
Godlike – Twen
Vous savez maintenant comme je suis en perpétuelle et quasi désespérée quête de surprises. Certes, j’aime bien, régulièrement, replonger dans mes conforts et mes lectures les plus faciles, les plus évidentes ; mais le cœur de ma démarche et de mon appétit, ça reste quand même la découverte, l’exploration. Pour tout ce que peut m’apporter eune auteurice que je connais et en qui j’ai confiance, rien ne peut jamais vraiment dépasser en intensité la sensation de tomber sur quelque chose d’unique ou de surprenant.
Et aujourd’hui, on est en plein dedans, avec encore un de ces bouquins chopés en occasion sur la simple base d’une envie de donner sa chance à un texte dont j’ignorais tout, de son auteur à sa maison d’édition. Charles-Henri Gumuc fait ainsi son entrée fracassante dans le club restreint des auteurices dont je ne m’explique pas le relatif anonymat, au vu de la qualité de son travail ; un travail dont je n’ai pas seulement effleuré la surface, si j’ai bien lu le paratexte proposé par son éditeur, clairement ardent défenseur de sa production . Si c’est pas merveilleux, ça, franchement.
Mais trêves de blabla, on est pas en train de recenser un Fiction, ici, donc je peux et dois revenir à mon mantra : le texte, et rien que le texte. Pourquoi donc ce Flanc du Divin provoque chez moi un tel enthousiasme ?
Raihau est, sous tous rapports, et à ses propres yeux, un homme tout à fait ordinaire. Quelle n’est donc pas sa surprise quand un jour, sans avertissement, il voit le ciel s’ouvrir au dessus de lui pour en voir descendre l’ange Gabriel, qui lui annonce qu’il a une mission à lui confier. Dieu se meurt et veut renouer les liens avec son fils Lucifer avant qu’il ne soit trop tard. Or, les ponts entre le Paradis et l’Enfer sont coupés depuis longtemps, et seul un homme peut encore transiter entre les Royaumes du Divin sans risquer une escarmouche et une escalade du conflit larvé qui anime les deux pôles de la religion chrétienne. Et pour s’assurer un aller simple pour l’Enfer, afin de transmettre au Porteur de Lumière le message que Gabriel va lui dicter, et qu’il devra donc garder en mémoire au travers de tous ses cercles avant de l’atteindre… Raihau va d’abord devoir mourir. De suicide, préférablement.
Vous le sentez, dès le résumé, qu’on est pas là pour faire semblant ? 1970, le bouquin, et dès les premières pages, j’ai bien senti que je tenais quelque chose de spécial. Que ce soit dans le rythme ou le ton, ce roman assume son ambition iconoclaste, très littéralement ; je ne sais rien de l’auteur, mais je subodore chez lui une tendance punk caustique qui n’est certainement pas pour me déplaire. Alors certes, ça peut parfois donner lieu à quelques instances un chouïa vulgaire ou un petit peu trop chargées en esprit de contradiction, mais à l’instar de son formidable héros, ça ne fait finalement que rajouter à l’organicité de l’ensemble. Ce n’est, d’une certaine manière, qu’une application assez brute du principe de réalité, au sein d’une intrigue qui aurait pu laisser infiniment plus de place à des considérations lourdingues et prétentieuses sur la nature du divin et l’influence de la religion sur l’humanité. La force de Gumuc, ici, c’est de rester tout le long à hauteur d’homme, justement, et de ne jamais se perdre : Raihau a une mission à accomplir, et sachant très bien la responsabilité qui est la sienne, il la remplit au mieux de ses capacités. Et ça donne à l’ensemble une sorte de vibe croisée entre Die Hard et l’Enfer de Dante qui franchement, en dépit de l’anachronisme dont je me rends honteusement coupable, a quand même grave de la gueule.
