
Méchas du Littoral : 2
[…]
Putain, qu’est ce que je dois avoir l’air con, quand même…
Allez, un pas devant l’autre, au bon rythme. On ne pense pas trop fort, comme à l’entraînement. Suis les ordres, fais ce qu’on te dit, regarde droit devant toi, ça va bien se passer. Respire, ce sera fini avant même que…
Erwan ne réussit pas à retenir un sursaut de terreur instinctive quand le premier tremblement causé par l’avancée du mécha se fit ressentir sur la place d’armes. Il avait failli laisser échapper son sabre, merde ! Un petit coup d’œil furtif à sa gauche le rassura immédiatement ; tout le monde ou presque s’était fait avoir de la même manière dans l’escouade, à l’exception peut-être de Bertrand, qui brandissait sans broncher son étendard. Trop bête pour être surpris, sans doute. Il n’y avait pas assez de place dans sa tête pour la tâche qui lui était assigné et la peur, c’était l’une ou l’autre.
Reprends toi, bordel. Allez, dans le rythme, cale ton souffle sur tes pas, voilà… On respire.
Mais un deuxième tremblement lui fit perdre le compte le temps d’une demie-seconde. Il se reprit superbement, espérant que l’attention des grosses huiles en tribune ait été suffisamment accaparée par la monstruosité de métal derrière lui pour remarquer son erreur.
Faut dire qu’ils en étaient fiers, de cette idée à la con. Comme toujours, une super invention par le civil n’avait pas traînée à être recyclée en potentielle machine à tuer. L’Amirauté avait beau jurer que l’Unité Mécha n’aurait qu’un usage purement logistique en cas de conflit, personne n’était dupe ; ce n’était rien d’autre qu’une manœuvre de pure intimidation envers les Nations voisines.
Regardez nos gros Méchas que vous n’avez pas ! Imaginez un instant ce qu’ils pourraient faire de vos troupes !
Mais le défilé arrivait à un moment critique, et Erwan avait plutôt intérêt à ne pas se rater cette fois, alors il se concentra sur sa posture et son rythme, ne pensant qu’à ne pas passer pour un con une fois de plus. Le sergent n’avait sans doute pas raté son faux pas, lui ; et il ne le raterait pas non plus une fois rentré au baraquement. L’excuse de ne pas avoir été prévenu de la présence du Mécha avant le défilé ne marcherait pas s’il se laissait aller une fois de plus alors que tout le monde avait réussi à prendre le pli dès le premier fracas.
Un demi-tour, changement de pas, et hop, les voilà face au monstre, qui ne s’embarrassait pas de manœuvres ou de chorégraphie, elle. Sa présence suffisait pour faire montre de sa puissance et de son utilité. Elle était grosse, elle était lourde, elle était blindée. Rien que les fissures sur le bitume sous ses gigantesques pattes semblaient écrire une menace invisible, dans un autre langage.
Ébé. Faut admettre, belle bête. Vaut mieux l’avoir de notre côté qu’en face.
Le Mécha n’avait pas réellement bougé depuis qu’il avait été hélitreuillé au centre de la place, au début du défilé ; ces deux pas qui avaient fait trembler leur petit monde n’avaient servi qu’à ménager un passage assez large sous lui, entre ses jambes métalliques. Pour que chaque groupe puisse y passer.
Ah mais oui bordel, c’est pour ça qu’ils nous ont fait répéter comme des tarés et qu’ils ont changé la choré il y a trois semaines. Z’avaient tout prévus. Doivent se régaler de nous voir tout penauds comme ça. Ça envoie un sacré message, ça. ‘Foirés d’merde.
Et alors qu’il s’approchait, pas à pas, en cadence, de l’extraordinaire structure mobile métallique, Erwan se sentit de plus en plus oppressé. Comme s’il était pris en étau entre le Mécha et le bitume. C’était son âme qui se fissurait, petit à petit, à chaque mètre parcouru. Une prise de conscience aussi subite que violente. Un truc n’allait pas ici.
Alors certes, il n’allait pas faire une grande différence, il le savait. Pas la moindre illusion, même. Personne n’entendrait parler de son geste. Mais il ne pouvait pas faire taire sa conscience. Tant pis.
Il rompit le rang et jeta son sabre à terre. Il se mit à courir sans chercher à savoir où il allait ; il ne se préoccupait que de fuir. Un nouveau tremblement, différent, moins fracassant, dans son dos le surprit, et il ne put s’empêcher de jeter un œil en arrière.
Il n’était pas seul, finalement.
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