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Regards sur Mölÿazah #2 – Des Pierres pour Héritage

Gris, à peine plus foncés que le granit de la montagne, les cieux étaient lourds au dessus de sa tête. Terheim n’arrivait pas à poser son regard là où il aurait dû. Depuis que le prêtre avait commencé sa litanie, il luttait contre ses larmes, autant que contre la honte de se sentir obligé de lutter. Alors il faisait comme à son habitude, il laissait vagabonder ses yeux et son esprit, pour tenter d’alléger sa conscience, face à cette épreuve qu’il s’estimait incapable d’affronter. Ils n’étaient que deux, lui et ce prêtre, avec qui il n’avait pas échangé le moindre mot, à peine un salut. Comme perdus, sur l’une de ces immenses corniches aménagées pour servir de cimetière à la capitale, à ciel ouvert, mais sans rien d’autre à l’horizon que des parois nues et abruptes. À quelques pas du vide ; tout un symbole.
Ce n’était qu’une formalité de plus, même pas un rituel pour lui, il n’y trouvait pas le moindre sens. Juste une étape à franchir pour se sentir enfin libéré de cette responsabilité qu’il n’avait jamais demandée, mais qu’il se sentait pourtant bien obligé d’assumer. Toujours ces foutues obligations, héritées, jamais sollicitées, le poids accablant d’une dynastie à laquelle il n’avait jamais voulu appartenir. Seulement voilà, il y appartenait, c’était comme ça. Il avait tenté, pendant des années, d’y échapper, de forger sa propre destinée. En vain. Son père mort, c’en était fini de l’espoir d’une autre vie. Il ne serait jamais plus qu’un héritier.
Il serait Lithospice, jusqu’à sa mort. Ne restait plus qu’à faire au mieux, c’était la seule leçon valable que le vieux lui avait inculquée.
Pas un mauvais bougre, le vieux, il fallait bien lui reconnaître. Juste trop obsédé par un sens du devoir et de l’honneur qui appartenait sans doute à une génération éteinte bien avant lui. Trop enfermé dans des schémas mentaux, des rituels auxquels Terheim n’avait jamais cru, qui ne revêtaient à ses yeux qu’une valeur purement symbolique. En bon fils, trop effrayé à l’idée de vexer, d’humilier son père par des erreurs rendues publiques, il s’était plié au bon vouloir de son père quand les disputes et les remontrances se faisaient des menaces trop concrètes. Il avait essayé, pendant toute une partie de sa jeunesse, de démontrer la possibilité de changer les règles, pour la civilisation Naine de prendre un autre chemin. Sans succès.
Et maintenant, il était là, seul, dans son costume d’apparat, pour rendre hommage autant à son défunt père qu’à la lignée des Lithospices royaux à laquelle il avait été rattaché de force dès sa naissance. Et il s’empêchait de pleurer, parce que sa nouvelle fonction lui interdisait de montrer le moindre signe de faiblesse, selon les mots de celui qu’on avait mis en pierre juste quelques minutes plus tôt. Comme il avait honte de ne pas pouvoir le regarder, ce père qui avait pendant tant d’années posé sur son fils un regard patient et aimant, malgré toutes les résistances, dues tant à un sale caractère – il fallait bien le reconnaître – qu’à une obstination à vouloir être acteur des changements dans une société Naine bien trop arc-boutée sur des conceptions obsolètes de la réalité.
La fonction de Lithospice était aussi sacrée que ridicule. Elle n’était reconnue que par la tradition et ses défenseurs les plus ardents. Le jour où un Roi issue d’une école de pensée plus moderne serait élu des esprits, elle sauterait aussi vite que les lois les plus stupides ayant survécu à la traversée des âges, c’était en tout cas le secret espoir de Terheim ; celui auquel il se raccrochait pour ne pas céder aux ombres. Ce serait alors une occasion rêvée pour lui de s’offrir une vie différente, plus libre. La Magie était une chose, la divination en était une autre. Il amena son regard sur le petit coffret de bois posé à terre, entre lui et son père, contenant son nécessaire de travail. Un symbole important à apporter avec lui, avait-il estimé, histoire d’avoir un objet dans lequel investir le souvenir de cet instant difficile. Quelque chose pour se rappeler du travail qu’il allait avoir à accomplir, quand bien même il n’y croyait pas. Pas assez en tout cas.
Son père y croyait, lui. Dur comme fer. Et c’est bien pour cela qu’il était si respecté, malgré tout ; pas parce qu’on croyait à la Lithospicie, non, pas assez en tout cas pour justifier sa réputation. Simplement parce que Albrë le Lithospice royal était aussi passionné que loyal, parce qu’il était droit et sincère, qu’il était mû par une réelle conscience professionnelle, et par aucun intérêt personnel, contrairement à ceux qu’il servait. Parce qu’il était persuadé que, dans cette petite boîte, se trouvaient ces quelques minerais qui, gravés, taillés, selon les recommandations des Anciens Maîtres de la discipline, permettaient de lire l’avenir comme le passé, de répondre aux questions que certains se posaient.
Depuis aussi longtemps que la pratique existait, des recherches avaient été menées. Qui jamais n’avaient réussi à définitivement infirmer ou prouver ses véritables capacités aux yeux des plus sceptiques. Trop de coïncidences troublantes, trop de charlatans, trop d’incroyables prédictions et de ratages complets. Quelque chose leur échappait à tous, sans aucun doute. Et pour autant, l’art subsistait, jusqu’aux plus hauts niveaux, des gens de tous les horizons engageaient les services des Lithospices, partout, tout le temps. Terheim, au plus fort de ses moments de rébellion, n’y voyait que la puissance de la superstition, un levier de pouvoir parmi tant d’autres ; son père n’y voyait jamais rien d’autre que la puissance et la bienveillance des esprits. Ils ne s’étaient pourtant jamais vraiment disputés à ce propos, ce qu’il ne parvenait toujours pas à s’expliquer. Ils en étaient plus d’une fois presque venus aux mains, pour des histoires de dessert trop sucré ou à propos de politique, mais ce sujet-là, lui, avait toujours été apaisé. Peut-être parce qu’au fond, le fils finissait toujours par se rendre aux arguments du père. Par dépit, par habitude, par devoir familial ou professionnel, par réelle conviction… il n’avait jamais réussi à vraiment savoir. Et il était trop tard pour se poser la question à nouveau, de toute façon. S’il voulait vivre dignement, il lui fallait croire.
Alors que la litanie arrivait à sa fin, Terheim eut enfin le courage de regarder une dernière fois son père, en se disant qu’il voulait retenir le meilleur de leurs rapports. Ses enseignements en faisaient partie. Il lui adressa un salut protocolaire muet, joignant ses deux poings fermés au niveau de sa poitrine, se penchant légèrement en avant, avant que le prêtre ne recouvre sa tombe d’une couche de granit Elémental, comme le voulait, encore, la tradition. Il avait l’air apaisé, debout dans son alcôve, creusée à la pioche ce matin, aux aurores, par Terheim lui-même, proche de celle de sa femme. Presque fier. Comme s’il avait pressenti que la dynastie, contrairement à ses craintes, ne serait pas brisée ; que Terheim acceptait enfin la fonction qu’il lui laissait en héritage, ce destin qu’il lui avait toujours prédit, sans avoir à se servir des pierres. Il partait avec la conviction que son fils honorerait sa fonction, sa famille, sa lignée, quoi qu’il arrive.
Sans un mot, le prêtre commença la canalisation de son sort, prenant son temps pour respecter la solennité de l’instant. Terheim lui adressa un hochement de tête, tentant d’y instiller toute la gravité qui lui semblait nécessaire, sans trop y croire, ni y parvenir. Il se sentait un peu ridicule, seul ici, face à un inconnu et un cadavre, abandonné, condamné désormais à exercer une fonction à laquelle il n’avait jamais réussi à croire vraiment, malgré ses efforts. Il prit une grande inspiration, tentant de trouver dans l’air des montagnes un réconfort qui ne viendrait pas, peut-être un courage qui finirait par lui venir. Les larmes avaient reflué, laissant la seule place à cette terrible résignation qui ne voulait pas le laisser tranquille. Il récupéra le coffret d’une main, en appréciant le poids et les petits bruits que les pierres faisaient en s’entrechoquant à l’intérieur. Sa nouvelle fonction, et avec elle sa nouvelle vie, l’attendaient.

