauvais foi hypocrite depuis 50 ans, et probablement bien plus. C’est assez saisissant.
D’autant plus saisissant quand on lit le courrier suivant, signé par Mme Bédouret. Qui écrit elle aussi pour se plaindre, que depuis deux ans de Fiction environ, d’après elle, on utilise un peu trop facilement le terme de « fasciste » dans les pages de la revue, comme celui de « réactionnaire ». Le fonds de sa colère est le même que son collègue précédent : il faut laisser la politique hors d’une revue de SF, et surtout arrêter d’utiliser l’orientation politique comme un critère de qualité ou d’appréciation. Et je trouve ça merveilleux de foutage de gueule, quand la même Mme Bédouret utilise l’épithète « bien pensante » comme une attaque à propos du positionnement idéologique de Fiction. Fascinant. Proprement fascinant.
Je crois que le plus drôle, c’est la citation de Jean-Pierre Andrevon utilisée pour louer un « âge héroïque de Fiction » que j’imagine perdu à ses yeux, alors qu’Andrevon m’a très souvent donné l’impression d’être le plus gros gaucho de la rédaction. Cielles qui savent me diront si j’ai tort. Mais bref : ça me fait beaucoup rire de constater, encore une fois, que les réactionnaires n’ont pas d’imagination et tournent en boucle sur les mêmes poncifs depuis sans doute le début de l’éternité.
Il devait y avoir des australopithèques pour se dire que c’était bien mieux du temps du bouillon primordial, j’imagine.
Et puisqu’on parle de singes – je jure que j’ai pas fait exprès – intéressons nous à MM. Klein et Legrand, qui nous écrivent à propos de la chronique de Jacques Lourcelles publiée dans le n°200 de Fiction, où il dézinguait allégrement Le secret de la planète des singes. Et ils sont pas contents. Et bon, là, j’avoue… Ce serait sans doute super intéressant de comparer avec autant d’objectivité que possible les arguments déployés de part et d’autre pour ensuite arbitrer ça avec l’équanimité qu’on me connait, mais j’ai point vu l’film, ce qui limite pas mal mes capacités. Je renonce donc céans à l’exercice, en me contentant d’observer que quand même : qualifier le premier film La planète des singes comme un conte philosophique plutôt que de la « vraie SF », je trouve ça assez abusé. Quand même. Le fonds de cette affaire et de ce courrier en particulier, j’ai l’impression que c’est juste des gens qui se sont vexés qu’on ait osé dire du mal d’un film qu’ils adorent, et ils ont pris sur eux de justifier leur adoration avec des grands principes et une approche téléologique de la question : le raisonnement justifiant de la supériorité de ce deuxième film sur le premier nait de la certitude intuitive de sa supériorité, et dégouline d’hyperbole autosatisfaite.
Faut arrêter de croire au « meilleur » plutôt qu’au « favori » ; ça fait du mal, cette façon de tout hiérarchiser.
Mais voilà pour ce passionnant numéro ! Toujours un plaisir, même si je me dis que si je commence à rajouter de l’intertextualité entre mes chroniques à force de liens logiques et hypertextuels entre les numéros de Fiction que je chronique, je vais me faire des nœuds au cerveau. Bah. Le jeu en vaut la chandelle. C’est trop fun et trop captivant, même quand les textes ne sont pas à la hauteur des chroniques. Quel plaisir de me dire que je n’ai pas parcouru le quart de ma collection. Lucky lucky me.
On se voit la prochaine fois ! (Et dans le n°209, donc.)
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
