
The Edge – Tonight Alive
J’ai déjà exposé ici mon avis sur la nécessité de lire certains ouvrages, sur mon rejet de l’idée que certains romans pourraient en éclipser d’autres, qu’il faudrait en lire certain au dépens d’autres. Mais si j’éprouve une certaine difficulté à m’attaquer à tous ces ouvrages « cultes », j’essaie de faire un effort, de temps en temps, histoire de me laisser une chance d’être surpris. Quelqu’un que j’aime à suivre sur Twitter m’a donné les mots justes pour résumer ce que je pense : « Il faut savoir sortir de sa zone de confort, au mieux on fait de belles découvertes, au pire on se durcit le cuir ».
La Nuit des Enfants Rois s’inscrit dans cette démarche d’aller chercher des histoires que je ne connais pas en dehors de leur statut d’importance, sans pouvoir préjuger de leur contenu propre. Il m’avait été conseillé par un de mes collègues libraires durant ma salve de recherche et de conseils externes et traînait sur ma PàL depuis. Et puis avant-hier, je suis dit que j’avais envie de voir ce que ce conseil valait, après quelques lectures de confort, et si j’allais y trouver l’occasion de m’endurcir ou m’émerveiller.
Aux Etats-Unis, dans un sous-sol où il surveille les activités d’un ordinateur ultra-perfectionné, Jimbo Farrar, génie de l’informatique, découvre d’étranges activités au sein d’un programme dénommé Chasseur de Génies. Très vite, il se rend compte que sept jeunes enfants dépassent toutes les espérances attendues et décide de prendre soin d’eux, à distance. Après quelques années de surveillance, les Sept sont finalement réunis, mais leur rencontre heureuse est gâchée par un terrible événement qui va précipiter leur destin sur une pente aussi imprévisible qu’inquiétante, celle de la vengeance.
Difficile de faire un résumé qui rende justice à ce roman sans en dévoiler une trop grande partie – ce que j’ai été obligé de faire. Il me sera sans doute plus confortable, à partir de là, de développer ses thématiques et toute mon admiration. Peu de choses en Littérature m’impressionnent autant que les auteurices parvenant à écrire de façon cohérente et pertinente les génies et autres formes d’intelligences alternatives en évitant les écueils classiques qui auraient tendance à effacer les sentiments et les émotions en faveur d’une logique pure et amorale. Jimbo Farrar en est le meilleur exemple, génie puissant, dont on sent bien que rien dans son attitude et ses réactions n’est hors de son contrôle, mais dont les sentiments sont le moteur discret. De la même façon, les psychologies des Sept sont développées par de plus courts passages internalisés, d’une grande finesse, expliquant très synthétiquement leurs motivations, sans perdre de vue leur brillance ni leurs émotions.
Et justement, quelle brillance dans ce roman. Considérant son écriture au début des années 80, sa justesse sur les possibilités de l’informatique et la pertinence de certains des concepts qu’il développe forcent le respect. Et si il jouerait plutôt sur le terrain du thriller psychologique/technologique, ces quelques aspects réflexifs le feraient volontiers flirter avec la science-fiction, aussi légèrement que ce soit, ce qui, bien sûr, n’est pas pour me déplaire. Mais l’essentiel n’est pas là. Il aurait pu être dans l’intrigue elle-même, qui suit les évolutions de Jimbo face aux Sept, son monstre personnel, dont il se sent responsable autant que coupable, qu’il aime autant qu’il en est terrifié. Une intrigue, qui personnellement ne m’aura laissé que peu de répit, avançant très vite, avec la juste dose de mystère et d’énigmes, de doutes et de certitudes, jouant avec nous comme les génies des Sept jouent avec les personnes ordinaires. Si certains détails peuvent laisser dubitatif, notamment à cause du décalage générationnel, l’ensemble se tient et la suspension consentie de l’incrédulité joue pleinement son rôle.
D’autant que l’essentiel, à mes yeux, se déploie plutôt dans les thématiques sous-jacentes du roman, au delà de l’évidence des puissances politiques, financières ou industrielles. La première, aussi bateau qu’elle puisse paraître, mais qui est ici écrit avec une justesse et une délicatesse confondante, c’est l’amour, et tout ce qu’il apporte avec lui. Bernard Lenteric mêle à ses réflexions les plus techniques nombre de considérations sur les notions de confiance, de communication et de vie intérieure. Je ne saurais dire si les échos intérieurs à certains aspects de mon histoire personnelle me font perdre le sens de la mesure, mais la relation entre Jimbo et sa compagne Ann m’ont ému comme peu d’autres relations littéraires ; de par leur capacité à se comprendre et à se pardonner, à se faire confiance au nom de quelque chose de plus grand qu’eux. Et si certains dialogues et personnages auraient tendance à être antithèses mêmes de ces beaux principes, tout en situant du « bon côté », ils mettent d’autant plus en valeur, justement, les moments où la droiture s’exprime.
Et si personne n’est parfait, fautant à l’occasion, par orgueil, par bêtise, ou simplement en se faisant berner par plus intelligent, c’est bien que le roman n’est pas manichéen, encore une qualité que je ne peux que saluer. On pourrait plutôt dire qu’il interroge notre balance morale classique et changeant une partie des données du problème que notre culture aurait tendance à considérer d’office. En basculant l’équation autour de ces enfants génies, différents par nature et non par éducation, qui exercent une vengeance aveugle et pourtant réfléchie, Bernard Lenteric pose des questions connues, mais avec un sens différent, appelant donc d’autres réponses, changeant l’entièreté du paradigme. C’est sans doute pour cela que ce roman a tant trouvé d’échos, parce qu’il a ainsi su exprimer des idées avec une unicité criante. Il parvient à extraire de l’innocence enfantine le bien et le mal, l’amour ou la haine, tous présents, mais sous des formes que les adultes n’ont pas encore normées. La réflexion se pose alors de savoir où se trouve la bascule, à quel moment on peut estimer que quelqu’un devient un adulte. Et par la même interroge le concept lui-même. Une sorte de tour de force.
Voilà donc une lecture dont je sors heureux. Tant pour la découverte que pour le sentiment d’avoir eu raison d’être curieux. J’y ai trouvé cette fameuse qualité transcendantale que je vante à d’autres, ainsi que quelques exemples qui pourront m’aider à prouver certaines des choses que j’ai au cœur depuis longtemps sans avoir forcément su poser les mots dessus. Comme la limite de la logique purement mathématique face à la force des sentiments humains. Ce qui, il faut bien le reconnaître, résonne assez particulièrement dans le contexte actuel. C’est beau quand un roman réussit à être un tant soit peu intemporel.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