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Notre part de nuit, Mariana Enriquez

Black Sheep – Palaye Royale (extrait de l’album The Bastards)
Follow Me Down – The Pretty Reckless (extrait de l’album Going to Hell)

Vous me connaissez, y a des bouquins qui parfois me mettent dans un état lamentable ; parce qu’en dépit d’un verdict négatif très rapide, je vais au bout, par une sorte d’acquit de conscience confinant au masochisme. D’autres encore, plus régulièrement, parce que même en cas d’abandon, j’ai vraiment passé un très mauvais moment. Et puis il y a ceux, encore plus rares, et c’est heureux, qui ne me font pas passer un si mauvais moment que ça, ou même un très bon, mais qui, au moment de devoir en rédiger la chronique, semblent me narguer avec une cruauté terrible : je ne sais juste pas par quel bout les prendre pour exprimer mon ressenti d’une manière qui me paraîtrait juste et équilibrée.
Et c’est encore pire, évidemment, quand le bouquin en question m’a semblé jusque là faire l’unanimité, quitte à me faire même initialement passer outre des doutes bien fondés ; quand c’est vraiment si bon que ça, normalement, ça transcende mes petites mesquineries formelles habituelles. Notre part de nuit, vous l’aurez aisément compris, est de ceux là. C’est bien simple, depuis sa sortie, je n’ai croisé aucun écho négatif à son sujet. Pire, je n’ai même croisé que des éloges, basiquement. On parle d’un chef d’œuvre connu et reconnu, d’un bouquin qui met grosso modo tout le monde d’accord. Et même si j’avais le sentiment qu’avec ce roman on était dans le fantastique très stylisé qui d’ordinaire me laisse froid voire dédaigneux, je ne me suis dit que l’effort valait d’être fait, parce que ç’aurait été dommage de passer à côté d’une petite tuerie littéraire pour une bête histoire de préjugés ignorants ; tout en restant circonspect quand même, j’ai beau être ouvert d’esprit, je me connais, et j’ai mes limites.
And here we are. À l’orée d’une chronique que je devine d’avance m’être extrêmement pénible. Parce que mes sentiments à l’égard de ce roman sont – pour le dire aussi poliment que possible – un bordel sans nom. Je suis passé par un nombre d’états différents qui feraient pâlir de jalousie les États-Unis d’Amérique. (Ça c’était pour la petite touche d’humour nulle histoire de me détendre avant de me mettre réellement au boulot.)
Un peu de sérieux : tentons de démêler cet infernal écheveau.

Juan s’enfuit avec son fils, après la mort de la mère de l’enfant, sa femme, entamant un long et périlleux voyage à travers l’Argentine, alors que le pays est en proie à une violente et sanglante dictature. Le garçon, nommé Gaspar, ne comprend pas bien pourquoi ils fuient, et encore moins ce qu’ils fuient ; mais il obéit. Ce qu’il ignore, c’est que son père est porteur d’un terrible don qui fait pour lui plus office de malédiction : il est un puissant médium dont les services sont mandatés par l’Ordre, une étrange et puissante organisation, dont les pouvoirs et les ambitions semblent illimité·e·s.

Comme pour Melmoth Furieux, je pense que le plus pertinent pour moi est de vous convier à suivre mon parcours durant cette lecture, au plus près de mes contentements et de mes frustrations, histoire que vous captiez un peu l’ambiance dans mon esprit.
Bon. Ça commençait pas trop mal. Un style travaillé mais pas précieux ou trop ampoulé, avec des personnages d’évidence complexes et pas archétypaux, profonds et crédibles, une atmosphère humaine, un excellent jeu sur les perspectives et les points de vue, une intrigue épaisse mais pas trop cryptique, des éléments de fantastique proches de l’urban fantasy assumés ne se planquant pas derrière une symbolique allégorique fumeuse, avec pour autant un questionnement clair et assez frontal autour de l’idée du traumatisme intergénérationnel, en passant même par une dénonciation sobre mais bienvenue du pouvoir héréditaire de l’argent… Sans être bouleversé, j’ai trouvé que c’était franchement pas mal.
Pendant je dirais un bon tiers du roman, sans être renversé, j’étais assez séduit, ou du moins suffisamment intrigué pour comprendre une partie de l’attrait que ce roman avait pu exercer sur bon nombre de gens. À défaut d’une pleine originalité, comme je le dis souvent, il y avait une certaine singularité : quelques trouvailles conceptuelles et quelques fulgurances dans les dialogues et les dynamiques interpersonnelles qui me faisaient me dire que j’étais sur de la bonne ouvrage, a minima. Ce qui était plaisant.

