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Le chant des cavalières, JM Corrèze

Enter the Mirror – Everything Everything (extrait de l’album Mountainhead)

À l’époque où je croyais encore naïvement que je pourrais un jour retrouver un emploi de libraire en parallèle de ce blog, j’avais prévu d’y intégrer une catégorie spéciale, en plus de toutes celles que j’ai déjà implémentées, que j’aurais malicieusement titrée « c’est pour le travail ». L’idée c’était d’avoir un espace spécial consacré à des lectures professionnelles pas forcément liées à mes envies premières, à des bouquins qu’il aurait été de bon ton de lire sans pour autant y avoir été spécialement attiré au départ, ou qui plus bêtement, souffraient d’un ordre de priorité plus bas dans la liste de mes découvertes potentielles. Histoire d’avoir au moins un avis éclairé, quoi.
Aujourd’hui, c’est un peu ça. Figurez vous que j’ai été invité à participer au festival L’Ouest Hurlant, cette année, notamment pour y animer une table ronde autour du renouveau de la fantasy francophone, et que JM Corrèze est de cette table. Or, comme je suis un professionnel, n’est ce pas, et qu’on m’a généreusement mis des SP à disposition pour pouvoir être au courant de ce dont je vais parler avec mes camarades autour de cette table : la suite n’était que trop logique, l’occasion trop parfaite. Le choix de la première lecture était assez facile, puisque j’ai déjà lu le travail de JM Corrèze dans l’excellente anthologie Féro(ce)cités, et que les trois autres lectures, mécaniquement, étaient celles qui me correspondaient le moins, puisque estampillées jeunesse ; mais nous y reviendrons dans les jours qui viennent, d’ici au festival.
Voilà. Donc on ne va ici pas parler que de mon avis sur le présent roman, mais aussi de ce qu’il peut représenter au travers du prisme de la vaste et passionnante question posée par la table ronde à laquelle nous allons participer durant le festival.

Les Cavalières sont un ordre aussi prestigieux que reclus de guerrières et intrigantes monteuses de Dragon, menées par leurs différentes matriarches, présidant chacune aux destins de leurs territoires respectifs. Sophie est une jeune apprentie en attente de sa charge d’écuyère, désespérant de pouvoir un jour devenir une Maîtresse Cavalière émérite, joignant ainsi les rangs de ses camarades, qu’elle admire. Jusqu’au jour où la trajectoire des Cavalières toute entière est bouleversée par un événement tragique, poussant une partie de ses dirigeantes vers des volontés de rébellion envers le royaume des Sabès voisin, qui les a soumis à une cruelle reddition des décennies auparavant. Dans ces conditions, Sophie va devoir lutter encore plus fort pour se trouver une place.

Gros résumé pour un roman très dense. Même si je n’aime pas vraiment jouer au jeu du crossover, figurez vous quand même s’il vous plaît, pour des raisons pratiques, une histoire à mi-chemin entre les Chroniques du Pays des Mères – entre autres pour l’aspect matriarcal – les légendes arthuriennes – pour le côté épique et certains rouages du récit – le tout avec des gros dragons à becs et à plumes qui ont tout l’air de péter la classe. Il y a de la trajectoire personnelle complexe, des intrigues de cours, de la romance, de la magie, de l’apprentissage et encore tout un tas de choses dans ce roman, dans un espace relativement restreint.
Ce qui, je dois l’admettre, plaide pas mal en sa défaveur : on sent bien que ce roman est un premier roman, avec ce que ça suggère de défauts assez réguliers dans ce cas de figure. C’est à dire une envie nette de tout caser de ses idées, de ses concepts et de ses envies, sans rime ni raison autre qu’un désir flamboyant de sincérité et de personnalité et de ne pas tomber dans les écueils qu’on veut précisément dénoncer, quitte à tomber soi-même dans d’autres écueils imprévus.
Disons le tout net, formellement, c’est un poil le boxon, à mes yeux, là-dedans. Beaucoup voire trop de non-dits dans le fil de la narration, rendus encore plus ponctuellement confus par des ellipses et des transitions assez brutales, un jeu sur les perspectives et le foreshadowing assez lourd, nous livrant parfois trop de ce qui aurait peut-être semblé plus judicieux de cacher ; le tout encore densifié par un langage assez précieux que j’ai envie d’appeler un « parler-fantasy » un poil ampoulé et un rythme très lent pour en arriver au cœur du récit et en tirer tous les fils narratifs et thématiques… Et j’ai vraiment beaucoup aimé.

Pour être honnête, j’en suis le premier surpris, d’autant qu’il m’a fallu un peu de temps pour me rendre compte que je passais un vraiment super moment de lecture. Quand bien même, objectivement – ou autant que possible, du moins – je constatais un usage très rigide du style, usant de beaucoup d’emphase, notamment dans les dialogues, qui d’ordinaire m’aurait un peu gonflé, parce que trop cliché/traditionnel… Bah là c’est passé. Et non seulement c’est passé mais en plus j’ai trouvé ça bien foutu. D’abord, je pense, très simplement, parce que c’est bien écrit, premier degré, mais en plus, je crois, parce qu’on est dans ce genre de cas que j’aime beaucoup, où la forme participe du fonds, et vice-versa. Je m’explique.
J’évoquais plus tôt Chroniques du Pays des Mères, dont je plaque un peu arbitrairement l’influence sur le présent roman. Je ne peux évidemment pas préjuger de la volonté de l’auteurice du Chant des Cavalières d’en user ; mais je crois qu’à défaut de vouloir le faire, JM Correze se place tout du moins dans le même prisme qu’Elisabeth Vonarburg, et ce au delà d’une simple société matriarcale. Les Cavalières de ce roman sont une société matriarcale dont les conditions d’existence et de vie sont radicalement différentes des nôtres, et JM Correze, sans nous faire le moindre info-dump, parvient à nous le faire comprendre, mécaniquement, passivement, en nous livrant pleinement les perspectives de ses protagonistes, sans filtre.
Ce roman ne se contente pas de nous parler de la place des femmes dans ce monde, il nous parle depuis la perspective des femmes de ce monde.

