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Fragment d’envie – 1

Y a des instants où on sent qu’il se passe quelque chose de pas bon. Un truc dans l’air, sur la peau, dans les tripes ; un frisson dégueulasse, une sensation différente pour chacun·e, c’est selon les sensibilités. La mienne penchant fortement pour les esprits, forcément, c’est un mélange bien particulier qui m’assaille, dans ces moments là.
Et quand le mec du BIC est rentré dans mon bureau avec son air dégoûté et son mépris accroché au revers de son costard, j’ai ressenti une coulée d’ectoplasme glacé dans mon dos, jusque dans le fond de mon froc. J’ai dû serrer les dents instantanément sous l’assaut de l’avertissement de mon inconscient, histoire de pas vexer un potentiel client ; si j’ai bien appris un truc en 15 ans de métier, c’est que plus les rupins te prennent de haut, plus ils paient, donc faut autant que possible rester dans leurs bonnes grâces. Le privilège de l’argent, c’est surtout celui de pouvoir déléguer le sale boulot à ceux d’en dessous sans avoir à y regarder de trop près.
Et on fait difficilement plus bas que moi, à leurs yeux.
À voir la sueur dans le bas de son cou, à ce connard arrogant, sans parler de son regard de fouine scannant mon bureau à la recherche de la moindre excuse pour faire demi-tour, je savais qu’il était terriblement nerveux. Rien qu’en venant me voir, il compromettait déjà son statut. Parler à un péquenot comme moi, c’était se faire injure à lui-même.
Il m’a même pas parlé, d’ailleurs. Il a juste sorti une enveloppe de l’intérieur de sa veste, et il me l’a tendue, impérial. Enfin, en se croyant impérial ; parce que depuis ma chaise de gueux, je voyais qu’il tremblait des genoux.
Je me suis pas vexé. Vient un moment où ce genre d’insultes passives, on peut plus les prendre personnellement. C’était pas tant qu’il me méprisait que je faisais partie du décor, à ses yeux, d’une certaine manière ; ce genre de mec ne pense pas à mal. Il est pas payé pour penser, précisément.
Je sentais la mauvaise nouvelle venir à plein nez, donc j’ai fait le minimum en terme de mise en scène. Là où je peux parfois jouer un peu avec mon coupe-papier, le faire tournoyer entre mes doigts histoire d’en rajouter, ou même convoquer quelques fumerolles spectrales pour montrer que je suis pas un rigolo ; ici, j’ai juste tailladé l’enveloppe d’un coup sec : professionnel.
Et j’ai laissé échapper un sifflement incrédule, malgré moi, à la vue de l’en-tête. C’était pas la première fois que le BIC faisait appel à mes services, non. Mais après ce qui était arrivé la fois précédente et le fait que le courrier soit signé de la main de leur directeur régional, il y avait un message en plus du message : on est dans la merde, et un peu désespéré.
Et de fait, ce bon vieux Rico n’y allait pas par quatre chemins : carte blanche sur le matos, pas de questions sur la méthode employé, tant que le boulot est fait dans les deux semaines à venir à compter de la signature du contrat. Et honoraires doublés, réglés d’avance, avec note de frais.
Autant dire qu’avec un mois de loyer de retard, une bagnole à moitié en rade et les frais véto de Louloute, j’avais pas vraiment le choix.
J’ai souri en grognant un peu, j’ai sorti ma plume spécial signature officielle, je me suis piqué le doigt, et j’ai signé avec mon sang, histoire de faire preuve de bonne volonté ; montrer que j’étais sérieux dans mon engagement. Monsieur costard a repris les papiers à la nanoseconde où j’avais fini, et dans un demi-tour très rigide, il est parti. Comme ça.
Pas plus de 5 minutes, ç’a duré, je pense. J’aurais peut-être dû demander des précisions, faire durer… Comme quoi, même avec 15 ans de métier, on a toujours des choses à apprendre.
Tout ça pour dire que là maintenant, assis par terre, adossé à une porte secouée par des esprits frappeurs très remontés : je regrette un peu. Mais juste un peu, parce que mon compte en banque est bien rempli pour les mois à venir, je suis à jour sur mes déclarations et cotisations, et Louloute est en pleine forme pour la première fois depuis des mois. Alors ça va aller. Je vais peut-être en chier à finir le contrat, mais une fois que je serais au bout, je vais enfin pouvoir souffler un peu.
En vrai, j’ai beau avoir le dos en compote et le souffle court ; je suis plutôt de bonne humeur. L’action m’avait un peu manquée, à vrai dire. Et pour le moment, pas de vraie casse à signaler.
