
Testify – Russell Crowe & The Ordinary Fear of God (extrait de l’album My Hand My Heart)
Take It From Me – KONGOS (extrait de l’album Egomaniac)
Difficile de trouver un terme adéquat pour quantifier mon enthousiasme à la sortie des Canaux du Mitan. Entre la sublimissime couverture de Melchior Ascaride, ma découverte d’Eschatôn plus tôt dans l’année et mes fréquents et savoureux échanges sur Twitter avec Alex Nikolavitch, sans compter le bon nombre de relais dithyrambiques (dont celui, de confiance, de Marc Ang-Cho) ; beaucoup de raisons de m’attendre, de nouveau, à une excellente lecture.
À peine reçu et je me lançai dedans. Et faux départ. Une petite attaque dépressive de derrière les fagots, et il m’a fallu mettre ma lecture en pause, le temps de quelques jours, histoire de recharger les batteries, après seulement une vingtaine de pages, pourtant prometteuses. Une précision utile, puisque je crains que ces circonstances regrettables n’aient jeté une ombre dommageable sur une oeuvre d’une indéniable qualité. Si elles avaient pu être autres, nul doute que mon ressenti aurait été autrement plus positif. Vous l’aurez compris, je vais avoir des compliments à formuler, mais aussi quelques réserves, que je m’efforcerai de tempérer. Embarquons, voulez-vous.
Le Mitan est une étendue morose de plaines, découpées par de long canaux dont on ignore l’origine et le but premier. Ils sont notamment parcourus par une étrange péniche-carnaval, hôte d’une communauté bigarrée et étrange, sympathiques monstres faisant escale le temps d’un spectacle, propice à leur subsistance. Gabriel, jeune garçon en quête de sensations pouvant le divertir de l’ennui de la petite ville où il est né, embarque, nourrissant malgré-lui leur réputation de voleurs d’enfants, pour découvrir un monde nouveau et ô combien différent de celui qu’il croyait connaître.
Ce résumé ne rend aucunement justice à la richesse de ce roman, ni à la force de son intrigue, c’est important de le préciser. À vrai dire, au fil de ma lecture, ma crainte de cette chronique n’a cessé de grandir : pas tant parce que je n’aurais rien à y dire, mais plutôt parce que je n’ai jamais été sûr de par quel bout la prendre. Et je ne le suis toujours pas. Comme pour Eschatôn, nous nous trouvons à la croisée des chemins entre bien des genres, dans une zone de flou, une hybridation magnifiquement maîtrisée que j’affectionne tout particulièrement, à la lisière commune du fantastique, de la fantasy et du roman noir ; d’autant plus qu’en jouant avec les codes, Alex Nikolavitch joue aussi avec nos perceptions de ce que ce récit raconte au-delà de lui-même. Et si cette habile confusion n’est pas pour me déplaire en temps normal, associée au profond sentiment de mélancolie qui se dégage de l’ouvrage, ce n’était malheureusement pas ce dont j’avais besoin en ce moment. Voilà mon unique réserve majeure, que je ne peux en aucun cas reprocher au roman lui-même, mais seulement à une conjecture absolument pas favorable à une rencontre sereine, ce que je regrette profondément ; j’aurais sans doute bien plus apprécié la lecture de roman quelques jours plus tôt ou plus tard. Pas de chance, c’est tout.
Mais demeure cette question lancinante, comment expliquer, précisément, pourquoi ce roman est-il si bon, malgré ce ressenti mitigé qui ne tient qu’à mon humeur ? Concrètement, en dehors de quelques formulations que j’ai trouvées un peu maladroites et autres rares et malencontreuses coquilles, Les Canaux du Mitan est absolument exempt de réels reproches, et ne mérite, à mes yeux, que des compliments. D’abord dans sa forme, alternant intelligemment les points de vues, les formes de narration comme les temporalités au gré de sa progression, apportant régulièrement une réelle fraîcheur au récit lorsque celui-ci prend un tant soit peu le risque de devenir monotone ou redondant. Et de cette multiplication des points de vue naît une admirable richesse de fond, s’appuyant sur les différentes motivations et psychologies des personnages pour éclairer selon toute la diversité de leurs lumières les événements qui se déroulent dans le Mitan en général, autour de ce bateau-carnaval et ses passagers en particulier.