Et de fait, toute la rigidité formelle dont j’aurais pu me plaindre, elle fait sens à mes yeux parce qu’elle découle en fait de la rigidité des traditions qui régissent ce monde de femmes, réduites à vivre dans leurs enclaves autorisées, sous la coupe d’un autre monde qu’on devine exister tout à fait différemment d’elles. Certes, une bonne partie des femmes personnages qui nous sont livrées par JM Corrèze peuvent sembler ambiguës voire même hautement critiquables, semblent agir selon un compas moral complètement déréglé en comparaison au nôtre ; mais précisément, c’est cette comparaison qui à mes yeux a fini par mon convaincre que je lisais un bouquin que je trouvais vraiment cool : parce qu’elle n’avait pas de réel sens. Ce monde n’est pas le nôtre, et nous ne pouvons pas le juger selon nos standards : Des choix imparfaits dans un monde imparfait. C’est quand je me suis débarrassé de ce filtre que j’ai capté – tout du moins je le crois – la démarche de JM Corrèze. Et que je l’ai trouvé super.
Parce que dès lors, la perspective de Sophie a changé pour moi. Cette pauvre jeune fille sur qui tombaient bien trop de responsabilités, d’attentes et de pressions, forcée à faire des choix qui n’étaient jamais vraiment les siens, à se débattre dans une mare vaseuse d’influences contraires, néfastes comme positives, elle aurait vite pu tomber dans la case des « messies qui chouinent ». Ces héro·ine·s très voire trop répandues souffrant d’une terrible complaisance héroïque de la part de leurs auteurices, se contentant de nous dire : « allez hop, là c’est l’élu·e, vous l’aimez et vous læ suivez de tome en tome sans jamais vous poser de questions sur son comportement ou ses valeurs, merci beaucoup, on se retrouve à la fin. », et que, vous l’aurez compris, je n’aime pas beaucoup.

Mais vous l’aurez compris, j’aime beaucoup Sophie. Parce que JM Correze, avec elle, a réussi un pari très compliqué à tenir pour moi, celui de la protagoniste aussi victime qu’agente de ses circonstances. Parce que si on comprend très vite que Sophie est l’élue centrale de notre histoire, celle dont le destin décidera de tous ceux de ses comparses satellites, on comprend aussi très vite la nature de son destin. Et c’est là que de la même manière que le style, j’ai très vite fait la paix avec le foreshadowing un peu forcené fourni par les exergues de chaque chapitre : il participe de la sculpture ciselée du profil torturé de cette pauvre enfant, dont le destin lui est littéralement imposé par tout le monde ; y compris l’histoire dont elle est l’héroïne. Ontologiquement, on comprend que Sophie est condamnée à un futur extraordinaire qu’elle n’a jamais demandé et dont elle ne peut jamais se défaire, en dépit de tous ses efforts. Mais justement : elle en fait, des efforts. Elle ne suit jamais le mouvement bêtement en ne comprenant pas ce qui se passe et en faisant aveuglément confiance à son entourage, elle s’interroge, elle essaie de faire bouger les choses sur lesquels elle a de l’influence, même si c’est minime, afin de vivre au mieux en adéquation avec ses valeurs, quitte à se mettre altruistiquement en danger. Et par dessus tout, vraiment, Sophie est en colère. Je me rends subitement compte que c’est un sentiment dont mes lectures manquent trop, bien trop. C’est sans doute ça qui m’a choppé, subtilement, au long cours. J’avais de l’empathie pour cette pauvre fille qui en prend plein la gueule pour rien, qui ne se laisse pas faire, mais qui, pour autant, ne perd pas de vue le bien qu’elle peut faire et évite de sombrer dans une rancune nihiliste.

Ouais, j’ai vraiment beaucoup aimé ce roman. Oui, il a les défauts d’un premier texte, un peu trop dispersé, essayant peut-être un peu trop fort par endroits, se perdant parfois un peu en route… Mais il a de la force, mine de rien ; il m’a raconté une histoire que j’ai aimé lire, par dessus tout. J’ai trouvé le renversement de la figure de l’élue de fantasy formidablement réussi, ici doublement manufacturée et subvertie, d’autant plus que le texte est fort bien soutenu par de belles amitiés littéraires et des personnages subtilement complexes. JM Correze a réussi à mes yeux à rendre compte de la griseur de son univers, et à cadrer son récit d’une manière très intelligente, pour parvenir à en rendre compte d’une manière extrêmement singulière. Je veux bien pardonner toutes les lourdeurs stylistiques et les ponctuelles nébulosités narratives pour arriver à la même moue de satisfaction que celle que j’ai eu en finissant cette lecture.
J’ai connu bien pires débuts littéraires. Je relance et demande à voir la suite.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

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