
Houdini – Dua Lipa
SELF-IMMOLATION – Grandson (extrait de l’album Inertia)
Dans le genre « grand nom à la réputation flamboyante que j’ai mis beaucoup trop de temps à seulement commencer à envisager de découvrir », je crois qu’Ayerdhal tient la tête de peloton. Mais pour une fois, je tiens à dire que c’est pas vraiment ma faute, ou du moins pas complètement. Comprenez par là qu’en dehors de son évidente réputation, le genre d’ombre étouffante qui me donne toujours peur de découvrir un titan à cause d’une éventuelle déception, j’ai pas été aidé.
Je ne me souviens plus où, quand, comment ni pourquoi, mais un jour, je me suis publiquement ouvert de mon envie de lire Ayerdhal. Et la réaction que ç’a provoqué en face a été tellement sincèrement viscérale et épidermique, que ça m’est resté gravé au fer rouge ; et pendant plusieurs années, j’ai renoncé à le lire parce que je croyais franchement qu’en dépit de son talent littéraire pur, Ayerdhal était un salopard misogyne de première, dont le travail avait en plus très mal vieilli quant à ses engagements politiques. Le cas échéant, avec tout ce qu’il y a à lire d’autre, je ne pensais pas subir une grosse perte.
Sauf que. Vous vous en doutez, j’ai changé d’avis. Une autre conversation dont je ne me souviens pas, encore quelques années plus tard, et j’évoque mes réserves quant à l’auteur du jour, et on me répond avec beaucoup de mansuétude qu’on m’a précédemment raconté absolument n’importe quoi, et qu’Ayerdhal, c’est un bon de chez bon, à tous les niveaux, et que vraiment, c’est que du bonus par rapport au fait qu’il écrivait des trucs absolument géniaux. Soit, d’accord.
Alors on reprend depuis le début, et on choppe le premier bouquin qui passe en bouquinerie, en se disant qu’à l’occasion, il sera bien temps d’en avoir le cœur net. Volontairement je n’ai pas cherché ses plus grandes références ; dans l’hypothèse optimiste, je voulais plutôt tomber dans le Corollaire de Brunner que dans le Syndrome Zelazny. Et du coup, le roman qui nous concerne aujourd’hui était à cet égard parfait. Estampillé thriller plutôt qu’imaginaire – même si… -, un titre qui ne me disait absolument rien et aucuns échos préalables : une totale et complète découverte, de quoi me faire une première impression à peu près fiable pour savoir si j’étais au moins curieux de continuer mon exploration.
Spoiler : Je n’avais lu qu’une petite centaine de pages de ce roman que j’ai acheté l’intégrale des nouvelles en occasion sans douter une seule seconde de ma décision. Clairement, cette première conversation peu flatteuse est soit un souvenir inventé, soit le résultat d’une très mauvaise compréhension de ma part.
En somme, oui, d’accord, très bien, je crois que je comprends mieux l’attachement général envers Ayerdhal. Et j’ai hâte de faire partie du club.
Ann X est une tueuse protéiforme et insaisissable, qui depuis l’assassinat de ses parents à ses 12 ans, semble parcourir le globe sans réel but, ne faisant que réagir avec extrême violence et efficacité à tout ce qu’elle estime être une menace, persistant à fuir toute forme de poursuite ou d’analyse de son comportement ou de ses motivations. Mais puisqu’elle est bien trop dangereuse pour être ignorée, Interpol décide de mettre sur l’affaire Stéphen Bellanger, psychologue spécialisé en criminologie, avec l’espoir que son expertise permette de mieux la comprendre, pour enfin l’arrêter. Très vite, Stephen va comprendre qu’Ann X n’est pas qu’une machine, et que son mobile comme ses capacités sont terriblement complexes.
Ç’aurait pu n’être qu’un thriller d’espionnage de plus, si on s’en tient à cette seule prémisse, réduite à ses tropes basiques : super vilain contre super agent, enquête et duel à distance, conspirations à l’échelle du globe, tout ça. Certes, à la rigueur, on aurait pu s’arrêter deux secondes sur l’argument d’Imaginaire vaguement planqué là-dedans, d’autant plus qu’il est ouvertement piqué à Roland C. Wagner et ses Futurs Mystères de Paris – ce qui m’émeut bien au delà du raisonnable – mais même ça, sincèrement, c’est à mes yeux complètement accessoire aux réussites du roman, sans parler de ses ambitions premières.
Ce texte m’a assez vite soufflé. Je vais d’ors et déjà évacuer les quelques reproches objectifs à lui faire, parce qu’ils me paraissent assez minables à côté de tout ce que réussit à y faire Ayerdhal : c’est parfois un chouïa longuet, notamment à cause de quelques dialogues et événements nébuleux, passant par une narration un brin verbeuse. Voilà, c’est rare, c’est discret, mais c’est là, il faut bien le dire, en tout cas pour moi qui ne goûte que peu les montages politiques inter-agences gouvernementales. Mais, vous l’aurez compris, l’essentiel n’est à mes yeux absolument pas là. Bien au contraire.
L’essentiel, c’est tout ce qu’Ayerdhal raconte autour de son concept de base, et surtout sa manière de le faire.
