
A Horse With No Name – America
Qu’elle ne fut pas ma stupéfaite délectation quand je trouvai dans ma boîte aux lettres un SP surprise provenant des forges de Vulcain, une maison d’édition dont je n’ai, je pense, plus besoin de vous affirmer mon appréciation depuis que je l’ai découverte. Pour tout dire, au delà de l’insigne honneur que suggère la confiance nécessaire à l’envoi d’un roman sans communication préalable, il y a aussi et surtout pour moi le plaisir de l’exploration vierge de toute connaissance à propos du texte en question. D’autant plus qu’avec les forges, il y a l’assurance de ne jamais risquer le banal. Certes, il m’est arrivé de tomber sur des textes avec lesquels je n’accrochais pas vraiment, mais en aucun cas je n’en ai croisés d’ennuyeux ou dénués du moindre intérêt ; il y a toujours quelque chose à y trouver.
Et évidemment, décidant d’honorer aussi vite que possible le privilège dont je suis l’objet ainsi que la confiance que je porte à cielles qui me l’accordent, j’ai très vite lu ce Point Aveugle dont je ne savais rien. Et grand bien m’en a pris, encore une fois, puisque mon opinion suscitée s’est de nouveau retrouvée pleinement confirmée.
Le roman du jour tente pas mal de très belles choses. Avec un succès quelque peu mitigé certes, du moins de mon point de vue, mais arrivé à son terme, je pense que son audace et son ambition sont ses plus grandes qualités.
Développons.
Et pour commencer, je dois dire que je ne sais pas trop comment résumer ce roman et son départ avec concision ou efficacité. Certes, ses éléments de départ les plus évidents sont relativement clairs, mais ils se conjuguent tellement vite avec une volonté de construction narrative complexe qu’ils en deviennent insuffisants à mes yeux pour vraiment circonscrire les ambitions de leur auteur. Disons qu’on commence par suivre une personne assez jeune et naïve dans une société autre, dont l’identité comme les capacités sont sujettes à un questionnement aussi large que profond, de sa part et de la part des personnes qui l’entourent, sans pour autant avoir réellement conscience de son existence. Et disons aussi qu’en tant que lecteurice, on se retrouve assez vite en relative empathie avec ce personnage, puisque Franck Thomas nous balance comme lui dans un monde où le langage est différent de celui que nous pratiquons usuellement aujourd’hui dans notre monde de la réalité véritable. Autant le dire frontalement, si vous êtes allergique à l’écriture inclusive ou à la simple idée d’une modification de la grammaire française pour y inclure un semblant de neutralité, passez votre chemin, ce roman vous filera des boutons.
Évidemment, de mon côté, c’est un grand plaisir. Je peux pas avoir adoré After® ou salué l’effort créatif de Luce Basseterre dans Les Enfants du Passé pour ne pas le saluer ici. D’autant plus que je trouve le choix de cette inclusivité langagière très bien construit et intégré au récit, que ce soit narrativement ou politiquement ; l’auteur a même la malice de nous adresser un clin d’œil indirect au travers d’un dialogue en début de roman pour tenter de nous rassurer. Et si effectivement sa grammaire neutre n’est pas forcément aisée d’accès d’emblée, on s’y fait très vite et elle accompagne le récit avec discrétion et efficacité.
Après, puisque j’ai encore une fois utilisé mon participe passé maudit préféré quand au succès du roman, je dois en venir à ce qui a marché mais pas trop pour moi dans ce roman. On peut évacuer directement l’usage du style par l’auteur. Je le trouve un peu forcé et omniprésent, c’est moi, c’est une pure question de goût, c’est comme ça, aucune raison d’épiloguer ; personne ne peut avoir objectivement tort ou raison à cet égard, je pense, ce que j’ai moins aimé, d’autres l’adoreront sans qu’aucun argument puisse émerger pour convaincre qui que ce soit.
Par contre, là où je pinaillerais avec un peu plus de véhémence, c’est sur la question du cadrage. Parce que si je trouve que Franck Thomas déploie dans ce roman beaucoup de très belles idées de SF avec une sensibilité qui me paraît tout à fait personnelle, et donc extrêmement plaisante, je dois bien admettre que leur présentation et leur exécution m’a régulièrement frustré.
Le point aveugle est selon moi divisible en deux parties qui s’alternent tout le long de son intrigue. On a d’un côté les parties concernant notre protagoniste, extrêmement stylisées et volontairement cryptiques, qui fonctionnent dans l’ensemble assez bien tant qu’on accepte de se laisser un minimum porter en attendant que les explications se fassent ponctuellement jour, et qu’on aime l’usage esthétique d’un style parfois lacunaire et symbolique. De l’autre côté, on a, assez prosaïquement, les parties plus clairement consacrées aux explications, et c’est sans doute là que ça coince le plus pour moi.
Certes, Franck Thomas ne fait pas que nous balancer des gros info-dumps sur le coin de la tronche ; il les lie à une intrigue dans l’intrigue, faisant de son récit une sorte de petite énigme à tiroirs, les différentes parties de son roman se répondant avec plus ou moins de délai pour éclairer d’une lumière nouvelle des événements parfois un peu obscurs. Mais le souci, c’est que les idées de SF qu’il a développées et qui sous-tendent l’essentiel de son intrigue sont quand même relativement complexes, au moins dans leurs ramifications. Et de fait, il passe pas mal de temps à devoir nous expliquer des choses plutôt qu’à en raconter d’autres, et il le fait toujours de façon assez frontale, abandonnant au passage, par la force des choses, ses ambitions stylistiques, autrement bien présentes. Et ça, j’avoue que ça me titille un peu l’organe à pinaillage. Parce que de fait, avec une présentation générale aussi clivée, on se retrouve avec des effets de contraste assez brutaux, d’un chapitre à l’autre ; on passe parfois très vite sur des séquences volontairement mystérieuses et poétiques pour ensuite passer beaucoup de temps, en comparaison, sur des explications technico-scientifiques assez sobres, pour ne pas dire arides. Et c’est dommage, parce que voyant les capacités créatives de l’auteur sur certains des aspects les plus réussis du récit, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il aurait été plus judicieux d’essayer de trouver un certain entre-deux afin de rééquilibrer l’ensemble.
Alors franchement, tout ça ne gâche pas complètement l’ouvrage, hein. Comme je l’ai dit, c’est à mes yeux uniquement un léger problème de cadrage, de choix de point de vue, sur une histoire qui par ailleurs m’a pas mal embarqué. J’ai aimé le concept central, j’ai aimé ce que Franck Thomas en a fait, des tenants aux aboutissants, j’ai beaucoup aimé l’ambition suggérée par l’introduction de cette grammaire nous racontant en soi énormément de choses qu’il aurait été malaisé à montrer autrement, et j’ai aimé la trajectoire globale de l’intrigue, aux tons doux-amers, un peu mélancoliques, mais pas trop.
Franchement, le bilan final est positif. Si je demeure effectivement un peu frustré du côté parfois un peu trop dense d’un roman contenant probablement de quoi développer certaines de ses idées avec succès sur un volume plus long et subtil, l’essentiel est quand même plutôt préservé à mes yeux ; ne serait-ce que parce que j’ai été agréablement surpris par la plupart de ces mêmes idées et leurs traitements respectifs, ce qui n’est pas toujours donné à tous les romans.
Les forges de Vulcain strike again, j’ai envie de dire. Toujours quelque chose à y trouver. Toujours.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
