
The End of the Contender – Everything Everything (extrait de l’album Mountainhead)
C’était plus fort que moi : il fallait que j’enchaîne. Le premier tome n’était rien de moi qu’une révélation, je comptais sur sa suite et conclusion pour confirmer que ma démarche était la bonne et que la découverte de Tanith Lee était aussi enthousiasmante que ce qu’elle semblait être.
Réponse : un grand oui.
Même si ça n’empêche pas de constater qu’elle avait peut-être cramé la majorité de ses munitions d’entrée de jeu. Je me console en me disant que ça me fait des trucs de plus à raconter. Sans compter qu’avant tout, quand même, ce diptyque était absolument formidable. Et qu’il mériterait bien une réédition en bonne et due forme. Non parce que 1991, pour des textes aussi résolument qualitatifs et singuliers, ça commence doucement à dater, hein. Et ce sans évoquer le travail discutable des éditions du Masque dans lesquels je les ai lus, émaillé de typos assez scandaleuses, et à la traduction parfois approximative. Il fallait le dire.
Mais je me reconcentre. Le texte, rien que le texte. Le très bon texte.
Et pour commencer, puisque ce deuxième volume reprend très logiquement là où il s’était arrêté, me dispensant généreusement d’un autre effort de résumé, je vais pouvoir commencer par un joyeux coucou à l’amie Anouchka qui en commentaire du post de ma première chronique, a fort justement pointé du doigt un manquement dans l’analyse que j’y livrais. Je pourrais tenter de dire que je n’en avais que peu parlé en évoquant la création artistique assistée par robots, et qu’il ne me manquait qu’un petit effort de verbalisation pour vraiment parler de cet aspect pourtant essentiel du travail de Tanith Lee dans ces romans ; mais en vrai, j’ai juste subi un effet de tunnel de vision sur l’aspect terriblement contemporain de cette facette du récit, m’évoquant très cruellement – presque sans ricochet – l’engouement coupable d’une grande partie de notre monde pour l’IA générative. J’ai donc fait l’erreur de me concentrer à ce moment là sur l’aspect purement esthétique de ce que raconte l’autrice à ce moment précis de son intrigue, en oubliant ce que d’habitude j’aime particulièrement aller chercher dans mes lectures : les implications profondes et les ramifications conceptuelles de ce qui m’est présenté.
C’est là que ce que m’a signalé Anouchka rentre en jeu, et pas qu’un peu : la fausse utopie de BEE-Quatre est complètement figée. Artistiquement, politiquement, socialement, humainement, ce monde est littéralement zombifiée. Immortel mais immobile, ne créant plus rien, s’abrutissant en permanence, obligé d’aller chercher dans des sensations extrêmes – à savoir la mort par suicide – un ersatz de frisson, la moindre miette de sensation, pour recapturer fugacement une étincelle de vie qui leur échappe aussi vite qu’elle s’est produite.
Et c’est là, peut-être, qu’on doit faire un petit détour pour exprimer ma légère déception quant à ce second tome : comme je le disais dans l’intro, je crains que Tanith Lee ait peut-être, ironiquement, fait un trop bon boulot dès le premier volume, et en a trop fait dans la démonstration. Parce que pour bonne partie, ce Vin Saphir verse à mes yeux dans la redite, voire la meta-explication de texte. Si ça n’était pas clair jusque là, on comprend mieux et très vite que la bienveillance du comité robotique présidant à la vie de BEE-Quatre n’est qu’un vernis pour son obsession absolue de l’ordre et de sa continuité, mis en évidence par la volonté de rébellion de notre héro·ïne ; quand bien même cette dernière, fondamentalement, ne met rien ni personne en dehors d’elle en danger.
En fait, mon relatif problème, ici, c’est exactement le même, je crois, que lors de ma lecture de La Machine, également un diptyque : la structure des deux tomes est si similaire, avec le même slowburn amenant à une résolution finale plus dense, que l’effet de surprise, dans le second volume, est radicalement diminué. Certes, j’ai pu apprécier la mise en scène de la libération de notre protagoniste, sa lutte contre iel-même et le système qui l’a amené·e à se construire comme son propre antagoniste, mais il n’empêche que ça avait frappé si fort d’entrée de jeu que tout le reste ne pouvait que paraître fade a posteriori, par simple effet de contraste. Comme si malheureusement, le climax était arrivé trop tôt.
Alors ça n’empêche pas que le concept général demeure formidable, et excessivement bien exécuté, faisant la part belle aux aspects les plus organiques du combat perpétuel de notre héro·ïne contre son mauvais manque d’éducation, contre sa vie aseptisée et creuse, contre ses habitudes les plus délétères. Le truc avec ces romans, c’est quand même qu’ils sonnent bien trop justes quand il dressent un constat implacable et proprement terrifiant : dans tout système fixe, aussi noble dans ses intentions et solides dans ses résultats qu’il puisse être, la moindre déviance est fatalement perçue comme un danger. Que cette déviance soit mal intentionnée, réellement hostile ou non n’est qu’accessoire, parce qu’elle contient en elle-même les germes de sa potentielle contagion, et donc du chaos qui naturellement s’oppose à l’ordre que le système finira forcément par vouloir imposer à l’ensemble de ses participant·es.
Notre héro·ïne, ici, n’a aucune volonté d’aller contre l’ordre établi, iel a seulement la volonté de s’en extraire, parce qu’iel n’y trouve plus son compte, parce qu’y demeurer provoque son malheur et son infinie frustration, qu’iel lui faut juste tenter autre chose. Et dès lors, la cruauté du système n’est pas tant de vouloir l’en empêcher que de ne même pas considérer que cette volonté puisse exister, et donc être exaucée. Et par continuité logique, froide, cette volonté est d’office criminalisée, parce que contraire au dogme : bien que couverte, encore une fois, par un vernis de fausse dichotomisation et de bienveillance hypocrite. Impossible pour moi, là non plus, de ne pas voir là dedans des échos avec certaines actualités contemporaines et/ou certaines grilles de lecture politiques ne cessant jamais d’être pertinentes. Encore une fois, ce n’est peut-être pas tant que certaines œuvres sont prophétiques qu’on a longtemps, collectivement, refusé de lire ou de voir ce qu’on a juste sous les yeux, simplement avec des expressions et des représentations plus subtiles ou sournoises que celles que nous offrent nos fictions. Ce que démontre d’ailleurs à demi-mot Tanith Lee dans ses deux romans : c’est aussi une question d’éducation et d’imagination.
Alors certes, oui, je me suis moins laissé surprendre par ce tome du Bain des Limbes. Mais il n’empêche que pour l’essentiel, Tanith Lee y vise quand même pas loin du cœur de la cible, à mes yeux. Le propos autour de la quête d’identité, de l’accomplissement de soi selon des termes qui ne sont pas les mêmes pour tout le monde, la vacuité d’une existence dont les termes nous sont dictés par d’autres que nous, ignorant sciemment tout ce qui fait réellement de nous des êtres humains, dans toute notre diversité… Bah merde, ça tape dur, quand même, surtout, encore et toujours, avec autant de distance temporelle ; ça prouve encore et toujours que le chemin vers un réel progrès est long, tortueux, accidenté, et qu’on en aura jamais vraiment parcouru une assez longue distance.
Mais je me console en me disant que des bouquins comme ça nous offrent des cartes pour savoir par où aller, de solides chaussures de marche avec de bonnes chaussettes dedans, et de l’eau et un pique-nique pour le trajet.
Merci Tanith Lee, on se recroisera. Si je retombe sur des bouquins à vous en occasion. Mais promis, je vais ouvrir l’œil.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