On lui avait laissé du temps. Beaucoup de temps, eu égard à la situation évidemment compliquée. Son père était mort subitement, plutôt jeune, sans avoir jamais laissé présager de la moindre faiblesse ; ce qui d’ailleurs n’avait pas été sans provoquer quelques persiflages. Un Lithospice, royal qui plus est, incapable de prévoir sa propre mort, quelle terrible ironie. À sa décharge, il lui fallait savoir quelle question poser pour pouvoir y répondre au mieux, et la question de sa mort ne lui avait jamais été posée. Dans son obsession pour les règles et traditions, il ne s’était jamais interrogé sur lui même ou sa famille, pour éviter tout potentiel conflit d’intérêts. Mais évidemment, dans les sphères les plus hautes du pouvoir, par un transfert assez évident, les plus puissants étant habitués à tricher, on s’attendait à ce que tout le monde fasse de même. Et personne n’avait pu imaginer un seul instant le contraire, même venant d’un Nain avec une telle réputation de droiture. Plus l’image de marque était solide, plus les suspicions étaient fortes. On en serait presque venu à saluer avec respect ceux qui étalaient leur malhonnêteté au grand jour, en appelant ça du courage, ou pire, de la personnalité.
Cela faisait maintenant deux semaines depuis la mise en pierre de son père. Deux longues semaines durant lesquelles il s’était tant bien que mal préparé à assumer ses nouvelles fonctions, sans savoir si il était plus paralysé par la fonction en elle-même ou par les enjeux qu’elle représentait. Il n’avait pas été capable de faire mieux que d’y réfléchir. Tout seul dans une maison vide. Son père, pendant toutes ces années, l’avait formé au mieux au métier en lui même, sans le préparer au reste, convaincu du temps qui leur restait, mais aussi à cause de leur éloignement, Terheim espérant toujours trouver un échappatoire, tôt ou tard, à cette satanée logique de succession familiale à laquelle aucun métier ne semblait vouloir se soustraire.
Il songeait à tout cela alors qu’il pénétrait dans l’officine de son père, se corrigeant lui-même mentalement : c’était la sienne désormais, légalement. Il fallait encore qu’il s’y fasse. Ses réflexions furent aussitôt interrompues par la présence non annoncée du Grand Chancelier. Debout, en tenue de fonction, planté au milieu de la pièce, à peine plus vivant que les étagères poussiéreuses. Un peu confus, les bonnes manières de Terheim lui firent cependant immédiatement effectuer le salut protocolaire, non sans une certaine nervosité. Il n’attendait personne si tôt, et surtout pas quelqu’un d’aussi important. Il avait prévu de commencer par un peu de rangement avant l’ouverture au public, tenter de faire au mieux pour que cet endroit lui rappelle un peu moins son père et son austérité. Il aurait voulu, par un nouvel arrangement des lieux, faire comprendre aux futurs visiteurs que c’était lui désormais qui assurait la fonction, avec une autre approche, peut-être même d’autres méthodes ; en tout cas une toute autre personnalité. De toute évidence, ce serait pour plus tard.
Le Grand Chancelier lui rendit son salut, bien que de façon un peu plus rigide, fidèle à son image. Il ne s’embarrassa pas de mots et invita Terheim à aller s’asseoir au bureau, d’un geste de la main peu amène. Le jeune Nain ravala son orgueil avant même qu’une grimace ne saisisse son visage, bien résolu à ne pas commencer sa première séance de travail par un faux pas. Quitte à devoir se consacrer à cette fonction, autant éviter de se brouiller avec celui qui, sans nul doute, lui donnerait la plus grosse part de son activité dans les jours semaines voire mois à venir ; avant de pouvoir avoir une quelconque latitude sur son emploi du temps.
Il s’installa donc en silence, se para de son expression la plus solennelle, et posa le coffret de bois devant lui, prêt à entendre sa première question. Qui fusa, sèche, intraitable :
« Allez vous me décevoir, Terheim? »
La brûlure de cette humiliation fut aussi brutale que durable, il le sentit dans ses chairs, jusqu’au plus profond de son être, une nouvelle cicatrice à porter sur son cœur douloureux. Il tenta de faire passer la longue inspiration de dédain qu’il ne sut retenir pour de la concentration. Son père avait sans doute dû faire face à ce genre d’attaques dans sa carrière, et il avait su garder la face, et sa place. Il en ferait de même, son amour-propre n’avait pas à rentrer en ligne de compte. Il ne pouvait pas encore se permettre ce luxe.
Il ouvrit donc lentement le coffret pour en extraire le nécessaire au rituel de Lithospicie, commençant par ce que les professionnels comme lui appelaient les pierres, quand bien même cela faisait grincer des dents bon nombre de géologues. Au nombre de huit, elles étaient toutes classées très haut sur l’échelle de Bören, pour leurs capacités élevées de canalisation de la Magie. Or, Argent, Calorite, Fer, Jade, Eolite, Pierre-de-lit et une minuscule pépite de Magnosthène. Il se saisit de chacun d’entre elles, entre le pouce et l’index, pour les disposer en arc de cercle sous la boîte et ensuite en extraire le tapis de canalisation, une magnifique pièce de brocart, que sa défunte mère avait confectionnée pour son mari, à l’époque où Albrë avait repris la fonction de son propre père. Terheim sentit sa gorge se serrer, un peu, tandis qu’il le déroulait entre ses doigts, après avoir délicatement écarté la boîte sur le côté du bureau.
Il prenait tout son temps, se délectant discrètement de l’impatience criante du Grand Chancelier, conscient de sa mesquinerie. Il aplanit le tapis octonacle du plat de la paume, en éjecta quelques poussières d’une pichenette, puis disposa, précautionneusement, chacune des pierres à chaque extrémité de l’étoile à huit branches. Ce n’aurait pu être que pour contrarier son commanditaire, mais le positionnement initial était réellement important. Un millimètre de décalage pouvait compromettre la précision de la lecture.
Un rapide regard au visage congestionné de son vis-à-vis pour s’assurer de son entière attention, puis il imposa ses mains au dessus de l’octonacle, à la bonne distance, et commença à canaliser la délicate mais puissante Magie Animique, la seule mobilisant l’entière vigueur des esprits présents ; pour finalement poser à haute voix, comme le voulait la tradition, la question :
« Vais-je décevoir le Grand Chancelier ? »
Les pierres s’animèrent immédiatement, commençant à flotter doucement dans la sphère irisée canalisée par Terheim, une vision magnifique, enchanteresse, dont il ne se lassait pas. Il se demanda subitement si ce n’était pas ce fugace sentiment de pouvoir et d’indicible beauté qui l’avait convaincu de rester pendant toutes ces années. Mais l’odeur caractéristique des dégagements de cette Magie emplit ses sinus et le rappela à l’ordre. Pour lui, ç’avait toujours été une odeur de tarte tout juste cuite. Il allait s’interroger sur la nature de l’odeur que pouvait bien sentir le Grand Chancelier, mais se concentra juste à temps sur la tâche qui le mobilisait, à savoir la lecture du mouvement des pierres. C’était là tout son art, et son travail, demandant une focalisation complète des yeux, des mains et de l’esprit. Des volumes entiers de grimoires, la mémoire des Anciens Maîtres, qu’il avait passé toute une partie de sa jeunesse à compulser et à intégrer aussi profondément que possible, pour ne pas avoir à se rappeler de tous les mouvements pendant la lecture, pour les interpréter ensuite. Il s’agissait de faire de la lecture un second instinct. Selon la doctrine, les esprits étaient censés vivre et s’imprégner de toutes les époques, passées comme futures, en simultané, et par les mouvements impulsés dans les pierres, manifester leur savoir au Lithospice. Charge à lui de savoir les lire correctement, selon les expériences cumulées de ceux avant lui, pourquoi pas même, avec de la chance, d’y déceler de nouvelles interprétations. Pour une question aussi simple, la lecture serait courte, et l’effort de mémorisation aisé. La danse des pierres ne dura que quelques sublimes secondes.
Il eût une pensée rapide mais néanmoins profondément émue pour son père, qui lui avait appris à être impassible sur commande, en dépit des circonstances, même les plus difficiles. Les pierres étaient formelles. En tout cas, selon l’interprétation qu’il faisait de leur très court mouvement. Il allait décevoir le Grand Chancelier. Aucune nuance dans le jugement, aucune échappatoire possible. Ce vieux Nain avait posé tant de questions, au fil des ans, qu’il saurait forcément que la réponse se devait d’être courte. Les pierres retombèrent sans bruit sur le tapis octonacle mais résonnèrent avec fracas dans l’âme de Terheim.
« Non. Je ne vous décevrai pas. »
Il n’avait pas pris le temps de réfléchir. Il ne pouvait pas se le permettre. Son ton était resté neutre, professionnel. Il n’avait pas tremblé. Comment n’avait-il pas tremblé ? Ses mains n’avaient même pas frémi. Sa honte ne connaissait aucune limite. Il brûlait de l’intérieur.
Leurs regards s’affrontèrent quelques très longues secondes. Le Grand Chancelier ne pourrait pas se laisser avoir, c’était impossible ! Il verrait bien l’embarras dans ses yeux, il sentirait bien que quelque chose ici n’allait pas ! Terheim se prépara déjà à ce que le couperet tombe. L’aventure aura été de courte durée. Un sourire suffisant et un court souffle moqueur lui échappèrent. Peut-être cela donna-t-il le change par un bienheureux quiproquo.
« Bien. Votre père m’avait assuré de la même chose, et je n’ai jamais eu à redire. Nous avions une relation riche, je le considérais comme un de mes plus proches et précieux amis. Nous nous verrons demain, avec d’autres questions, autrement plus complexes. J’espère seulement que vous serez plus prompt à vous installer cette fois. Belle lecture, néanmoins. Loués soient les pierres et les esprits. »
Sans un mot de plus, le Grand Chancelier salua le Lithospice et se dirigea vers la sortie, d’un pas assuré, laissant ce dernier assommé pour le compte. Quelques secondes supplémentaires s’écoulèrent, pendant lesquelles Terheim ne sût vraiment quoi faire, son regard oscillant entre la porte qui venait de se fermer et ses pierres, comme perdues sur le tapis octonacle, vidées de leur substance. Sa bouche s’ouvrait et se fermait, cherchant un souffle soudain court. Son cerveau était perdu, entre l’acte de parjure terrible qu’il venait de commettre, et le fait de s’en être sorti sans le moindre dommage, selon les apparences. Le Grand Chancelier avait-il été dupe, ou simplement plus sournois encore ?
Venait-il de vouer son âme aux démons ? Serait-il, après sa mort, de ces esprits maléfiques uniquement guidés par les mauvais instincts de sa vie écoulée? Ce mensonge était-il nécessaire ? Allait-il en entraîner d’autres ?
Il ferma son bureau aussitôt et rentra chez lui. Il ne pourrait pas travailler aujourd’hui.

