
I Love You, I’m Trying – grandson (extrait de l’album I Love You, I’m Trying)
Je l’ai déjà dit mais je le redis ; c’est un peu la galère pour m’enthousiasmer à propos des sorties littéraires, depuis quelques temps. Entre mes soucis personnels à seulement tendre vers la moindre forme d’euphorie, une sorte de sournoise lassitude liée au simple fait que je vieillis et m’aigris et, j’avoue, la triste impression que le monde éditorial a beaucoup de mal à se renouveler dans ses sorties et les argumentaires qui les accompagnent, de manière générale : je ne vois que peu de nouveaux titres qui me font me dire que je veux les lire dès leurs parutions. Tout ça sans parler d’une PàL très fournie qui refuse de réellement baisser et d’acquisitions répétées en occasion. Je me plains, certes, mais je ne me fais pas d’illusions non plus sur ma part de responsabilité.
Ceci étant dit ; il y a des exceptions à tout ce triste état de fait. Il y a quand même des collections, des noms, des connexions, des p’tits trucs qui font que mon petit cœur atrophié trouve encore, de temps en temps, à battre avec un peu plus de ferveur.
Catherine Dufour n’est pas un p’tit truc. Catherine Dufour est, je pense, une des plumes francophones les plus foudroyantes dont nous avons le privilège de pouvoir lire le travail à intervalles réguliers ; ce n’est pas de la flagornerie, c’est un fait. Or donc, quand Catherine Dufour sort un nouvel ouvrage, je suis curieux et réellement enthousiaste, parce que je sais que ce sera un moment littéraire digne d’intérêt, a minima. Parce que même en cas de pitch surprenant ou confusant, voire même pas rassurant, mon premier reflexe sera toujours de me dire : « Ouais mais bon… C’est Catherine. »
Ce qui nous amène au roman du jour : Les champs de la lune. Un ouvrage pour le moins singulier. Un attendu concernant Madame Dufour, qui ne sait pas faire autre chose que ça. La singularité, c’est comme qui dirait une de ses marques de fabrique, à mes yeux, depuis le temps et les lectures. À tel point que je suis un peu embêté.
Parce que je ne peux pas dire que j’ai été transcendé par cette lecture. Tout en pouvant dire que j’ai une nouvelle fois été soufflé par la qualité de ce que cette autrice décidemment unique a pu me proposer. Et ça va être une galère à expliquer.
Mais j’vais essayer quand même.
Faisons fi d’un résumé frontal, je pense que ce serait contreproductif. Disons qu’on lit le journal de bord d’une fermière bossant sur la Lune, et ça fera bien l’affaire ; le cœur de ce bouquin ne se situe pas dans son intrigue – ou ce qui s’y apparente – à mes yeux. C’est là que se situe d’ailleurs mon dilemme ; si je devais caricaturer un peu, je dirais qu’il ne se passe pas grand chose dans ce roman. Et pour autant, il s’y passe tellement de choses que c’est impossible de le résumer correctement. D’abord, on a, comme toujours avec Catherine Dufour, un usage précis et redoutable de la langue. Le français de notre héroïne est d’une concision terrible, d’une exigence et d’une densité rare. Entre le vocabulaire, le rythme et la syntaxe, le jeu des références, la personnalité de notre protagoniste transpire à chaque page, sans que jamais il ne soit réellement nécessaire à l’autrice derrière elle de se montrer d’une manière ou d’une autre ; une leçon exceptionnelle de Show don’t tell à la sauce littéraire, et, je pense, une des écritures les plus fines d’un personnage neuroatypique que j’ai pu jamais lire. C’est absolument bluffant. C’est un truc affreux, avec cette autrice ; on sait qu’on va systématiquement être surpris, mais on ne peut jamais réellement l’anticiper.
Ensuite, on a finalement ce qu’on pourrait appeler un peu basiquement un roman en forme de « tranche de vie ». Certes, on peut aisément découper ce récit de manière traditionnelle avec un-début-un-milieu-une-fin, une situation initiale bouleversée par un changement de paradigme dont la radicalité peut fluctuer en fonction de la perspective adoptée, mais… Catherine Dufour parvient à inscrire l’entièreté de ce qui constitue ce roman précis dans un continuum bien plus large, floutant irrémédiablement ses jalons de début et de fin. D’une certaine manière, les événements qui nous y sont racontés n’ont aucune importance les uns par rapport aux autres. Oui, évidemment, les liens de causalité sont là et font action d’avancement, mais l’ensemble est tellement flottant et éthéré que je n’ai jamais eu le sentiment que c’était si important que ça à l’aune de tout le reste ; rien ne dépasse vraiment et pourtant tout dépasse en même temps. C’est assez inexplicable. Si je devais tenter une métaphore cheloue pour illustrer mon sentiment, je dirais que ce roman est comme une flamme de coton.