Allez, une grande respiration, et on y retourne.
Je glisse une petite grattouille sur le sommet du crâne de Louloute qui trille de plaisir, enroulée autour de mon cou comme une grosse écharpe duveteuse, me refilant une petite dose de motivation, et je me relève d’un bond, en saisissant fermement l’encensoir que j’avais laissé tomber à mes pieds. Dans le même mouvement, je me retourne, et je pose ma main contre la porte, qui continue de subir les assauts spectraux, histoire d’opposer un peu de mon énergie lumineuse à la quantité affolante d’énergie négative qui se déchaîne derrière. Les consignes de Rico étaient claires à ce sujet : limiter la casse matérielle.
Il manque pas d’air, le Rico, n’empêche. Missionner un indépendant pour exorciser un hôtel particulier en entier, trois semaines à peine avant d’y accueillir un dignitaire Atlantéen, faut vraiment être con comme un énarque pour penser que ça va se faire tranquillement.
Mais bon, hein, je suis qu’un exécutant, j’ai pas mon mot à dire ; juste un boulot à faire. Alors faisons le.
Je me recule d’un bon pas en abaissant la poignée de la porte, la laissant enfin céder dans un claquement sinistre. Le souffle est si puissant que mes paupières s’abaissent dans un réflexe de protection. Je n’ai même pas le temps de rouvrir les yeux que je sens le souffle glacé des spectres m’envelopper tout entier. Si je n’étais pas si sensible au contact de l’ectoplasme, je pourrais croire que je suis tombé dans un torrent de montagne. C’est vivifiant, en soi, mais si j’y reste plus de quelques minutes, je risque fort d’être réduit à l’état d’une glace à l’eau enrobée d’une très jolie veste en cuir complètement ruinée.
Alors je me mets à faire tournoyer mon encensoir autour de moi, tout en marmonnant une incantation de flammes pour relancer la combustion des charbons à l’intérieur ; il me faut un max de fumée.
Et très vite, alors qu’elle commence à s’élever en une barrière protectrice, irritant mes assaillants, je peux ouvrir les yeux et essayer de déterminer à qui j’ai exactement affaire. C’est tout le problème de ce genre de hantises : faute d’expertise appropriée au préalable, je suis obligé de provoquer les esprits pour avoir la moindre idée de leurs identités, et donc du diagnostic à poser avant de les exorciser. Si tant est qu’un exorcisme soit la solution ; c’est trop souvent bien plus compliqué – et pénible – que ça. Je me souviendrais toujours de la fois où j’ai dû prendre l’avion jusqu’au Vietnam pour libérer un esprit piégé dans une cave située en banlieue de Bordeaux. Tu m’étonnes qu’il était énervé, le pauvre vieux.
Mais c’est pas le moment de me disperser. Tout autour de moi, prenant plus de consistance au milieu des volutes de fumée plus légère, fatigués par la course-poursuite et l’assaut de la porte, je peux enfin prendre le temps de détailler mes sujets du jour.
Visages grimaçants assez classiques, fantômes énervés, habités par une envie de vengeance : rien de très étonnant pour un ancien hôtel particulier. Et à voir les vêtements bien coupés mais pas folichons, je parierais sur une bande de domestiques maltraités et trahis à je ne sais quelle occasion macabre. XVIIe, XVIIIe ? Difficile à dire, il y a encore trop d’ectoplasme sur les projections de leurs corps déformés ; je suis ébloui.
Il va falloir explorer un peu l’endroit et les fatiguer encore, histoire d’être sûr avant de commencer l’exorcisme. Je laisse échapper un soupir avant de lancer mon encensoir vers l’avant pour me frayer un chemin vers la porte à coup de fumée bénite. Un petit sprint, et me voilà de l’autre côté. Je bataille quelques longues secondes avec la porte, dont la poignée s’est encastrée dans le mur, mais un bon coup de reins m’épargne un échec gênant.
Un mot de pouvoir et un sceau tracé à la va-vite à la craie tirée de ma poche, voilà l’accès scellé pour quelques précieuses dizaines de minutes.
Ça devrait aller. Petite papouille à Louloute histoire de m’assurer qu’elle n’a pas trop subi les assauts de la fumée, son petit coup de tête affectueux me rassure ; elle a l’habitude de ce genre de situations maintenant, elle a enfoui sa truffe dans la fourrure de mon col pour se protéger. Brave petite bête, elle est tellement détendue qu’elle repart pour une sieste, bien calée sur ma nuque.