Sa nuit avait été agitée, remplie de cauchemars, où il se voyait lui-même, sous les traits de son père, exprimant toute sa honte et sa déception à celui qu’il avait été pendant un si court instant. Il avait passé sa journée à ressasser sa décision et les questions qu’elle avait entraînées. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ni comment, lui, qui avait été élevé dans le respect de la vérité, de la parole donnée, avait soudainement pu mentir. Pour un métier que pendant si longtemps il n’avait accepté d’exercer que pour un ponctuel frisson de pouvoir, et pour ne pas humilier son père. Il avait là une voie de sortie royale, qui n’aurait pas atteint à sa dignité, lui permettant enfin de s’échapper de cet héritage non désiré. Il aurait pu retourner dans l’ombre, pourquoi pas même, partir de la Capitale, dans les plaines, là où la vie était moins guidée par la tradition, où elle dépendait des contacts frontaliers avec les autre Territoires, guidée par des intérêts plus modernes, plus pragmatiques. Mais non. Il avait choisi de mentir. Et il était incapable de comprendre pourquoi.
Résigné à ne pas pouvoir se reposer, il s’était levé très tôt afin de se rendre à son officine, bien avant les horaires de consultation publique. Il espérait qu’en y mettant enfin de l’ordre, il en mettrait un peu aussi dans sa tête. Mais alors qu’il rangeait les bibelots et bouquins de son père, son parjure ne fit que s’alourdir sur ses épaules et dans sa tête, ajoutant à son incompréhension. Il sentait bien que quelque chose, dans ses souvenirs ou son esprit, finirait à un moment par lui en révéler les raisons, mais de ne pas pouvoir mettre le doigt dessus lui était insupportable. Il finit par se faire une raison, à contrecœur. Il ferait son métier, devant vivre avec cette erreur, et la compenser au mieux en demeurant aussi droit que possible à l’avenir. C’était la seule solution pour pouvoir, un jour, être digne de son père et de son héritage. Après tout, ce n’était qu’un petit mensonge, peut-être même une prophétie auto-réalisatrice ? En assurant le Grand Chancelier de sa compétence, il se mettait dans une situation où l’échec ne serait jamais permis par la suite. Il trouverait toujours dans les pierres les réponses qu’il attendait, celles qui le satisferaient. Tout l’art du Lithospice n’était pas tant, après tout, de trouver les bonnes réponses ; mais de poser les bonnes questions. Et il avait mal formulée sa question. Oui, voilà. Il ne s’agissait pas de savoir si ce qu’il allait apprendre au Grand Chancelier allait un jour le décevoir ; c’était une évidence, cela arriverait forcément, toutes les journées apportaient leurs lots de mauvaises nouvelles. Il s’agissait plutôt de savoir si lui, en tant que Lithospice, allait le décevoir. Et ça, il ne pourrait le savoir que si le Grand Chancelier lui faisait reposer la question dans de meilleurs termes. Ou s’il osait lui-même les reformuler intelligemment.
C’était peut-être ça, sa mission, finalement. Corriger les questions pour que les réponses soient les bonnes. Il finit par se consoler en se disant qu’il avait simplement succombé à une pression inattendue. Et le Grand Chancelier n’avait pas été dupe, avec son expérience. Ce n’était qu’un test de sa résolution, de sa motivation à jouer selon les règles, pas de ses capacités de Lithospice. Il avait sûrement joué le même coup à son père, à l’époque. Cette séquence n’était qu’un avant-goût des jeux de pouvoir qu’il allait devoir subir, tout comme son père avait dû les subir avant lui, et y avait répondu à sa façon. Or, ce travail, cette fonction censément sacrée, Terheim n’y était destinée que par tradition, il ne l’avait jamais activement souhaitée ; mais il avait travaillé pour y être doué. Il trouverait donc sa façon de faire, de jouer à ces jeux de pouvoir auxquels son père n’avait pas eu le temps de le former ; qu’il avait sûrement gardés pour la fin, sans doute un aspect vital mais délicat de ce travail singulier. Et puis après tout, aux démons les bonnes manières de son père, les anciennes traditions. Puisqu’il n’avait plus vraiment le choix, il tracerait sa propre voie. Ce serait comme ça qu’il imposerait sa personnalité et pourrait faire changer les choses de l’intérieur. Ce mensonge n’avait été que le déclic nécessaire pour se rendre compte du rôle qu’il pouvait jouer.
Il allait nécessairement décevoir ses clients, un jour, même dans d’infimes proportions. Les réponses ne sont pas toujours celles qu’on veut entendre, mais il lui fallait les formuler de la bonne façon pour qu’elles soient bonnes à entendre, malgré tout. Ce serait en étant pleinement honnête, mais plus intelligent, à l’avenir, qu’il ne décevrait pas, dans le grand schéma des choses. Il reformulerait les questions, pour trouver les bonnes réponses, quitte à décevoir, peut-être, pendant de courts instants. Mais on verrait, à terme, qu’il avait raison ; quelques moments de doute valaient bien la vérité.
Ce fut fort de cette nouvelle résolution qu’il s’installa finalement à son bureau, prêt à accueillir ses premiers clients.
Mais personne ne vint.
À l’heure d’ouverture, personne à sa porte. Personne même dans la rue, d’ailleurs. Lui qui se souvenait des longues files d’attente auxquelles avait droit son père, qui bloquaient parfois l’accès aux commerces et cabinets attenants, il fut aussi interloqué que vexé. Peut-être la nouvelle de la réouverture du cabinet n’avait pas été inscrite au journal officiel, malgré ses efforts en ce sens ? Ou bien le Grand Chancelier avait-il bloqué les consultations à son seul profit pour cette journée ? Après tout, il avait deux semaines de questions en retard, et la situation politique actuelle devait en rendre le nombre incalculable. Il ferma le cabinet, et son coffret en main, il se dirigea vers le quartier du Palais, pour en avoir le cœur net.
Et si son pas était d’abord décidé, il ralentit progressivement. Il avait soudain envie de profiter de la ville, elle qui était si belle, et qu’il n’avait jamais vraiment regardé autrement qu’avec ses yeux d’enfant. La soudaine mort de son père et l’appel vers la fonction avaient changé ça. Son salaire ne dépendrait plus que de lui-même. Toutes ces choses qu’il s’interdisait jusque là seraient siennes désormais, puisque ce seraient ses propres thaumas qui les paieraient, sans le sentiment de profiter d’un travail qu’il n’avait pas effectué. La bourse à sa hanche semblait d’autant plus lourde, tentatrice. Mais il avait du travail. Ou au moins la responsabilité de faire quelque chose pour être sûr de toujours en avoir dans les temps à venir. Il tapota tout de même le joli contenant de cuir glissé à sa ceinture, juste pour le plaisir de se dire que ce qui était dedans n’était qu’à lui, et à personne d’autre. Un sourire fugace se dessina sur son visage, en se rappelant de la fois où sa mère lui avait montré comment en canaliser lui-même, lui signifiant bien qu’il était trop jeune pour vraiment en avoir le droit, sous le regard sévère de son père, pas vraiment convaincu de la nécessité de la démarche, plutôt partisan de l’idée que les choses devaient être faites en leur temps. L’avance ou le retard lui étaient des concepts étrangers, des anomalies qui ne le concernaient pas.
Mais il secoua la tête, détourna son attention du grand plafond de pierre, des magnifiques parois ouvragées de la grotte de Lithärs, des lampions, des enseignes illuminées de Magie, des échoppes qui commençaient tout juste à s’animer, de la vie qui envahissait les rues. Il tâcha de répondre à chaque signe de tête respectueux envers son uniforme et sa fonction, de ne pas montrer son empressement, de se rassurer ; tout cela n’était qu’un contretemps, un simple malentendu. Après tout, on reconnaissait son uniforme, on lui témoignait du respect. Il ne put s’empêcher d’en concevoir un certain orgueil.
Des policiers étaient de plus en plus présents au fil des rues qui l’approchaient du Palais, parfois rejoints par des gardes. Rien d’étonnant en soi, mais une saturation de résidus de Magie dans l’air et sur les pavements lui faisait sentir que quelque chose n’allait pas. Une tension sur les visages, des éclats de voix, de l’agitation, de multiples canalisations de sorts, ça et là. Il ralentit, à quelques blocs de sa destination, et se mit à hésiter. Plus il avançait, plus les policiers étaient nombreux et visiblement nerveux. Eux aussi canalisaient des sorts, ou tentaient d’empêcher certains badauds de le faire. Et si les gens le regardaient avec tant de déférence, c’était peut-être bien parce qu’ils semblaient attendre une réaction de sa part ; à un événement dont il ignorait la nature. Il se passait quelque chose au Palais qui avait commencé à paralyser l’entièreté de la Capitale, et qui se répandait très vite, bien plus vite qu’il n’avançait vers sa destination. Son hésitation se dissipa. Il pressa de nouveau le pas, tentant de conserver son impassibilité de façade aussi solide que possible. Personne n’osait lui adresser la parole, bien qu’on lui laissât systématiquement le passage, alors même que la foule commençait à se densifier et à s’agiter de plus en plus. Il entendait à peine les échanges murmurés dans son sillage ; incessantes manifestations de peur, d’angoisse, de panique, parfois de colère pour certains. Il ne réussit à capter aucun mot précis, et n’osa rien demander, de peur de briser la mystique qui semblait soudain l’entourer.