Dans un registre plus pragmatique, et pour mieux expliquer cette étrange impression, disons avec un brin d’espièglerie, qu’à mes yeux, Les champs de la lune, c’est du Jack Vance en mieux. (Pour le contexte, ma chronique du Wankh). Je pense effectivement qu’ici, Catherine Dufour fait d’abord et avant tout acte de tourisme science-fictif : l’histoire de son héroïne me semble être un prétexte à une exploration conceptuelle, sociale et scientifique d’une lune habitée. Ce qui explique sans aucun doute cette impression régulière de flottement dans la narration, alternant au sein du journal de notre héroïne ses comptes-rendus les plus factuels quant à sa vie lunaire et ses problèmes personnels d’un côté, et ses rencontres et réflexions illustrant la vie lunaire selon d’autres perspectives que la sienne.
Sauf qu’au contraire de Jack Vance, donc, je trouve qu’en dépit d’un rythme parfois un peu complexe à saisir, ça marche quand même vachement bien ; tout simplement parce qu’il y a de la vie, dans ce décor. Les concepts et idées soulevées par Catherine Dufour ont du souffle et existent par le truchement de ces rencontres, et surtout, entretiennent une relation symbiotique avec son héroïne. Tout ce dont elle parle et qui lui semble d’abord extérieur fait finalement partie d’elle et nous permet de mieux l’appréhender, la représenter, de la comprendre, en fin de compte. Certes, il est parfois un peu compliqué de raccrocher tous les wagons au fur et à mesure, de suivre un fil de pensée un peu tortueux, à cause des schémas de pensée singuliers de la protagoniste et de son écriture en journal, mais quelque part, je pense que ça confère encore plus d’organicité à l’ensemble.
Parce qu’au final, le plus impressionnant dans ce bouquin, c’est peut-être bien ça, pour moi : il est vivant. Si je peux confesser sans trop de peine avoir eu du mal à avancer avec fluidité dans ce roman, à cause de sa structure un peu étrange – et aussi parce qu’en ce moment je suis épuisé – je n’ai eu de cesse de constater la puissance de son autrice au fil de ma lecture. Pour chaque moment où je me suis accordé une mini-pause après un chapitre un peu dense ou un passage aux implications pas forcément hyper claires pour mon cerveau fragile, j’ai eu autant sinon plus d’instants où j’ai secoué la tête avec une résignation joyeuse en me disant « ‘tain, Catherine… Trop forte. ». Parce qu’encore et toujours, cette capacité unique à injecter une dose de quotidien dans l’extraordinaire, avec ce que ça peut suggérer de trucs relous et un peu nuls mais aussi de petits instants de grâce suspendue, de vie, tout simplement.
Et de ce fait, oui, à l’image de cette même vie, ce bouquin est un peu foutraque, dans l’ensemble. Mais je ne peux pas le dire d’une manière trop péjorative, parce que c’est ce côté éclaté qui le rend précisément si unique, dans un contexte où je me rends tous les jours plus compte de mon profond amour pour les œuvres un peu bordéliques, mais d’autant plus sincères, parvenant donc à tendre plus de ponts vers moi que des ouvrages plus calibrés. Moi qui suis si tristement hermétique aux émotions quand je lis, je ne peux que chérir les bouquins comme celui-ci qui parviennent à me faire ressentir de ponctuels mais notables hoquets au cœur, à certains moments bien choisis par leurs auteurices. Si je dois lutter un tout petit peu pour y arriver, ainsi soit-il, c’est trop précieux ; ça veut dire que le boulot a été bien fait, malgré tout.
Bref, c’est Catherine, quoi. Même si le contexte n’était sans doute pas idéal pour lire un bouquin aussi chargé en mélancolie et en émotions complexes, notamment parce que mon esprit analytique s’y est un peu épuisé à essayer de faire la part entre ce qui tenait de l’allégorie volontaire et de l’applicabilité, il demeure que le talent transcende toujours tout le reste.
J’ai été touché. En dépit de tous les éléments de lutte et certains aspects un peu confusants, ce roman contenait comme à chaque fois avec cette autrice une inexorable qualité fascinatoire, des fulgurances uniques, une ambiance palpable et tout plein de très bonnes choses. Pas que ça me surprenne dans l’idée, plutôt dans la manière, elle m’a encore eu.
Et nul doute qu’elle m’aura encore.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

J’espère le lire bientôt. Ton avis me fait trépigner d’impatience. Histoire de dire moi aussi « ‘tain, Catherine… Trop forte. ».
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