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Fragments – 15

Oasis : 2


[…]

Sven n’était pas à proprement parler un intellectuel. Il était le premier à le reconnaître, sans la moindre honte, encore moins avec une quelconque hostilité. Il était pas con, non plus, attention. Mais pour ce qui lui restait de tranchant, il était pas non plus le couteau le plus affûté du tiroir, il en avait parfaitement conscience. Il avait au moins l’excuse parfaite des circonstances pour pouvoir se dédouaner de son manque de finesse ; il avait dû faire des choix l’orientant vers un parcours plus pratique que théorique, disons. Quoique quand il s’agit de survie, il est quand même compliqué de parler de « choix », mais bon… L’idée était là. Sven n’était pas un spécialiste des mots et de leurs usages.
Et pourtant, il savait parfaitement que ce qu’il vivait en cet instant, comme il l’avait vécu tant de fois auparavant, c’était profondément ironique. Joe, lui, aurait sans doute utilisé un terme comme paradoxal ; et tout le monde se serait foutu de sa gueule. Parce que c’était toujours marrant de prendre le moindre prétexte pour se foutre de la gueule de Joe et de ses expressions précieuses. Mais Joe était mort, maintenant, alors on rigolait plus vraiment, forcément. Ça reviendrait un jour, sans doute, mais c’était encore trop frais dans les mémoires. On souriait, oui, on riait encore, parfois, ponctuellement, sincèrement. Mais toujours avec un arrière-goût amer, comme si on avait pas encore regagné le droit d’être heureux pendant ne serait-ce qu’une putain de seconde.
Il secoua la tête pour essayer d’en chasser ces pensées trop sombres et se concentrer sur son travail. Mais alors qu’il reprenait sa check-list du début, Carmilla l’interpella depuis l’autre bout du vestiaire, elle avait sans doute surpris son rictus d’agacement :

« Bah alors, le glaçon, on se laisse distraire ? Allez balance. »

La voix chaude et rieuse de sa collègue le dérida un petit peu, et il osa relever la tête une seconde de sa combinaison pour lui adresser un clin d’œil moqueur. Il savait qu’il allait devoir lâcher le morceau tôt ou tard, mais il préférait délayer un peu, histoire de préparer ses mots au mieux. Magnanime, elle lui laissa quelque secondes de plus qu’à son habitude avant de revenir à la charge.

« Allez, tu connais la règle ! On se vide la tête avant de remplir la remorque !
– Je sais, je sais. Je pensais à un truc marrant, et ça m’a fait penser à Joe, du coup. Et bah… »

Il s’étrangla sur la suite de la phrase. C’était peut-être pas plus mal, parce qu’il ne savait pas trop ce qu’il aurait bien pu dire après ; juste le nom de Joe suffisait à faire couler les larmes dans le coin, malgré le temps passé et l’impression qu’on avait eu au moment de sa mort. On pensait encore que ça faisait partie du job, forcément, et qu’on ferait avec. Mais non. Même le sourire de Carmilla n’avait pas survécu à l’assaut des souvenirs. Elle fit quelques pas maladroits et bruyants à cause de sa combinaison pour rejoindre Sven et poser une main compatissante quoique très métallique sur la manche renforcée qui couvrait son épaule. Les mots étaient de trop, cette fois, et il laissèrent élégamment la place au silence le temps nécessaire. Il savait faire avec ces choses là, lui.
Mais Sven était un superstitieux, dans son genre. La règle n’était pas là pour rien, il fallait s’y plier.

« En fait, je me disais… C’est rigolo, un peu. On porte nos combis super lourdes là… Et on crève de chaud en dessous. Pour ne pas littéralement crever de chaud dehors. C’est marrant que Joe l’ait jamais fait remarquer, non ? Ptet’ qu’il a juste pas eu le temps…
– Ou qu’il voulait pas qu’on se foute encore de lui quand il s’en est rendu compte… On saura jamais, j’imagine. »

Et c’était sans doute ça le plus cruel.
Mais comme toujours, il y avait du boulot, des tas de saloperies radioactives à ramasser au milieu d’un putain de désert qu’on avait à peine commencé à quadriller. Et il fallait bien des couillons et des couillonnes comme lui, Carmilla et tou·te·s les autres pour s’en charger, en espérant que ça change quoi que ce soit à la merde dans laquelle ce monde pourri s’était foutu.
Sven finit sa préparation avec la rapidité du professionnel motivé, claqua ses deux cuisses avec conviction dans un joli bruit métallique et se releva sous le regard approbateur de sa collègue.
Iels se dirigèrent lentement vers la sortie en se souriant franchement.

[…]

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