Il finit par atteindre la grille du Palais, magnifique bâtiment troglodyte, engoncé dans la paroi nord de la gigantesque caverne qui constituait Lithärs, la capitale du royaume des Nains. Des gardes, en nombre bien supérieur à l’habitude, dans un état de nerfs inquiétant, tentaient tant bien que mal de contenir la masse de citoyens inquiets, qui semblaient réclamer des informations sur la situation à l’intérieur. La tension était encore montée d’un cran, palpable, épaississant l’air d’effluves Magiques. Les résidus se glissaient dans les narines comme sur la peau. Nul besoin d’être Lithospice pour lire la situation ; de mauvaises augures, où que l’œil se pose.
Terheim sentit regonfler en lui cet irrépressible sentiment d’orgueil alors qu’une partie de la foule sembla se calmer à sa seule vue, apportant une certaine sérénité même aux plus remontés, se répandant comme une vague. Il n’était pas seulement le bienvenu, il était attendu ; les badauds s’écartèrent spontanément pour lui créer un chemin vers l’entrée et certains des gardes, visiblement soulagés. Il prit une profonde inspiration et continua sans s’arrêter, comme si tout cela était parfaitement normal et qu’il avait la situation en main. Il se mit à songer que le mensonge lui venait bien trop facilement ces derniers jours, mais se reprit face à l’évidente importance du moment en cours. Il franchit les grilles, et derrière lui, le calme laissa place à une étrange sidération.
Alors qu’il posait un premier pied sur les marches du Palais, il dût tout de même faire une petite pause, relevant brièvement la tête, pour mesurer ce qui était en train de lui arriver. Du jour au lendemain, il allait pouvoir accéder à un lieu où le commun des mortels n’avait normalement pas le droit d’entrer. Et il ne savait toujours pas ce qui lui valait cette soudaine autorisation, mettant de côté son statut seul. Son père avait dû attendre plusieurs années lui-même pour accéder au palais en sa qualité de Lithospice royal. Sa confusion enflait en même temps que sa curiosité. Mais il n’eut pas vraiment le temps de s’interroger, alors que la grande porte s’ouvrait devant lui, laissant passer deux gardes royaux, l’air renfrogné de ceux qui n’ont qu’un boulot à faire, et un seul. Il le saisirent chacun par un bras et lui firent couvrir la distance restante sans plus de cérémonie.
Il se retrouva jeté au sol avec force, le bruit de ses genoux sur le marbre fut couvert par celui des lourds battants. Il grimaça sous l’impact, et laissa échapper un gémissement, malgré l’amorti offert par l’épais tapis qui avait accueilli sa chute. Encore un peu plus confus par les quelques intenses secondes qui venaient de s’écouler, sans compter le chemin qui l’avait mené jusque là, il ne fut pour autant pas vraiment surpris par celui qui se tenait devant lui.
C’était lui, bien évidemment. Avec sur le visage un air de satisfaction malsaine dont Terheim n’aurait su évaluer les origines, ni les intentions. Le Grand Chancelier le contempla quelques secondes, comme pour asseoir un peu plus sa domination. Comme si le fait d’avoir été littéralement jeté à genoux à ses pieds n’avait pas été suffisant. Toujours ces damnés jeux. Et puis, toujours sans un mot, il effectua un demi-tour dramatique, faisant voler son épaisse cape autour de lui, et s’enfonça dans le couloir d’un pas décidé. Terheim resta interdit l’espace d’un court instant avant de secouer la tête, réveillé par le bruit des armures des deux gardes qui se retiraient dans l’ombre des immenses colonnes qui ceignaient l’ouverture par laquelle ils l’avaient amené ici. Pas de doute, on savait contrôler ses effets par ici, rien n’était laissé au hasard.
Il se releva précipitamment, ramassa son coffret qu’il avait laissé échapper, vérifia son état par acquit de conscience, manquant de trébucher sur le tapis alors qu’il s’élançait en même temps pour rejoindre le Grand Chancelier. Ce dernier avait déjà couvert une certaine distance et ne faisait pas mine de ralentir. Bien que perturbé et la tête remplie de questions qui lui semblaient toutes aussi vitales les unes que les autres, Terheim ne put s’empêcher d’admirer fugacement les murs du grand couloir, taillées à même la pierre. Des portes et des portraits, autant d’ouvertures sur des quantités de destins et d’histoires dont il n’avait même pas idée, des secrets par milliers, et ni le temps ni la légitimité pour pouvoir prendre le temps de tous les percer, ni même les effleurer. Pourquoi l’avait-on attendu ici ? Était-il seulement attendu ?
Essoufflé, il arriva finalement à la hauteur du Grand Chancelier, mais par pure circonspection, se contenta de rester dans ses pas, en retrait. Le silence se fit très lourd, pesant sur les épaules de Terheim, qui commença à se recroqueviller, comme écrasé sous le poids des années de règne représentées un peu partout sur leur long trajet vers l’extrémité du Palais, construit tout en profondeur, sans aucune verticalité ; seuls les Nains dont le statut l’autorisait étaient admis ici en temps normal, et tout était fait pour qu’on s’en rappelle. Ils finirent par arriver devant une lourde double porte, exacte réplique de celle de l’entrée, faisant presque douter le Lithospice ; avaient-ils en fait tourné en rond tout ce temps pour se retrouver à leur point de départ ? Il ne put s’empêcher de jeter un œil derrière lui pour en avoir le cœur net, sans pouvoir en avoir le cœur net..
Il n’eut pas trop le temps d’y penser, cependant, alors que l’un des battants pivota sans bruit, et que le Grand Chancelier pivota également, presque dans l’exact mouvement inverse, pour lui faire signe de franchir ce seuil, seul cette fois. Son expression demeurait indéchiffrable.
« Ne me décevez pas, Terheim. Pensez à votre père et tout ce qu’il vous a appris. »
Terheim n’eut qu’un instant d’hésitation, ne pouvant se permettre de laisser planer le moindre doute sur sa conviction. Il sentait bien que l’image de lui qu’il renverrait aujourd’hui jouerait sur sa réputation, et donc sur sa carrière. Il chassa son père de son esprit ; il refusait de jouer le jeu du Grand Chancelier. Une fois passée la porte, cependant, il ne put vraiment s’empêcher de se recroqueviller encore plus. Il avait l’impression d’être de retour à l’école, convoqué chez le Disciplineur, pour répondre d’une faute qu’il ignorait avoir commise. Il sursauta alors que la porte claqua dans son dos, porta la main à son cœur sous le coup de l’émotion. Et ne put retenir le début d’un petit sifflement d’admiration devant la magnificence de la pièce dans laquelle il avait été introduit. Et le ravala bien vite en prenant conscience que l’étalage criard de faste et le luxe en question ne pouvaient probablement signifier qu’une seule chose.
Ces tentures de pourpre, ces pioches d’apparat, ces tableaux, ces minerais et lingots de métaux précieux, disposés contre les murs, sur des meubles, d’un bois non moins précieux, surtout si profondément sous la montagne ; tout criait la royauté et l’oubli des réalités quotidiennes. Sans le savoir, il avait rendez-vous avec le Roi. Sa main n’avait pas quitté son cœur, elle se crispa dessus, de peur d’avoir raté un peu trop de battements à la suite. Il se sentit soudainement très à l’étroit sous son uniforme, suant par tous les pores de sa peau, se sentant presque fondre au travers les mailles de l’épais tissu. Ses genoux cédèrent sous lui et il se pencha pour reprendre son souffle. Sans succès. Sa bouche était sèche, son dos trempé, cruel contraste.
Le Roi était-il seulement là ? Il n’émanait aucune énergie de la pièce entière, peut-être à cause du vaste espace laissé libre entre les diverses zones de vie aménagées à ses coins. Le Roi avait de quoi vivre seul dans cette pièce pendant un temps quasi-illimité, ayant même un garde-manger à sa disposition ! Ce n’était pas tant une pièce qu’un appartement à part entière que Terheim avait sous les yeux ; et bien qu’il n’en ait encore pas tout vu, il savait qu’il avait posé les yeux sur une quantité de richesses qu’une vie entière ne lui suffirait pas à acquérir.
Il resta un temps sur place, sans bouger ni que rien ne se passe, dans l’expectative, ce qui lui permit d’enfin revenir à un certain niveau de sérénité ; il en fût reconnaissant. Pour ce qui était un honneur suprême, il aurait été dommage d’être dans un état de complète confusion, gâchant l’instant comme son image ; et son image, c’était tout de même une partie de son gagne-pain. Enfin, ce qui devrait être son gagne-pain ; de toute évidence, rien n’était encore fait.
« Je vois que vous avez bien reçu mon petit message implicite. Je vois également que vous êtes parvenu à reprendre une bonne partie de votre composition. Voilà qui augure à merveille de nos relations à venir ! J’aime à travailler avec des gens capables de gérer leurs émotions. »