Je m’examine rapidement, histoire d’être sûr que tout va bien pour moi aussi ; parfois, dans le feu de l’action, on ne se rend pas compte qu’on a été maudit ou marqué par un esprit plus malin que les autres planqué dans la masse, ou une connerie du genre.
Mais là, rien à signaler. Un truc à reconnaître à l’ectoplasme : ça sèche vite, et ça tâche pas. J’ose même pas imaginer les frais de pressing et les regards curieux à la sortie d’une mission, sinon.
Bon. Maintenant que j’ai isolé la meute d’esprits frappeurs derrière moi, dans ce qui devait être une chambre d’amis, cette fois, j’ai un peu de temps pour explorer le reste de l’endroit à ma guise sans trop craindre de me faire surprendre. J’éteins mon encensoir d’une impulsion tout en le gardant à la main. Puis je sors ma lampe-torche de mon sac et descends précipitamment les escaliers pour reprendre ma visite depuis le début.
Avec le peu d’éléments que j’ai à ma disposition, difficile de dire quelle priorité donner à mon enquête. Je n’ai que le nom des anciens propriétaires de l’endroit, avant une revente à perte à l’État il y a quelques années, et il ne m’est clairement d’aucune utilité. J’ai dégotté les esprits au grenier, parce que c’est presque toujours là que la majorité d’entre eux se planque tant qu’ils ne sont pas dérangés, et que j’aime bien explorer les bâtiments de ce genre de haut en bas, mais c’est guère tout ce que j’ai d’intéressant à me mettre sous la dent.
D’un coup, je me demande pourquoi personne d’autre n’a voulu de ce job alors que les apparences me laissent croire qu’il n’a rien de bien exceptionnel. Alors oui, les esprits sont en nombre, et assez énervés, mais enfin, n’importe qui ayant bossé dans le secteur pendant plus de 6 mois aura vu pire. Je veux dire, j’ai beau être indépendant, et fier de l’être, j’ai dû faire équipe avec d’autres que moi plus souvent qu’à mon tour venir à bout de hantises autrement plus velues.
Je pense à tout ça en descendant les marches grinçantes et poussiéreuses, braquant le faisceau de ma lampe sur tous les cadres et bibelots que je croise. Là encore, rien de bien folichon. Des paysages moches, des angelots moches, des tapisseries et des tapis moches ; du mauvais goût et de la poussière, en somme.
Et dire que le BIC voulait accueillir un diplomate ici, juste après mon passage, suggérant un nettoyage complet en une semaine à peine, là encore c’était foutrement optimiste ! On dirait que l’endroit n’a pas seulement été visité depuis un siècle, c’est ridicule.
Mais. Attends deux minutes. Je l’ai déjà vu ce bibelot. Le même. À l’étage d’avant.
Que. Combien de fois est-ce que j’ai descendu cet escalier, exactement ?
Un tour sur moi-même, j’éclaire tout ce qui m’entoure, j’enregistre un maximum de données, et je redescends encore d’un étage, par acquit de conscience. À l’arrivée, l’environnement est exactement le même. Je me remémore le plan de l’hôtel fourni avec mon contrat : 5 étages.
J’en ai parcouru le double.
Encore deux courses effrénées pour éprouver mon impression.
Je suis piégé dans une boucle spatiale. Et sans doute temporelle, expliquant mon niveau de confusion et mon manque de concentration ces dernières minutes. Je m’arrête.
D’accord, je comprends mieux pourquoi ceux avant moi ont laissé tomber, et pourquoi Rico ne m’a pas donné toutes les infos. Je n’aurais sans doute jamais accepté ce contrat en sachant de quoi il était réellement question, même en étant payé le triple.
Ce n’est pas tant qu’il est compliqué ou dangereux de sortir d’une boucle ; c’est même une des premières illusions qu’on apprend à briser. Par contre, vaincre la créature ou le sorcier responsable d’un tel enchantement ? Là, c’est clairement pas la même limonade ; il faut beaucoup de puissance, de ressources et de détermination pour réussir à mettre en place un truc pareil.
Je serais pas surpris d’avoir affaire à une liche.
Avec plus de préparation, j’aurais sans doute pu faire face, mais là, je suis trop court.
Sauf qu’il y a une clause d’annulation dans le contrat. Il y en a toujours une. Rico a tout prévu, ce salopard. Si je ne vais pas au bout et que je laisse tomber, remboursement obligatoire des frais avancés : adieu la tranquillité financière des prochains mois.
Ça y est, j’suis énervé.