C’est après que ça s’est gâté. Parce qu’à un moment, sans que j’arrive vraiment à pointer précisément du doigt le moment ou le comment, j’ai trouvé que ça s’est mis à vraiment traîner. Sans que je ne puisse sincèrement désigner de passages en particulier, juste, je trouvais que Mariana Enriquez commençait à peut-être trop m’en donner. Trop de contexte, aussi utile à l’intrigue et à l’organicité de son récit qu’il puisse être, trop de digressions et d’éléments annexes à ce qui semblait nous amener là où elle voulait nous amener, peut-être, mais je n’en serais pas vraiment sûr. Ou plutôt, à l’instar du cœur blessé du protagoniste de ce début de roman, une forme d’arythmie, un ECG distordu. Des (longues) périodes de plat où il ne se passe pas grand chose, entrecoupées de pics d’activité et de regain d’intérêt pour une intrigue qui d’un coup se précipite, et puis qui retombe aussi vite. L’ensemble n’est pas inintéressant, et l’autrice écrit suffisamment bien le quotidien étrange de ses personnages, tout comme eux, d’ailleurs, pour que je ne décroche jamais complètement ; mais pour autant, j’ai quand même été frappé par l’espèce de léthargie qui me prenait parfois, avançant sans trop savoir pourquoi au fil des pages.
Jusqu’à la moitié du roman, à peu près, où honnêtement, si ce n’avait été pour ces échos flatteurs et un autre aspect sur lequel je vais revenir tout de suite, dans d’autres circonstances, j’aurais probablement abandonné. Je préparais déjà mentalement l’entrée du texte dans la Série Noire, avec un jeu de mot mesquin tout prêt pour illustrer mon amertume : Notre part d’ennui.

Mais au delà d’une certaine conscience semi-professionnelle et de circonstances de lecture spéciales faisant que j’avais tout intérêt à pousser au bout de ce texte avant de passer à quoi que ce soit d’autre ; j’étais turlupiné par une question, sournoise et lancinante : Mais bon sang, qu’est ce que les gens ont bien pu trouver de si spécial à ce texte pour en faire d’aussi chaudes gorges pendant toutes ces années ? Et je ne plaisante pas, si vous avez la moindre réponse sérieuse à me donner, donnez la moi ; parce que sincèrement, je ne vois pas. Et ce n’est pas pour dire que le roman est mauvais et que quiconque le trouverait sublime a tort, non, certainement pas. Il n’est simplement pas vraiment à mon goût pour des raisons que je vais essayer de développer. Mais pour autant, je n’arrive pas du tout à situer dans ce récit ce qui pourrait motiver un tel engouement, que ce soit stylistique, narratif ou thématique.
À ce stade de ma lecture, j’en trouvais les personnages assez médiocres, au mieux, et assez abjects, au pire, et ce sans exclusion aucune des protagonistes. Le truc étant que j’ai assez vite compris qu’au travers de son allégorie générale, Mariana Enriquez était plus clairement dans la dénonciation qu’autre chose : ce qui se passe autour de l’Ordre n’est pour elle rien d’autre qu’immonde, et il est important de montrer cette réalité alternative sous une lumière juste et implacable. Le problème, c’est de ce fait que l’immense majorité de cette histoire croule sous le poids d’une poisseuse et implacable tragédie.
Et si vous me connaissez un minimum, vous saurez que c’est un motif narratif dont j’ai soupé. Et dont je soupe d’autant plus quand je le rencontre en sachant pertinemment qu’il a rencontré avant moi un certain niveau d’adhésion chez son public. Et c’est sans doute un problème très personnel que je devrais chercher à régler ; mais entendre ou lire parler d’un récit horrible où s’enchaînent les abjections et les exactions comme d’une œuvre « sublime » ou « belle », ça me fait tourner les sangs. Je ne veux pas non plus plaider pour des happy ends systématiques, hein, mais juste… Bah y a un équilibre à trouver, simplement.
Ici, j’ai trouvé des persos assez lâches, velléitaires, profitant mollement d’un statu quo en prétendant le combattre au long cours, le nourrissant même de leurs combines et de leurs mensonges au prétexte de protéger leur entourage ; là où je crois très fort en l’idée qu’on ne sauve pas les gens malgré eux, et surtout pas en leur mentant, a fortiori en leur faisant du mal (et surtout pas quand, très hypocritement, on traite le reste du monde comme une variable d’ajustement).
L’Ordre et ce qu’il représente plane sur tout ce récit comme une ombre mortelle, semblant immuable et imbattable, une sorte d’organisation vampirique, mais composée de gens qui n’en sont pas ; quand ce livre prétendait faire parler d’amour à beaucoup trop de ses personnages, il me semblait parler d’avidité et de calculs. Que ce soit fait exprès ou non n’a, au bout du compte, je pense que très peu d’importance. Je n’ai pour l’essentiel pas aimé lire ce texte parce que ce qu’il me donnait à lire était pessimiste, triste et glauque. Pour le citer lui-même :

« Sensation de défaite. Il y a une tombe, des crimes, et les coupables ne seront pas inquiétés. »