Il était sorti de derrière un meuble, plus loin dans la pièce. Soit un passage caché – ou discret, c’était difficile à dire, de cette distance – soit une simple volonté de prendre le Lithospice au dépourvu. Auquel cas il aurait attendu, caché là, pendant plusieurs minutes. Étant donné la réputation de ce Roi pour le spectaculaire et les effets d’annonce, Terheim aurait pu facilement pencher pour la deuxième hypothèse mais préféra réserver son jugement. Il se contenta d’un profond et solennel salut, tentant de projeter l’air grave de celui qui maîtrise la situation. Sans succès, puisque le Roi lui répondit d’un salut bien plus léger, et surtout d’un rire sardonique qui disait bien à quel point il ne s’en laissait pas compter. Il se saisit nonchalamment d’une cartouche de bière noire dont l’apparence ancienne trahissait un millésime excessivement coûteux, sans même un regard ou un mot pour Terheim. Il en ôta le bouchon avec les dents et le recracha sans plus de cérémonie derrière lui. Dans le même élan, il en huma le bouquet puis fit glisser quelques sirupeuses gouttes de l’épais breuvage sur sa langue, la tête complètement basculée en arrière. Il profitait d’un luxe inouï devant son serviteur sans lui proposer quoi que ce soit, et le faisait d’une façon terriblement cavalière. Le manque de respect comme le désir d’humilier étaient profondément insultants. Il s’agissait d’affirmer son statut, rien d’autre. Lui aussi était un joueur, bien plus grossier que son Grand Chancelier. Le silence se fit éternité alors qu’il dégustait pensivement son élixir, le faisant rouler sous son palais et contre ses joues, se permettant même de prendre le temps de faire croquer entre ses incisives quelques cristaux en suspension dans le breuvage, jetant à l’occasion un regard curieux, amusé, sur Terheim, sondant sa réaction. Il finit enfin par avaler sa gorgée, et laissa échapper un soupir moqueur qui lui souleva brièvement les épaules. Le jeune Lithospice ne parvenait pas, malgré ses meilleurs efforts, à empêcher ses mâchoires de se contracter. Son souffle était court de colère.
« Comme c’est charmant, tout de même, de se donner autant de mal. Je suis si navré que votre père n’ait pas eu le temps de vous former jusqu’au bout. D’après le Chancelier, vous êtes tout à fait capable, et avez même montré des capacités d’apprentissage qui nous seront très utiles pour gagner du temps ; mais l’essentiel demeure, vous n’êtes qu’un Lithospice, sans les armes Royales dont j’ai besoin. Vous croyez encore trop à votre nature et ignorez trop de votre fonction. Cependant, vos prédispositions me font croire que vous pourrez m’être utile ; la preuve en est, vous êtes venu ce matin. Si cela n’avait pas été le cas, vous auriez été renvoyé d’office. »
Terheim se sentit pris au piège. Ses résolutions s’envolèrent alors qu’il comprenait enfin qu’il n’était rien. Il n’avait aucun pouvoir. Un minuscule engrenage perdu dans un rouage immense qui prenait soudain conscience de sa faiblesse et de son statut accessoire, simplement parce qu’il n’avait jamais pu appréhender l’ampleur de la machine dans laquelle il avait été placé. Il n’avait pas été invité. Il avait été convoqué. Et avec une telle puissance qu’il l’avait ignoré jusqu’à ce qu’on lui dise, sans que l’issue ait jamais pu être différente pour autant. Ce sentiment d’inéluctabilité a posteriori rendait la réalisation encore plus violente. Il n’osait même pas parler sans y avoir été invité, et le regard de satisfaction goguenarde du Roi le brûlait de l’intérieur. Un sentiment auquel il ne souhaitait pas devoir s’habituer, tout en sachant que ce ne serait certainement pas la dernière fois qu’il allait le vivre. Il ne savait pas s’il devait se sentir profondément humilié ou simplement impressionné. Dans le doute, il continua de se taire et de voir où tout cela allait le mener.
« Pour en venir directement à l’objet de votre présence ici ce matin, et par extension à l’agitation à l’extérieur du Palais, c’est très simple ; même vous devriez comprendre sans trop d’efforts. Je vous fais grâce des détails, mais ma position en tant que Roi devient compliquée à tenir. J’ai donc décidé de provoquer des élections anticipées. Et vous allez m’aider à les remporter ; voilà. »
Terheim eût un hoquet de surprise, suivi d’un éclat de rire incrédule, sous le regard médusé du Roi. Il avait bien conscience de l’outrecuidance de sa réaction, mais c’était tout simplement plus fort que lui, le seul moyen que son esprit et son corps réunis avaient trouvé pour se soulager un tant soit peu du surplus de pression qu’il venait de subir, à la simple pensée de la responsabilité qui allait être la sienne.
Un dicton répandu partout sur Mölÿazah disait avec ironie, mais non sans exactitude, que « Les Nains ne font rien comme tout le monde ». Leurs élections n’échappaient évidemment pas à la règle.
Plutôt que de confier leur mandat suprême par un suffrage sélectif ou une logique de succession, comme la plupart des autres Territoires, les Nains avaient fait le choix, selon leurs propres termes, de « confier ce choix aux esprits ». Le Grand Chancelier, dont la fonction sacrée était transmise par un régime d’apprentissage secret, et non moins sacré, était chargé de créer une série d’épreuves spécifiques à chaque élection, afin de donner à chacun des candidats en lice une chance de briller. Le Grand Chancelier était seul juge des critères de jugement au sein des différents classements, et en laissait le jugement final à un jury de citoyens et citoyennes tirés au sort, qui assistait aux épreuves, tenues en public. Le système avait été maintes fois décrié, surtout par ceux et celles qui y avaient participé sans succès ; car au delà de l’opacité de son organisation, il laissait libre cours à toutes les tentatives de triches et de corruption possibles. L’argument le plus souvent déployé était que savoir bien tricher, tout comme parvenir à se hisser à des positions où les thaumas coulaient à flot pour les dépenser en pot-de-vins, étaient des signes de mérite comme les autres aux yeux des esprits pour accéder à la fonction suprême. Sans compter la réputation de popularité du processus auprès de la population, car il donnait lieu à des événements de proportions épiques, durant parfois des semaines entières, entre disputes sur les résultats et épreuves supplémentaires afin de départager les différents participants en cas d’égalités ou de litiges. N’importe quel grand-parent Nain avait une pléthore d’anecdotes croustillantes sur au moins une élection passée à partager avec sa descendance au coin du feu, les longs soirs de saison froide. Presque tous les coups y étaient permis, le spectacle était assuré. À tel point que certaines élections, annoncées avec suffisamment d’avance, avaient même pu attirer des dignitaires étrangers, tout comme des gens du commun, venus de tout Mölÿazah. Même Albrë s’était fendu de quelques histoires à l’occasion, lui qui n’était pas coutumier du partage.
En sa qualité de Lithospice Royal, Terheim allait donc devoir aider le Roi actuel à prédire les candidats et épreuves à venir, comme leurs issues les plus probables afin de lui permettre de se maintenir à son poste. Poser les bonnes questions pour lui fournir les meilleures réponses, et sauver sa propre position, par la même occasion. Dans le cas contraire, il allait sans doute boire sa dernière pinte. Pas de pression donc.
Alors que son rire s’estompait finalement dans un souffle, Terheim se mit à tousser, par pur réflexe d’abord, puis pour retrouver un semblant de contenance. Au regard désormais courroucé du Souverain, sa réaction n’avait de toute évidence pas été celle qu’il avait attendue de sa part. Mais il ne put s’empêcher de penser qu’à sa décharge, pour une première journée de travail officielle et un contact assez original avec son employeur, il avait quand même le droit à une mission pour le moins ambitieuse. Il reprit le contrôle de lui-même et tâcha de se redresser pour se donner une image plus respectable, et surtout, responsable.
« Pardon Votre Altesse. Je confesse avoir été pour le moins pris de court. Mais bien entendu, vous pouvez compter sur moi. Voulez-vous procéder à quelques lectures préliminaires afin de déjà nous préparer à la suite des événements, ou avez-vous des exigences dont vous voudriez me faire part avant cela ? »
Il avait tenté de garder un ton aussi protocolaire et monocorde que possible, pour ne pêcher ni par flagornerie ni par arrogance. Le visage du Roi se détendit considérablement, signe que les mots comme l’attitude qu’il avait déployés avaient été les bons. Il avait gagné un sursis considérable, et il avait déjà trouvé une clé de manœuvre sur le Souverain ; elle pourrait lui être utile par la suite.
Ce dernier se détendit et lui indiqua son bureau, d’un geste de la main qui se voulait sans doute magnanime et élégant, mais qui trahissait surtout son habitude d’être obéi au doigt et à l’œil, sans contestation. Pour preuve, il n’adressa pas un regard à Terheim alors qu’il allait s’asseoir de l’autre côté ; il débarrassa un espace suffisant sur son bureau pour que son Lithospice puisse faire tranquillement son office, mais se renversa dans son fauteuil et posa ses deux pieds sur un coin de meuble. Le jeune Nain comprit le message et vint s’installer en vitesse, cachant tant bien que mal à quel point il était impressionné et dépassé parce qui se passait ici. La matinée s’annonçait longue et éprouvante.