Et Louloute le sent, la pauvre ; toute empathe, elle déteste ressentir mes émotions négatives comme ça. Elle se redresse dans une pathétique tentative de me dérider, pour me mordiller le lobe de l’oreille. Je sursaute en riant, surpris et amusé. Elle trille de satisfaction en bondissant sur mon bras pour mieux me voir lui sourire, à cette petite imbécile.
Comme toujours, elle est mon meilleur soutien dans un instant de doute mal fondé. Je lis le reproche formulé dans son regard, comme je vois le soutien inconditionnel dans sa petite bouille adorable. J’ai déjà fait face à ce genre de situation nulle, et je m’en suis sorti.
Oui, une liche, c’est chaud, mais j’en suis capable.
« T’as raison ma belle, je peux le faire. »
Elle secoue la tête de haut en bas pour abonder dans mon sens, laissant échapper un peu de bave spectrale qui vient s’écraser en tâches bleuâtres à mes pieds, révélant une immonde moquette d’une couleur différente du tapis sur lequel je marchais depuis tout ce temps.
De Louloute vient la lumière, comme toujours. Je serais presque prêt à croire qu’elle a fait exprès de baver, mais son air un peu ahuri me fait douter. Contentons nous d’être reconnaissant de la chance qui nous est offerte.
J’ai un détail auquel m’accrocher pour briser la boucle.
Ni une ni deux, je m’installer en tailleur, dos au mur le plus proche, pour entamer une petite séance impromptue de méditation. Une boucle, ce n’est rien d’autre qu’une illusion, aussi puissante et crédible soit-elle. Or, une illusion, comme son nom l’indique, n’existe pas ailleurs que dans votre esprit. Il suffit de nettoyer ce dernier pour s’en débarrasser. Et rien de tel que la spiritualité pour passer son cerveau à la javel.
Une fois installé, avec Louloute entre mes jambes, dressée sur ses deux pattes arrières pour monter la garde et m’assurer de son soutien émotionnel, je ferme les yeux et respire lentement. Je me concentre sur l’image de la moquette aperçue quelques secondes plus tôt ; ce sera mon ancre logique.
La bave de Louloute, étant constituée d’ectoplasme, sans conscience propre, n’est pas affectée par l’illusion. Elle l’a même fugacement brisée au contact du monde réel qui nous entoure, juste le temps de s’évaporer. J’ai eu de la chance de l’apercevoir avec suffisamment de clarté pour comprendre. Je ne sais pas ce que l’adversaire du soir vise avec son enchantement, ni ce qu’il cache en dessous, mais il a bien failli m’avoir.
Je me concentre sur les ramifications logiques de la situation, je me remémore toutes les petites incohérences et étrangetés de l’endroit, les liens curieux avec ma mission, tout ce qui m’a fait tiquer, tout ce qui ne va pas, pour convaincre mon cerveau qu’il se passe quelque chose de pas clair ici, et qu’il ne faut pas se laisser avoir. Encore. Encore. Je me répète les choses, ad nauseam, il faut que ça rentre. Encore, encore. Je remplace la boucle illusoire dans mon esprit par une boucle cartésienne, implacable.
Jusqu’à la plénitude.
Jusqu’à ce – surtout – que je sente les petites pattes de Louloute s’accrocher frénétiquement à mon visage, tirer sur ma lèvre inférieure. Pas assez pour me faire mal, mais juste assez pour que je sente la tension dans son geste. Son agitation. Elle se met à couiner de panique à l’instant où j’ouvre les yeux sur un environnement radicalement différent de celui que j’ai initialement découvert en rentrant dans le bâtiment en début de soirée. Emphatiquement liée à moi, son petit cerveau de spectre a commencé à voir la réalité pour ce qu’elle est au moment où ma méditation arrivait à son terme.
Je déglutis bruyamment.
Parce que soudain, j’ai grave les boules.

Il faudra bien plus que quelques semaines pour nettoyer cet hôtel. Ou plutôt ce qu’il en reste. Là où je voyais des bibelots et des tableaux, il n’y a plus rien d’autres que des traces immondes. Le genre d’immonde qui laisse deviner les horreurs commises et les rend paradoxalement encore plus affreuses que si elles avaient été commises devant vos yeux. Ce que j’avais pris pour une moquette à la coloration d’un goût douteux est en fait un patchwork de tapis reliés les uns aux autres par les fluides séchés qui ont coulés dessus au fil des ans.
Je me relève précipitamment, dégoûté par le spectacle, à l’idée de m’être assis dans quelque chose qui me restera collé au cul jusqu’à la fin de mes jours ; je rattrape Louloute de peu, éjectée en l’air par mon mouvement de panique. Elle s’agrippe à mon bras en tremblant, foutant de l’ectoplasme partout, couinant de terreur.