Alors j’ai eu un peu d’espoir, à certains moments. Sans entrer trop dans les détails, il y a eu une séquence où je me suis dit que ce bouquin ressemblait un peu à L’oreille interne de Silverberg, dans son exploration un peu pathétique d’une dimension fantastique avec une approche plus ordinaire et humaine ; mais finalement, il manquait la tendresse pour que ça fonctionne vraiment de cette manière là. Je me suis juste promis de recaser une allusion à ce roman que j’aime infiniment pour me motiver à en retrouver une copie et le relire.
Mais plus important, arrivé à quelques petites centaines de pages de la fin, j’ai enfin saisi l’espoir d’une porte de sortie pour l’autrice ; une voie narrative à suivre qui, malgré les défauts rythmiques du récit, lui aurait conféré une certaine force me faisant enfin comprendre de quoi il était réellement question. Sincèrement, si cette voie avait été suivie à fonds, j’aurais un peu pinaillé sur un introduction parfois trop longue et sur quelques éléments un peu trop nébuleux dans le déroulé des événements, mais j’aurais salué l’ouvrage avec plaisir et sincérité. Pour vous dire, j’aurais même pardonné certaines analepses et aspects de l’éclatement narratif du récit que j’ai trouvés un poil malhonnêtes ; j’en aurais sans doute même pas parlé dans cette chronique. Parce que j’aurais eu le sentiment que Mariana Enriquez m’avait bien eu, et ç’aurait été de bonne guerre.
Sauf que… *Mimique gênée*
Quand bien même, d’une certaine manière, l’autrice clôt son récit d’une façon assez… positive, faute d’un meilleur terme… Je trouve que le compte n’y est pas vraiment. Et je pense que ça tient à une forme d’incohérence à l’aune du récit entier. C’est là que je reviens sur ces analepses un poil malhonnêtes. Si le texte se permet à certains moments de nous laisser dans le flou pour ménager certains de ses meilleurs effets d’une partie à l’autre, quitte à tordre un peu la narration et certaines prises de décision des personnages pour les justifier ; la conclusion du texte m’a semblé fichtrement précipitée, et un peu se servir de l’excuse d’un pragmatisme très nouveau pour arriver à ses fins. Là où auparavant, on aurait eu droit à des explications et des échanges longs pour tout nous expliquer, installer une atmosphère, justifier le contexte comme l’exécution… Je trouve que cette fin est bizarrement simple, pour ne pas dire simpliste. Et même assez contre-productive dans certains des aspects de sa cruauté. Je l’ai particulièrement peu appréciée pour ce qu’elle me semblait défaire toutes les réussites de la partie du roman qui l’introduisait, saisissant des instants de grâce littéraire rare.
Elle m’a donné cette impression détestable que comme beaucoup d’autres textes et œuvres contemporaines, on avait pas le droit à une bonne fin bien satisfaisante au prétexte que la vie c’est de la merde et qu’on a jamais droit à rien en dépit de tous nos efforts et de notre bonne volonté. Que la vraie beauté se trouverait dans la résilience et l’acceptation nihiliste d’une existence futile ou je sais pas quoi. Non. Je veux des personnages cools qui font des trucs cools et prennent des décisions éclairées en bonne compagnie, quitte à – oui d’accord, ne nous faisons pas trop d’illusions non plus – devoir traverser quelques épreuves bien moches pour y arriver ; pas des silhouettes grises remplies de rancoeurs et de douleurs faisant sacrifices sur sacrifices pour finir par se contenter du strict minimum au prétexte d’un dolorisme esthétisant. J’aime pas ça.

Bref ! Je suis frustré. J’y ai cru, puis j’y ai pas cru, puis j’y ai re-cru, et finalement, je suis super déçu.
Et franchement, si je peux passer sur les longueurs de ce roman du fait de son ambition claire d’exhaustivité et du fait qu’elles étaient, finalement globalement justifiées, si je peux tout de même saluer les efforts créatifs et narratifs de son autrice pour parvenir à une forme de singularité d’expression franchement intéressante, tangentielle à une certaine fascination ponctuelle ; je dois m’avouer vaincu et admettre avec une grimace que thématiquement, je déteste une bonne partie de ce que ce roman représente : une frange du fantastique que je trouve complaisante et défaitiste. Il n’est pas mauvais, et par bien des aspects, je suis prêt à reconnaître qu’il est techniquement bon, mais je refuse de lui donner plus que ça.
Je ne comprends pas son attrait. Il véhicule des valeurs que je trouve néfastes, aussi bien intentionnées qu’elles puissent être.
Pour autant… Je testerai probablement un recueil de nouvelles de l’autrice à l’avenir. J’ai un mince espoir d’y trouver un éclairage différent qui pourrait me faire réviser mon jugement, ou à défaut, des textes plus plaisants dans leur intensité.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

2 comments on “Notre part de nuit, Mariana Enriquez

  1. Merci pour cette chronique qui est effectivement la première que je croise qui n’encense pas ce roman. Toutes les autres avaient attisé ma curiosité, mais j’irai à présent vers lui (si je le lis un jour) avec davantage de prudence et de nuances.

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