Ces trois semaines étaient passées bien trop vite, et de façon bien plus intense que tout ce qu’il aurait pu anticiper, avec ou sans vision Lithospistique préalable. Engoncé dans la tribune royale, à la droite du Souverain, à sa place, désormais officielle, Terheim ne pouvait s’empêcher de ressasser, encore et encore, toutes les choses qu’il avait découvertes pendant son court mais épuisant office au service du Roi. Tant de mensonges et de faux-semblants dont il avait pu se vanter de ne pas être dupe, mais dont il n’avait finalement pas la moindre véritable idée. Amené par le Roi à poser un certain nombres de questions aux pierres qu’ils n’aurait jamais même songé à formuler dans l’intimité de son esprit, il avait découvert que le monde de la politique Naine était encore plus retors, pervers et corrompu qu’il ne le pensait. Un festival d’horreur, de dévoiement moral et d’isolation idéologique auquel rien n’aurait pu le préparer. Surtout pas son père d’ailleurs, à qui il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir de ne jamais lui avoir fait comprendre ce que la fonction suggérait de soumission et de compromission.
Il avait fait de son mieux pour demeurer neutre dans l’exécution de sa tâche, de demeurer aussi impassible, professionnel que possible, dans une tentative tardive et désespérée de préserver sa propre image par rapport à celle qu’il gardait d’Albrë. Il s’agissait avant tout de protéger sa fonction et son poste : assurer la réélection du Roi en place, c’était s’assurer une rente longue durée et la sécurité d’un emploi très confortable. Mais cet aspect là, il avait beaucoup de mal à le reconnaître, et encore plus à réellement l’assumer. Fût un temps où il aurait aimé faire les choses par passion, dans un élan enfiévré vers le bien commun ; mais il n’avait que trop conscience, déjà, qu’il avait perdu ce combat. Il n’avait aucune chance de faire changer les choses de là où il se tenait. Il prendrait le temps de se détester plus tard pour son égoïsme ou sa lâcheté ; pour le moment, il devait s’assurer que son travail avait été utile, et que ce qui lui restait à faire le serait aussi. S’il voulait avoir ne serait-ce qu’une infime une chance de jamais faire son travail pour les bonnes raisons, il lui faudrait d’abord le conserver.
Il se sentait stupide, à vrai dire, ridicule même, les mains en tension permanente, prêtes à se dresser au dessus de son octonacle, à poser la moindre question qui pourrait surgir, afin d’aider le Roi à engranger la moindre bribe d’information pertinente. La première épreuve allait être dévoilée et lancée dans moins de dix minutes. Comme le voulait la tradition, le Grand Chancelier était le seul véritablement au courant de ses modalités, comme pour celles qui suivraient ; la capacité d’adaptation était considérée primordiale pour le jugement des candidats. Bien entendu, Terheim avait pu déterminer avec une quasi-certitude la nature de la première épreuve ; après tout, il avait été engagé pour cela. Ce serait une épreuve purement physique, sans doute une course d’obstacles. Il ne fallait pas écarter la possibilité d’une très mauvaise surprise, le Grand Chancelier n’en était pas à ses premières élections, et il était connu et reconnu pour sa capacité à toujours avoir trois coups d’avances sur tout le monde. Mais pas cette fois. Terheim était sûr de lui, et au delà des pierres, de trop nombreux indices extérieurs tendaient à montrer que sa vision était la bonne.
En contrebas, aux abords de l’arène, les autres candidats attendaient eux aussi, assis sur différents sièges luxueux, puisque seuls ceux issus de l’aristocratie Naine osaient se présenter. Il fallait des ressources pour anticiper les épreuves et avoir une chance d’y participer avec le moindre espoir de succès. Sept candidats, en plus du Roi qui attendait encore un peu avant de daigner descendre les rejoindre, puant la richesse crasse qui ignore l’existence même d’un monde en dehors de sa propre réalité. Si l’on regardait bien, on pouvait voir que leurs habits, cependant, étaient tous relativement légers. Rapides à retirer ou à ajuster. Ça et là, on pouvait deviner des chaussures adaptées à la course, des tissus légers, plus bruts, à la coupe idéale pour des épreuves physiques, qui ne risquaient pas de souffrir de l’usure. Comme les candidats perdants, en somme : à usage unique. Tout le monde n’avait pas un Lithospice à sa disposition, mais d’autres entrées existaient dans le monde du Grand Chancelier et de ceux qui le servaient. Au moins deux des candidats pensaient d’ailleurs se l’être mis dans la poche, mais les pierres avaient été formelles : aussi sournois et mystérieux qu’il fût, le Grand Chancelier était incorruptible et fidèle à sa fonction. Il avait empoché les sommes promises mais ne comptait aucunement céder à une quelconque forme de pression. Le Roi avait même avancé que ces tentatives de corruption n’auraient comme conséquence que faire baisser le total de points des contrevenants, le jury populaire serait intraitable. Il avait même ri en le disant. Terheim n’avait pas compris la blague. Mais ce n’était pas son boulot après tout.
Non, son boulot, aujourd’hui, pour cette première épreuve officielle, ce ne serait qu’être attentif et, surtout, réactif. Il lui fallait faire un grand effort de concentration comme de retenue pour éviter d’insuffler le petit dispositif magique de communication à distance que le Roi avait très discrètement fait installer entre eux deux. Il lui démangeait l’oreille et lui donnait l’horrible impression de ne pas être discret pour un thauma. Puisque toute interférence magique venant de l’extérieur de l’arène était interdite, afin d’éviter le moindre risque de détection avant l’épreuve, ils ne l’avaient pas encore testé ; et cela angoissait terriblement Terheim. S’il devait ne pas fonctionner, il savait pertinemment que ce ne serait pas de sa faute, mais sentait que le Roi était tout de même du genre à le lui reprocher si cela devait arriver. Sans compter qu’en cas de dysfonctionnement, c’était un avantage de taille qui disparaissait. En lisant le présent en temps réel dans la danse des pierres, Terheim pouvait guider le Roi au mieux, presque au geste près ! Ils s’étaient entraînés près de quatre journées entières afin de se coordonner au mieux. Le Lithospice avait lui-même été surpris des progrès qu’il avait accomplis, comme de sa nouvelle vitesse de lecture, uniquement due à la pression qu’il subissait – et qu’il se mettait lui-même – depuis son entrée en fonction. Mais malgré sa boule au ventre permanente, il était tout de même reconnaissant de l’opportunité, ou du moins il se réjouissait de l’expérience accumulée. Sans compter cette éternelle sensation de pouvoir. Il avait même commencé à affiner ses interprétations, leur conférant une valeur nouvelle dans son esprit. Il avait enfin pris confiance dans la danse de pierres. Si des charlatans avaient pu se servir de l’aura sacrée de la Lithospicie pour leur profit personnel, et ainsi en faire douter certains, il n’en était plus rien pour lui. Les pierres ne mentaient jamais, il fallait simplement savoir les lire, et le faire de façon aussi honnête et sincère que possible. Selon toutes les projections, sa participation indirecte aux épreuves électives rendait la victoire du Roi presque inéluctable. À moins d’une grossière erreur, ou d’une trahison de sa part, les deux étant inimaginables, Terheim était en train de s’assurer un poste confortable pour une très longue période. Son instinct de survie lui commandait de tout faire en ce sens, de toute façon.
Et pourtant, malgré ces certitudes, dont il essayait de ne pas se départir, ses mains ne semblaient pouvoir s’arrêter de trembler, comme ses entrailles ne semblaient vouloir se dénouer. Quoiqu’il arrive, quoiqu’il se dise, quoiqu’il voit dans la danse des pierres, il aurait toujours un doute. Il pouvait toujours avoir oublié un détail, une probabilité autre. Ce monde était bien trop complexe, trop corrompu pour lui. Mais il y appartenait maintenant. Et il ne se voyait plus tenter d’en sortir. Il n’avait plus le choix. Sa peur lui avait ordonné de suivre le mouvement, et il était désormais piégé.
Trop absorbé par le flux chaotique de ses pensées, il ne sentit pas l’excitation croître dans les gradins bondés, alors que le Roi amorçait finalement sa descente vers l’arène. Une vague de bruit qui le cueillit subitement, à l’instant où le pied du suzerain crissa sur le sable pour la première fois. Un bref instant de silence succéda au bourdonnement des discussions, aussitôt comblé par un rugissement de ferveur populaire. La première épreuve allait officiellement être lancée. Enfin !
Le Grand Chancelier, au centre de toutes les attentions, resplendissant d’importance dans son uniforme d’apparat, ne s’embarrassa d’aucun discours. Il tapa brièvement dans ses mains et de ce fait ordonna le dévoilement du parcours d’obstacle, que les mages royaux s’empressèrent d’invoquer du néant par la Magie Elémentale, convertissant une bonne partie du sable en une foule d’agrès, selon les plans qui leur avaient été fournis au préalable ; chacun sa section, afin, probablement, d’éviter que trop de leurs détails puissent être facilement obtenus par les aristocrates les plus fortunés se délestant de leurs thaumas de poche.
La course serait longue et difficile. Dangereuse, même, puisque des machines furent extraites des différents accès à l’arène par une petite armée de fonctionnaires de la Couronne. Terheim ne put d’ailleurs s’empêcher de compter parmi elles les options qu’ils avaient su anticiper avec le Roi. Un sourire de fierté se dessina sur son visage malgré lui. Un quasi sans faute. Seule la machine faisant la jonction entre les deux dernières sections avait échappée à sa Lithospicie. Il n’en conçut aucune honte ; il aurait été impossible pour lui d’anticiper un maillet de bois géant, renforcé d’acier, monté sur un improbable montage mécanique non moins impressionnant, battant le sol en rythme, faisant trembler la poussière à chaque impact. La foule était déjà en délire à l’idée de la violence de l’affrontement qui se profilait. Le Grand Chancelier avait vu très grand. Il n’y aurait aucune pitié ; le moindre Nain calculant mal son passage dans la zone se verrait écrasé sans espoir d’en réchapper indemne. Si tant est qu’il parvienne jusque là entier, bien entendu. Terheim se souvint alors d’une donnée essentielle. Il ne s’agissait pas tant d’arriver le premier au bout, il s’agissait, avant tout, d’être le dernier debout, et a fortiori, en état de continuer. Cette première épreuve avait comme ambition de procéder à un écrémage drastique.
Encore une fois absorbé par les événements et son devoir, il fût surpris de sentir le silence se faire brusquement. Il chercha des yeux la source d’une telle réserve, d’un public jusque là presque en transe. Le Grand Chancelier, évidemment, qui avait levé les bras, tout sourire, et avait invoqué une sorte de bulle translucide autour de sa tête, permettant à tout le monde, jusqu’au plus profond des gradins, de le voir et de l’entendre au mieux, sans avoir à élever la voix. De la Magie Animique de très haut niveau, puissante, canalisée semblait-il sans le moindre effort, qui imposa un profond respect au Lithospice. Ce sourire, grandi par le sort, avait quelque chose d’inquiétant, et de profondément déplacé. Cette fois-ci, Terheim comprit instantanément, sans l’aide des pierres ; après tout, la réputation de l’organisateur le précédait. Il avait berné tout le monde et prévu une option supplémentaire, quelque chose pour mettre tout le monde à égalité, réellement, sans possibilité de tricher, cette fois.
Il entonna son discours d’une voix forte, dépourvue de la moindre émotion, protocolaire, et d’autant plus cruelle.
« Peuple de Lithärs. Vous savez comme moi pourquoi nous sommes tous ici. Nous allons assister tous ensemble à la première épreuve de l’élection par les esprits. »
Un nouveau rugissement de la foule répondit à cette affirmation et à la pause savante que le Grand Chancelier avait ménagé ; encore plus puissant que les précédents, inspiré d’une rage peu commune. La foule avait soif de sang. Terheim se mit à craindre la suite. Il se passait quelque chose de peu commun. Il planait soudain sur l’arène une atmosphère historique. Le genre d’atmosphère qui ne présageait rien de bon. Ses mains et son esprit s’activèrent instinctivement au dessus de son octonacle, malgré la consigne stricte de ne rien en faire sans un ordre du Roi. Il fallait qu’il sache. Il contrevint sans même y penser à la tradition, n’articulant pas ses questions à haute voix. Le Grand Chancelier fit taire les cris d’un simple mouvement des bras. Son autorité était terrifiante, presque surnaturelle.
« Cependant, avant que je ne la lance officiellement, il me faut être avec vous tous parfaitement… transparent. »
Son sourire s’était fait carnassier, ravi de l’influence qu’il parvenait à avoir sur toutes les forces en présence, à la seule puissance de son aura sacrée. Son regard se tourna vers les candidats, interdits, dont l’angoisse s’était faite palpable, à la hauteur de l’incompréhension. Même le Roi avait perdu sa superbe habituelle. De là où il était, Terheim pouvait sentir sa confusion et son indécision. Il capta même un infime mouvement de son bras, tout juste retenu ; il hésitait à contacter son Lithospice à l’instant, pour tenter de garder une longueur d’avance sur ses concurrents. Seul un subtil sursaut des yeux de son Grand Chancelier, pas dupe un seul instant, sembla finalement l’en dissuader. L’ambiance se fit moite. Tout le monde souffrait de la même sueur froide, de la même torsion des boyaux.
« En effet, l’heure est grave. Ces élections sont les cinquièmes que je préside en tant que votre Grand Chancelier. Et en tant que tel, jamais je n’avais connu un tel dévoiement de nos valeurs, une telle corruption parmi nos candidats ; et je pèse mes mots. Il n’est pas temps d’entrer dans les détails, mais je vous dirais seulement ceci : le montant cumulé des fortunes dépensées par les différents candidats ici-présents afin d’obtenir des informations sur la tenue de nos épreuves sacrées dépasse à lui seul le budget nécessaire au fonctionnement de nos institutions territoriales les plus vitales. Pour près de trois années consécutives. Ces élections ne sont plus qu’un jeu pour vous, et pour personne d’autre, à votre seul bénéfice. Les esprits, ce qu’ils ont à nous dire ne semble plus avoir d’importance à vos yeux. Vous les avez oubliés. Vous avez oublié le peuple qui dépend de vous tous. »
La sueur n’était plus froide, c’était désormais un torrent de glace qui s’insinuait sournoisement dans les colonnes vertébrales. Le silence était pire qu’assourdissant. Une inspiration commune à la totalité de la foule avait privé le stade entier d’air à respirer. Le monde était en apnée. Le Grand Chancelier avait cessé de goûter le plaisir de cet instant ; si tant est qu’il ne l’ait jamais aimé. Il ne faisait que ce qu’il estimait être juste, son appréciation ne rentrait pas en ligne de compte. Le chef d’accusation avait été prononcé, il était désormais temps d’asséner le verdict.
Et la sentence.
Il se tourna tout entier vers les candidats, pétrifiés par les regard accusateurs, injectés de sang, d’une foule qui était passé du délire enthousiaste à la colère muette. Les pareoles du Grand Chancelier lui avait rappelé les injustices de son quotidien, à des lieues de la joie d’un spectacle qui ne leur était plus destiné qu’afin de les faire taire. Une colère presque solide, palpable, qui pesait sur les épaules, si lourdement que personne parmi les candidats ne semblait plus capable du moindre mouvement.
« J’ai donc pris une décision. Qui je l’espère sera lourde de conséquences. Puisque vous semblez n’avoir plus aucun scrupule à tricher, je me suis permis moi aussi de contrevenir aux règles établies. Cette première épreuve sera la dernière. La seule. Aucun de vous ne sera couronné Roi aujourd’hui. Jamais. Puisque vous semblez ignorer que les actes ont des conséquences, qu’un monde existe en dehors du vôtre, que ce dernier souffre pourtant de vos inconséquences ; que vous faites pourtant une confiance aveugle dans le jugement des esprits lorsqu’il s’agit de vous conférer encore plus de pouvoir, alors je vous abandonne ici, et je vous laisse en leur sainte garde. »
Le temps se dilata encore un peu plus. Une rumeur commença à enfler doucement dans le stade et au cœur de l’arène. Que pouvait-il bien dire par là ?
Terheim fût alors le seul à savoir. Il devina quelques courtes secondes avant que les pierres ne répondent à sa question silencieuse. Le Grand Chancelier venait de prononcer, camouflée, une formule connue seule de sa fonction, qui signifiait sa démission immédiate et irrévocable. Son apprenti, où qu’il soit, dont l’identité était gardée secrète, connue seule des deux concernés, venait d’hériter de sa charge. Et la dernière décision officielle qu’il avait prise, une première dans toute l’Histoire des Nains, avait été d’annuler une élection, sans proposer de solution de rechange. Il venait de condamner la Royauté à mort. Et par la même, ses représentants.

