
saudade, saudade – MARO
Bon en fait, mon prochain SP arrivera plus tard qu’initialement projeté par votre serviteur, parce qu’il ne sait pas bien lire les programmes dans lesquels il pioche les SP en question. Il m’a donc fallu réadapter mon programme de lecture pour les jours et semaines à venir : comprenez par là qu’en fait je vais lire des trucs qui me font plaisir comme ils me viennent et puis on verra bien où ça m’amène.
Et de fait, voilà grosso modo l’explication pour le choix du jour. J’aime beaucoup Laurent Gaudé, j’avais encore un de ses bouquins dans ma PàL en attendant une réponse qui ne viendra jamais à ma demande de SP pour la suite de Chien 51 ; et comme je crois très fort à l’idée qu’il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, voilà. La Porte des Enfers. Acheté sur un coup de tête sur la foi incrémentielle de toutes mes lectures signées de son nom, avec une foi telle que je vais reprendre premier degré la blague nulle de mon frère lâchée face à mon enthousiasme à son sujet, aujourd’hui on va parler d’un autre bon roman de Laurent Gauldé. C’est marrant.
Contrairement au texte dont je vais parler avec un peu plus de sérieux, maintenant. Il est très bien, mais il est pas marrant du tout.
Bref. Chronique.
2002, Naples. Fillipo Scalfaro de Nittis se décide ce soir à exercer enfin la vengeance qu’il prépare depuis des années. Cette vengeance, il va l’exercer contre un certain Toto Cullacio, malfrat un peu trop arrogant, ayant pris ses habitudes dans l’établissement où Fillipo travaille. Et cette vengeance, Fillipo l’exerce en son nom propre. Puisque 21 ans auparavant, Toto Cullacio l’a tué, dans les bras de son père, alors qu’il n’avait que 6 ans.
Une fois n’est pas coutume, tout à mon rejet des résumés qui en disent trop – et bonjour le quatrième de couv’ dans le cas qui nous concerne aujourd’hui – je me suis moi-même résigné à un très mauvais résumé en introduction de cette chronique ; certes, on y retrouve une partie du sel fantastique du roman de Laurent Gaudé, mais je crois que ce serait malhonnête de ma part de ne pas vous préciser que ce n’en est précisément qu’une partie. En effet, ces quelques lignes de pitch synthétisées par mes soins ne couvrent, en termes évènementiels, que les premières pages du roman auxquelles elles se rapportent, et ne couvrent absolument pas l’ambition générale de leur auteur. Parce que si je ne m’estime pas le moins du monde floué par la dimension relativement modeste du fantastique convoqué par Laurent Gaudé dans ce roman, force est de constater que La Porte des Enfers évoquée par son titre ne constitue certainement pas sa fondation. Si on apprend effectivement comment et pourquoi un garçon de 6 ans tué par balle en pleine rue de Naples parvient à se venger une vingtaine d’années plus tard, on est dans le cas que j’aime fort où le trajet compte bien plus que la destination ; et l’auteur le savait pertinemment aussi, puisqu’il nous offre un très bon exemple d’une structure chronologique duelle qui fait sens et qui fonctionne.
Nous suivons donc deux trames temporelles qui se répondent à intervalles plus ou moins réguliers : 2002, le parcours de la vengeance de Fillipo, et 1980, l’année de sa mort, et le parcours de ses parents après le drame y ayant donné lieu. Et comme toujours avec Laurent Gaudé, pour mon plus grand plaisir, c’est au cordeau. En dehors d’un premier chapitre un poil trop sec, stylistiquement, avec beaucoup de phrases courtes et une certaine aridité, qui peut certes s’expliquer par une certaine cohérence fonds/forme, pour l’essentiel, on retrouve cette écriture sobre mais élégante, sachant économiser sa rhétorique et sa poésie pour les moments qui le méritent. Ce qui nous donne un récit intense en émotions et en scènes touchantes, déroulant sous nos yeux le long drame d’une injustice, dont les victimes sont évidemment multiples, bien au delà du seul enfant tué bêtement et cruellement.
Comme je le disais plus haut, il faut bien constater, pour une grande part du récit, une certaine discrétion du fantastique, un usage sans doute plus proche du symbolique que du matériel, à l’image de celui convoqué par ce même Laurent Gaudé dans Cris. Mais à l’instar de cet autre roman, ça me va, parce que le curseur est placé de manière honnête et réfléchie ; on peut tout autant apprécier les images hallucinées et glauques des Enfers pour ce qu’elles sont dans la réalité des personnages qui s’y frottent, que leur prêter une significations plus éthérée faisant office d’allégorie. Et ce qui est beau quand comme ici c’est bien fait, c’est que les deux fonctionnent complètement, et que c’est au lectorat de se faire une opinion qui lui convienne.
Alors oui, peut-être qu’on peut considérer que ce n’est pas une révolution littéraire, encore une fois ; le thème du deuil traité de cette manière là, je ne pourrais comme souvent pas jurer qu’il fait preuve d’une originalité renversante. Mais comme vous le savez, j’en suis arrivé à un stade de ma « carrière » de lecteur où je peux assez sereinement vous dire que je m’en contrefous, de l’originalité, tant que son absence n’est pas le signe de la moindre cuistrerie auto-satisfaite. Et encore une autre fois, au risque de salement me répéter – mais c’est ok parce que je crois dur comme fer à cette idée – je fais par contre très attention à la personnalité et à la singularité de ce que je lis. Et là, Laurent Gaudé ne fait rien d’autre que me satisfaire. Bien au delà de la problématique du style, qui chez lui est un plaisant acquis, je suis toujours ravi de le lire m’offrir des angles d’attaque et des personnages vivaces pour leur donner corps. Les trajectoires des parents de Fillipo, dans ce roman, elles m’ont parlé, elles ont soulevé des idées organiques, elles ont fait bouger quelque chose en moi ; elles n’étaient pas clichées. Il y a dans ce roman une dimension sociale et humaine d’une richesse fascinante, surtout en considérant qu’il est vraiment très ramassé et ne laisse que peu de place au moindre atermoiement ou épanchement trop verbeux. Certes, on reste dans du roman français publié en générale bien établie, donc tout n’est pas non plus parfaitement oralisé à mes yeux et quelques dialogues sont un poil trop rigides ; mais ce qu’ils racontent, par contre, frontalement ou en creux, pfouh. Laurent Gaudé est de ces auteurices qui savent écrire entre les lignes et semer des petits détails de rien qui sont autant de petites ruisseaux alimentant les grandes rivières de leur excellence. C’est un talent que je respecte énormément, parce que j’aime profondément le lire à l’œuvre, conférant passivement de la profondeur au texte auquel il bénéficie.
Encore une réussite, donc. Une sorte de roman social teinté d’un fantastique protéiforme, faisant preuve d’une grande élégance et d’une aussi grande force d’expression. C’est stylisé sans être pédant, c’est humain sans être pathos, c’est vraiment très très chouette : c’est du Laurent Gaudé. Le genre de bouquins qui se lit tout seul et qui parvient tranquillement à se faire un petit nid dans un coin de votre esprit pour que vous puissiez y repenser à l’occasion, avec un sourire pensif.
Que dire de plus. Que je n’en ai certainement pas fini avec cet auteur. Voilà.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