D’abord, il prend son temps, comme rarement j’ai pu le lire. Une enquête, surtout aussi lourde et complexe que celle-là, c’est long, c’est difficile, et je trouve c’est rendu d’une façon assez magistrale, parce qu’aussi redoutablement simple qu’efficace. En découpant son roman en chapitres titrés par dates, l’auteur nous indique passivement le temps passé, sans avoir à l’indiquer trop frontalement dans sa narration, permettant à ses personnages, si j’ose dire, de se concentrer uniquement sur leur boulot de personnages. Pas de dialogues d’exposition à notre intention ou de trop longues séquences explicatives, tout file droit dans la diégèse uniquement. Et ça marche d’autant mieux que cette enquête étant extrêmement complexe, c’est con à dire, mais Ayerdhal a pensé à faire que ses enquêteurs galèrent. Là où la majorité des récits de ce genre – et je ne leur jette pas la pierre – se concentrent avant tout sur le fait d’avancer et le font d’une manière aussi logique et fluide que possible, avec des indices menant à d’autres indices permettant de dresser un tableau d’ensemble clair et indiscutable ; sans trop de temps morts ou alors jamais trop longs pour risquer d’être ennuyeux, ici, c’est vraiment une suite de désillusions et d’attentes frustrées pour notre protagoniste et ses alliés, qui sont régulièrement spectateurs d’une affaire bien trop grosse et complexe pour eux.
Ce qui, dit comme ça, pourrait paraître assez pénible à lire. Sauf que, comme je l’ai dit plus haut, je pense que le cœur de ce récit n’est absolument pas son enquête et toutes ses implications politiques. Certes, on a à lire un assez réjouissant jeu de dupes perpétuel, avec des agences de différents pays qui se tirent bêtement dans les pattes et se trahissent mutuellement au nom d’enjeux aussi nébuleux que probablement stupides, mais tout ce que déploie Ayerdhal, à mes yeux, n’est qu’une brillante toile de diversion et de prétexte pour ce qu’il veut vraiment raconter, à savoir ses deux personnages principaux, Ann X et Stephen, et ce que ces deux personnages disent du monde ; de 2004 ou de n’importe quand.
Et c’est difficile d’en parler sans trop en dire, parce que le roman, thriller d’espionnage oblige, est évidemment rempli de retournements de situation et de bouleversements extrêmement bien foutus, et que ces péripéties, dans l’ensemble, dépendent directement de ces deux personnages et de ce qui leur arrive. Et comme le plaisir de lecture d’un tel récit dépend souvent du degré avec lequel vous vous faites ou non balader par ce dernier, vous comprendrez que, puisque je vous conseille fortement de tenter ce roman si son genre et ses thématiques vous parlent, impossible pour moi de vraiment entrer dans le détail.
Mais essayons quand même, avant de conclure.
Ce roman m’a soufflé, parce qu’au travers de destinées pourtant extrêmement singulières et de deux personnages aux portraits psychologiques terriblement exigeants, dont les agissements et les réflexions suggèrent à chaque page un effort de vulgarisation et d’organicité monstrueux de la part de leur auteur, ce dernier parvient néanmoins à complètement transcender le cadre de sa propre diégèse. On peut ainsi comprendre, assez tôt, que le rapport aux femmes de Stephen dans ce roman est autant un trait de caractère qu’un objet d’études général pour Ayerdhal, s’analysant sans doute lui-même, ainsi que la société qui l’a forgé tel qu’il est ; de la même manière que le regard porté par Interpol sur Ann X et ses crimes.
J’ai été impressionné plus que par tout le reste par l’analyse systémique à laquelle se livre l’écrivain et homme qui s’exprime au travers des lignes de ce roman, notamment au travers de la figure exceptionnelle de Michel, meilleur ami SDF du héros, dont la vision cynique – au sens philosophique du terme – enrichit le texte à chacune de ses apparitions. On pourra peut-être trouver çà et là quelques scories conspirationnistes ou un peu confuses sans doute symptômes de l’alter-mondialisme de l’époque auquel Ayerdhal semble se rattacher ; mais même ces éventuels errements font l’objet du même recul critique qu’il tâche d’appliquer à tous les aspects de son récit et lui profitent finalement en le nourrissant d’une sincérité et d’une rage contagieuse.
Transparences est le genre de roman qui me prend par surprise et me fait m’arracher ce qui me reste de cheveux au moment de tenter d’en dire tout le bien que j’en pense, torturé que je suis par l’angoisse de mal exprimer ce que je ressens ou de trop en dire et de gâcher la découverte pour d’autres que moi. J’aurais aimé développer bien plus sur la modernité et la sagesse d’un bon paquet des réflexions poussées par les personnages d’Ayerdhal, mais j’ai le sentiment, à ce stade, de ne pas encore avoir les armes. C’est féroce, c’est incroyablement habile, ça transpire d’intelligence et d’une bienveillance lucide : le tout, même si parfois un peu lourd à la digestion, fait quand même incroyablement de bien par où ça passe.
Quelque part, le parallèle immédiat qui s’est opéré dans mon esprit entre lui et Roland C. Wagner n’est absolument pas surprenant. Ça donne terriblement envie, tout ça.
Je vais me consoler de l’insuffisance de cette chronique avec la perspective de celles que je vais pouvoir écrire à l’avenir en ayant pris le temps de mijoter comme il faut. On se dit ça.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

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