
Look At Me – KONGOS (extrait de l’album Egomaniac)
Ce qui est bien avec la Collection Une-Heure-Lumière, c’est que je suis désormais tellement convaincu de la qualité de ses textes que je n’ai pas besoin de me renseigner dessus avant de commencer à les lire. Et maintenant que je les ai tous à ma disposition – jusqu’aux prochaines sorties – j’ai juste à choisir plus ou moins au hasard parmi les textes qu’il me reste à lire pour décider par quelle novella je vais me faire surprendre la fois d’après.
Cette fois-ci, j’ai décidé de me faire avoir par Lucius Shepard, parce que c’est toujours une bonne décision ; ce qui me fait me dire qu’il faudra que je sorte Les Attracteurs de Rose Street et La Vie En Temps De Guerre des cartons, à l’occasion, mais aussi et surtout qu’il va vraiment falloir que je creuse sa bibliographie. Parce que Abimagique, clairement, m’a encore une fois prouvé que le talent de ce monsieur était à part. Et bien entendu, je m’en vais vous expliquer pourquoi.
Mon goût de la littérature fantastique est assez limité, parce qu’assez précis, et en même temps terriblement flou. Je ne saurais réellement dire ce qui parvient ou non à me séduire dans un texte se réclamant de ce genre si particulier. Sans doute une précaire question d’équilibre entre l’inquiétante étrangeté, la réalité des événements racontés et leur nature fantasmée. Ma définition favorite de l’exercice est sans doute celle d’une invasion du réel par des événements inexplicables, dont l’origine suscite un doute lancinant et infini ; dont on a plaisir à interroger toutes les facettes sans jamais trouver de réponse satisfaisante. C’est de ce doute que j’aime me nourrir lorsque je lis du fantastique. Or à l’instant où le doute fuit, soit je décroche, par dépit, soit le récit bascule dans un autre genre, par la force des choses, et alors je peux m’en contenter, en changeant simplement mon fusil d’épaule.
Lucius Shepard est parvenu à me faire douter. D’abord avec un choix simple, mais extrêmement audacieux, qui fonctionne d’autant mieux qu’il fait sens au sein de son récit : une narration à la seconde personne du singulier. Je n’en n’avais jamais lue jusque là, même si j’en avais quelque peu exploré la théorie, et cela ne m’avait jamais paru vraiment viable en dehors d’une fantaisie passagère au sein d’un texte plus large et plus classique. De toute évidence, j’avais tort, même si son utilisation demeurera toujours compliquée à mes yeux en dehors de l’usage présent. En plaçant une partie de son discours dans la bouche d’un narrateur qui s’adresse à nous-mais-pas-vraiment, Lucius Shepard rajoute une couche de cette inquiétante étrangeté d’une façon aussi subtile que surprenante, avec un juste dosage qui n’entrave en rien l’excellent rythme global.
L’intrigue en elle-même n’a rien d’extraordinaire, mais la distillation des informations contradictoires, en terme de maîtrise narrative, elle, tient du tour de force. Encore une fois, j’ai sans doute eu plus de plaisir à admirer la technique à l’oeuvre que l’histoire racontée, mais l’essentiel demeure de pouvoir trouver son plaisir de lecteur là où on le trouve. Et si je ne m’étendrai pas en compliments superfétatoires, il me faut néanmoins tempérer l’idée que cette intrigue ne serait pas extraordinaire ; elle est bonne. À partir de la situation de départ, le fil du doute se dévide nécessairement, l’enjeu serait plutôt sa solidité à soutenir sa structure et le doute qui en découle. Et de ce point de vue là, il n’y a rien d’autre à faire que saluer. Elle aborde même des thèmes intéressants, qui auraient été autrement passionnants dans un format plus long, qui lui aurait laissé le temps de se développer à fond. Mais elle souffre nécessairement de la structure même du récit fantastique « classique », et du format novella. Difficile de dire, cependant, si son équilibre aurait pu être aussi bien préservé dans un autre contexte ou dans un format plus long. Saluons donc ce qui a été fait – et bien fait – plutôt que ce qui aurait pu être fait, au risque d’être raté.
En considérant mes réserves sur le fantastique, il faut reconnaître qu’Abimagique est une réussite. Un récit prenant, jouant habilement avec les codes de son genre pour en sortir quelque chose d’original, sans jamais verser dans un sensationnel stérile. Au contraire, les effets sont mesurés, bien dosés, et savent participer de l’immersion autant que d’effets plus littéraires, sans jamais nous sortir de sa narration si particulière. Mon seul véritable regret serait donc peut-être un manque de volume général poussant certains concepts plus loin et une construction dramaturgique un peu attendue, mais à l’aune des nombreuses autres qualités de l’ouvrage, il faut sans doute y voir des griefs purement personnels, à ne surtout pas mettre à la charge de Lucius Shepard. C’est de la bonne ouvrage, aucune raison de bouder son plaisir.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Merci pour cette chronique !
Si la narration à la deuxième personne t’intéresse, je t’invite à lire La Cinquième Saison de N. K. Jemisin, dont c’est plus ou moins l’un des postulats 😀 .
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Merci à toi. 😉
J’avoue que je suis très curieux de laisser plus de chances à une forme si audacieuse, je me note ça pour plus tard !
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