Il est tout à la fois question d’héritage, de loyauté, de transmission, de devoir, d’Histoire, de rêves et de sentiments humains ; de ce qui fait nos vies, finalement. Je ne saurais dire si ma difficulté à résumer cet ouvrage et tout ce qui le constitue naît de mon malaise personnel ou de son indicible richesse, même si je pencherais volontiers pour la deuxième hypothèse. Comme je l’ai dit, il se dégage de ce roman une implacable mélancolie, teintée des regrets et des fiertés de celles et ceux qui le composent. Ses personnages ont fait des choix, au mieux de leurs capacités, sachant pertinemment qu’ils n’ont pas tout réussi, malgré leurs meilleurs efforts, mais que ce n’est pas grave. Un écho faible mais qui me semble pertinent avec Demain les Chiens, sans doute parce que ce dernier est encore frais et prégnant dans mon esprit. Un sentiment de fatalité teinté d’espoir, la conscience aiguë que la vie n’est pas que nous, mais nos actions et leurs conséquences sur cielles qui nous entourent, en plus d’être ce qui nous a précédé et ce qui nous suivra, avec ce que cela suggère d’ignorance et de surprises.
Ce roman m’a aussi déstabilisé, je crois, par sa qualité de miroir, pas si déformant que ça, malgré l’inventivité de son univers et de ses concepts. Lorsque les enjeux humains sont aussi bien écrits qu’ici, avec une telle puissance d’évocation, ils nous font nous poser des questions ; pourvu que le regard d’origine souffre un peu, et le reflet en subira le contre-coup. Les émanations méta-physiques de ce monde vieillissant, à l’agonie, trop conscient d’appartenir à un présent qui se délite, bientôt passé dispersé aux quatre vents, dévoré par le futur monde qui s’en vient, nous racontent ce que nous vivons aussi, dans d’autres proportions, avec d’autres termes, et nous racontent, nous-tou·te·s. Nos vies sont remplies de choix à faire, tout à la fois pour définir ce que nous sommes mais aussi le monde qui nous entoure, que nous constituons petit à petit, à force d’audaces et de renoncements, de collaborations et de moments de solitude. Tout comme les équipages de ce bateau-carnaval, les cycles se succèdent, changeant d’acteurices comme de spectateurices, racontant des histoires qui semblent toujours différentes, mais qui sont finalement toujours similaires, avec leurs lots de réussites et d’échecs, de moments de douleur comme de grâce. Et Alex Nikolavitch les raconte extrêmement bien, nous narrant les histoires mêlées, de près ou de loin, de tous ces personnages ; liés par leurs destins singuliers comme les différentes régions du Mitan sont reliés par leurs Canaux.
Il faut me rendre à l’évidence, je n’arriverais pas à rendre justice à ce roman, tout simplement parce qu’il m’a frappé aux tripes à un moment où ces dernières étaient trop fragiles. Comme je l’ai dit, ce roman m’a fait m’interroger sur moi-même, à un moment où je n’avais pas envie des questions, et encore moins des réponses. Si j’ai pu apprécier pleinement les nombreuses qualités littéraires, techniques, de ce texte, au nombre desquelles son intrigue et sa construction allégorique, sa poésie, sa mélancolie et ses personnages, si j’ai pu être profondément touché par tout cela, malheureusement, j’ai aussi été trop spectateur de moi-même à un moment où j’aurais voulu m’oublier pleinement afin de me concentrer sur ce que je lisais. À vrai dire, je souhaiterais presque pouvoir oublier totalement ce roman pour pouvoir le redécouvrir avec d’autres yeux que ceux qui ont été les miens ces derniers jours ; cela m’aurait sans doute permis d’éviter de faire l’impasse sur beaucoup d’éléments plaisants par peur d’un malencontreux spoil. Sans doute en profiterai-je bien plus à l’occasion d’une inévitable relecture, qui me permettra de redécouvrir ce que mon esprit s’est refusé à lire lors de cette première rencontre.
Et malgré tout, malgré cette irrépressible sensation de déception, due uniquement à cette impression de rendez-vous raté, je suis convaincu d’avoir une fois de plus lu un excellent roman, dont l’histoire va plus loin qu’elle-même, pour évoquer avec subtilité et intelligence des sujets qui nous concernent tou·te·s sous le couvert d’une fiction originale et puissante, bien qu’admirablement pudique. Tout ça sans compter l’excellent travail de Melchior Ascaride et de l’équipe des Moutons Électriques, ajoutant de superbes illustrations intérieures au roman, lui conférant au passage un magnifique supplément d’âme et un confort de lecture exemplaire. Disons que l’essentiel est préservé ; ça m’apprendra à me jeter sur un roman comme un mort de faim en ne m’écoutant pas assez. J’aurais sans doute dû prendre un peu plus mon temps. Mais le roman était trop bon pour que je le remette en pause une fois réellement lancé ; c’est à mettre à son crédit, indubitablement.
En bref, retenez ceci : malgré mes réserves personnelles et mon regrettable manque d’articulation en cette occasion, je vous recommande chaudement de vous faire votre avis par vous-mêmes. Le roman comme l’auteur le méritent amplement.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Merci pour la sincérité de cette chronique qui à n’en pas douté donne l’envie de la découverte… à planifier au « juste » moment !
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douter ! aïe !!!
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