Mais que mon enthousiasme quant à cet aspect décomplexé et merveilleusement fun du récit ne vous leurre pas sur sa profondeur et sur le sérieux avec lequel il a été construit. Parce que bien entendu, avec une telle prémisse, je ne vous spoile de rien quand je vous dis qu’il sera tout autant question de l’exploration des Enfers par Raihau que de sa découverte de lui-même au fil des rencontres avec les locaux. Et pour continuer sur le côté iconoclaste de Charles-Henri Gumuc, ce dernier se fait plaisir en nous présentant toutes ces victimes d’un système religieux – et colonial – avec lequel il avait de toute évidence des comptes à régler. Et tout en réussissant par miracle à éviter un côté programmatique et monotone qui m’aurait pourtant paru théoriquement inévitable, l’auteur nous offre une galerie de personnages secondaires absolument sensationnels qui se succèdent et nous donnent une vision de ses valeurs cardinales au travers de ce qu’ils représentent. Et forcément, avec le côté punk que j’évoquais plus tôt, vous vous doutez que la part belle est faite aux marginaux et aux rebelles qui selon les standards les plus progressistes, n’ont – moralement – rien à faire aux Enfers. Alors bon, quelques questions d’inclusivité sont sans doute maniées avec une maladresse d’époque, mais je ne saurais pas en jurer avec autant de sévérité que d’habitude, tant Charles-Henri Gumuc danse avec élégance et pudeur autour des sujets les plus épineux sans jamais s’y mouiller trop frontalement. Et si dit comme ça, ça peut ressembler à de la lâcheté de sa part, je préfère y voir une forme de dog whistling progressiste, où ce qui doit être dit pour être compris par cielles qui savent est dit et bien dit, ne laissant franchement pas beaucoup de place à une interprétation erronée, mais plutôt à une potentielle dénégation plausible (Lucifer – spoil mineur – par exemple, est diablement ambigu, pour les meilleures raisons possibles).
C’est peut-être pour ça que je n’avais jamais entendu parler de lui avant, tiens : l’invisibilisation des luttes n’est pas nouvelle, après tout.
Mais le meilleur là dedans, c’est peut-être bien qu’encore une fois, mon opposition de principe déjà pas bien vaillante depuis quelques temps à l’usage du style en a encore pris un énorme coup dans les dents. Alors attention, je ne démordrai jamais de l’idée qu’on a fait de cette singulière métrique de l’écriture un alpha et oméga bien trop surévalué depuis des années : on a passé à bien trop de bouquins leurs médiocrités au prétexte qu’ils en faisaient des caisses dans le domaine du lyrique et de la poésie approximative. J’insiste un coup de plus : c’est pas parce que la formule sonne bien ou est un tant soit peu jolie qu’elle a réellement de la valeur, et à cet égard, la quantité n’est pas un palliatif à la qualité, au contraire. Le style, ça s’économise, ça se cisèle, ça s’utilise avec parcimonie et efficacité ; Mélanie Fazi et Laurent Gaudé m’en soient témoins en plus d’autres que je n’ai pas l’élégance de citer ici.
Charles-Henri Gumuc est de cette bienheureuse et trop rare cohorte, ayant sans doute inspiré, quoique par ricochet, un auteur comme Pierre Lemaître, avec cette façon sublime d’enchaîner les figures de style de manière acrobatique sans jamais donner l’impression de se complaire dans la satisfaction de ses punchlines. Quand ça claque, c’est parce qu’il faut que ça claque, et quand c’est feutré, c’est parce que les circonstances l’exigent ; la plume de Gumuc n’est jamais à un autre service que celui du texte et de ce qu’il a à dire, s’effaçant merveilleusement dès que l’ambiance s’y prête, et parvenant à prêter sa puissance évocatrice et une gouaille plus triviale aux dialogues qui ont besoin de s’éloigner d’une narration plus conventionnelle.
Si je devais tenter une comparaison un peu osée, je dirais que son récit est comme en apesanteur : flottant entre tous les aspects possibles du style littéraire, s’accrochant à l’un ou l’autre, juste le temps nécessaire pour pouvoir prendre appui et se propulser vers le suivant, jouant des forces de l’inertie et de l’attraction pour composer un ballet aérien et léger, mais diablement exigeant.
Je sais pas si je peux réellement parler de sans-faute. Objectivement, j’ai sans doute du constater quelques errements ou choix discutables au fil de ma lecture. Mais je crois que j’ai inconsciemment d’abord, puis très consciemment, choisi de m’en foutre. Il s’est passé quelque chose avec ce texte, et avec son auteur. La question de savoir si j’allais tenter autre chose signé de son nom à l’avenir a cessé de se poser au bout de quelques pages seulement, ne laissant plus la place qu’à une seule et écrasante interrogation : Syndrome de Zelazny, ou Corolaire de Brunner ? Je crois et j’espère que la deuxième hypothèse est la plus probable. Imaginez ma chance si j’avais raison.
Imaginez. Une nouvelle quête commence.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