Dans le fracas et la fureur qui s’était déchaînée ce jour là, personne n’avait vu ni entendu Terheim se débarrasser d’un petit montage magique qui s’était mis à hurler dans on oreille, puis se faufiler précipitamment à l’extérieur du stade. Et personne n’avait donc entendu son rire incrédule, pourtant tonitruant, résonner dans les ténèbres de son officine, lorsqu’il avait enfin osé demander aux pierres ce que l’avenir lui réservait. Il s’avérait simplement que tout le monde avait autre chose à faire que s’occuper de lui à cet instant précis.
Il n’ignorait pas qu’au moment même où il procédait à sa lecture, une sanglante et terrible révolution avait lieu. Il n’ignorait pas que le Roi qu’il avait servi pendant ses courtes et pourtant longues semaines était en train de se faire lyncher par une foule ivre de sang et de vengeance, en compagnie de ses compagnons de corruption. Il n’ignorait pas le paradoxe d’avoir échappé à la curée alors même qu’il avait été l’instrument de ce pouvoir ignorant, perpétuant l’injustice au nom d’un sacré qui ne les concernait qu’eux. Il n’ignorait rien de tout ça, non. Il avait envie de se trouver des excuses sans parvenir à en formuler qui puissent le satisfaire. Il avait été lâche, veule, avide. Il n’avait pas été à la hauteur de sa fonction, de son éducation ou de son Histoire. Et pourtant, il avait survécu. Il n’avait, à vrai dire, même pas été menacé. Loués étaient les esprits, il allait peut-être même être récompensé !