Et pour cause, puisque nous ne sommes plus seul·e·s.
Et ça, c’est pas une liche.
Aucune foutue idée de ce que c’est, à vrai dire. Ça, c’était pas dans le manuel.
Jamais vu avant un tel assemblage disparate et aléatoire de membres. Je ne sais même pas si c’est une créature à part entière ou juste un de ses morceaux, ni dans quel sens seulement la considérer. Bras, jambes, torses, fesses, bouts de visages, fourrure, pattes, sabots, truffes, queues, j’en passe et des pires ; tout ça forme un tout gargouillant et visqueux, couvert d’un sang grumeleux et sombre, palpitant grossièrement au rythme irrégulier d’une animation incertaine.
Luttant contre mon impulsion première – la fuite – je fais de mon mieux pour examiner l’immondice sous tous les angles possibles sans avoir à m’en approcher plus que de raison.
Je me rassure quelque peu en constatant que l’horreur n’est pas mobile, ou du moins pas en apparence. Beaucoup trop de ses appendices semblent être encastrées dans le sol, passant carrément au travers du plancher caché sous ce qui reste de moquette ; j’aperçois même quelques esquilles de bois enfoncées jusqu’au sang, çà et là.
Je me reprends et je brandis à nouveau ma lampe torche pour examiner les murs et le plafond. Et je crois un peu mieux comprendre à quoi j’ai affaire : cette abomination devant moi n’est qu’un organe, relié à quelque chose d’autre, aux étages supérieurs et inférieurs, par ce qui ressemble à des veines et artères constituées de peaux variables, comme collées entre elle par un mélange sirupeux dont je préfère ignorer la composition.
Et d’un coup, je suis surpris par une nouvelle réalisation : l’odeur n’est pas pestilentielle. Au contraire, le fond de l’air est sucré, doucereux. Presque agréable. Cette histoire n’a aucun sens.
Il faut que je lui en trouve.
Je ne sais pas à quel étage je suis exactement, ni dans quel état je vais trouver le reste du bâtiment, mais je ne peux pas rester ici. Alors dans le doute, autant suivre les bonnes vieilles habitudes.
Je me retourne vers l’escalier qui me mènera à l’étage supérieur.
Si cette saloperie derrière moi est un organe, la suite logique pour moi est de voir à quoi ressemble le cerveau. Et les cerveaux, habituellement, ça se trouve en haut.
Je manque plusieurs fois de glisser sur les marches, malgré la moquette qui les couvre, toute empoissée qu’elle est par un énième liquide épais et collant ; c’est à se demander comment mon inconscient n’avait pas capté ce qui se passait ici dès mon entrée dans cet enfer particulier. Mais c’est encore à mettre au crédit du ou des sorciers qui ont crée l’enchantement qui est à l’œuvre : sa puissance et son architecture sont remarquables. Si c’était pas aussi gerbant, je serais admiratif.
Seulement deux étages à grimper, et deux organes similaires à celui que j’ai croisé à ma sortie de la boucle, et je me retrouve face à la trappe menant au grenier. Celle-là même que j’ai ouverte en premier en arrivant ici, snobant toutes les autres options possibles.
Elle me semble étrangement épargnée par les stigmates répandues partout ailleurs dans le bâtiment, alors même que des tuyaux de chair venus des étages inférieurs s’enfoncent à travers son sol, longeant les murs comme un lierre de chair. D’un brun mat d’une sobriété redoutable, cette trappe constitue une littérale tache de propreté. Et quand, presque malgré moi, à mon corps défendant, je pose une main craintive sur sa poignée en bois, prêt à tirer pour l’ouvrir, je suis surpris de la trouver parfaitement lisse sous ma paume. Tiède et agréable au toucher. Accueillante.
Décidément, il se passe vraiment des trucs bizarres, par ici. Dans ma nuque, là où elle s’est planquée, Louloute a cessé de trembler, mais je la sens toujours terriblement fébrile. Je lui accorde une petite caresse, histoire de tenter de la rassurer. Sans succès, elle grogne et bave.
Je tire sur la poignée, révélant les mêmes marches de bois que lors de ma première visite ; sauf que cette fois ci, aucun déluge de spectres hurlants et dégoulinants pour m’accueillir. J’en viens à me demander si ces derniers étaient réels, ou eux aussi le fruit de cette décidément bien singulière illusion.
On verra bien : je grimpe les marches quatre à quatre.
Et je débarque

[…]

La suite est .

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