Pendant huit jours, la Capitale fut la proie d’une vague inarrêtable de violences. Tout ou presque fût mis à feu et à sang. Tout ce qui représentait ce si vieux pouvoir avait été mis à sac, sans recul ni nuances. Il ne s’agissait plus d’un jugement, plus d’une punition, simplement d’une sauvage réinitialisation.
Et pendant ces huit jours, Terheim attendit. Il se fit discret, ne faisant qu’attendre sans vouloir risquer de provoquer ce qu’il savait devoir lui échoir. Il goûta l’ironie de comprendre, petit à petit, que parfois, une seconde chance est la pire des punitions. Lui qui avait, pendant si longtemps, tenté d’éviter la moindre responsabilité, il allait finalement devoir faire face à son héritage, avec encore plus d’enjeux qu’il ne l’avais jamais craint. Il ne parvint jamais à trouver le moindre plaisir à cet état de fait. Il s’y plia, parce qu’il ne se voyait pas avoir d’autre choix.

Les émissaires de la Révolution en charge de le retrouver finirent par le rencontrer là où les pierres lui avaient dit qu’ils le trouveraient. Ce fût le seul symbole qu’il osa apprécier à sa juste valeur. Comme il l’avait lu, et comme elles l’avaient prédit, ils lui tendirent une enveloppe cachetée par une puissante Magie, marquée du sceau du Grand Chancelier, que lui seul pouvait ouvrir. Dedans, ses dernières instructions, datant de la veille du jour désormais à jamais connu comme le Jour de la Révolution des Esprits ; le jour de son dernier grand coup d’éclat, et de sa disparition.
Mais il n’était plus le Grand Chancelier, bien entendu. Il laissait sa place à Terheim. Et avec son titre, la charge de réorganiser le pouvoir, en association avec les meneurs émergents de la Révolution.

Le nouveau Grand Chancelier se leva pesamment, alourdi par sa nouvelle fonction. On dira plus tard de lui qu’il avait acquis une nouvelle aura, un charisme, une flamme intérieure que personne ne lui avait jamais connu. Sur la tombe qu’il quitta alors, il laissa un petit coffret de bois, humide des larmes qu’il s’était enfin autorisé à verser. De toutes les choses qu’on aurait pu raconter sur lui, on préféra retenir ses premières paroles officielles.
« Messieurs, Mesdames, nous avons beaucoup de travail à accomplir. »
Il paraît que le coffret ne bougea plus jamais de là, mais qu’il finît tout de même par disparaître, comme absorbé par la pierre. Personne n’y avait pourtant touché.

2 comments on “Regards sur Mölÿazah #2 – Des Pierres pour Héritage

  1. bailaolan dit :

    Le monde de Mölÿazah, lui aussi, fait naître des vocations d’explorateur.

    Aimé par 1 personne

    1. Laird Fumble dit :

      En voilà une perspective réjouissante, merci beaucoup ! =)

      J’aime

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