Bureau d’Insertion et de Contrôle : 4
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Après une grande inspiration, Philippe ne put s’empêcher de laisser échapper un long et profond soupir blasé, malgré l’angoisse terrible qui lui tordait les entrailles et lui faisait trembler les jambes. La lassitude et la fatigue de sa journée pourrie avaient simplement pris le dessus ; un affreux témoin de l’air du temps.
Il avait suffisamment travaillé au Bureau pour identifier un vampire au premier coup d’œil, et celui là était un spécimen particulièrement voyant. En tout cas pas du genre discret. En fait, malgré la panique qui s’emparait de lui et l’empêchait de s’enfuir en courant aussi loin que possible de ce coin de rue mal éclairé, il captait bien que quelque chose clochait chez son futur agresseur ; son cerveau n’avait juste pas encore verbalisé correctement l’information.
Il déglutit péniblement pour tenter de réhumidifier sa gorge asséchée, en vain, et se concentra sur la silhouette sombre qui s’approchait de lui à pas lents mais horriblement assurés. Les pointes des canines, il les avait déjà remarqué, évidemment, c’était précisément le reflet de la lune dans leur émail ridiculement blanc qui l’avait alerté. Non, ce qui n’allait pas dans le tableau, c’était tout le reste, finalement.
Même si depuis l’Insertion d’une grande partie de la population vampirique générale, leur look s’était globalement mis au goût du jour ; la majorité d’entre iels tendait à la sobriété voire à l’austérité. Or, là, il y avait trop de couleurs. Beaucoup trop de motifs, et pas assez de tissu. Malgré son statut d’espèce alter-humaine totalement anthropoïde, le short et la chemise hawaïenne, les lunettes de soleil au col – Rayban Aviator, en plus – et grand gobelet de bubble tea à la main, ça ne collait juste pas à un vampire. Une question d’attitude, d’aura, de phéromones, peut-être : un truc n’allait pas. Peut-être simplement son regard à lui, uniquement, halluciné, inhumain, qui perçait la pénombre et lui vrillait les yeux jusqu’au fond de son cerveau.
Mais il n’était qu’un petit fonctionnaire, lui, il n’avait jamais traité directement avec les vampires, au Bureau. Il ne savait pas exactement quels pouvoirs ils avaient, ou comment les maîtriser, ou les contenir, à défaut de les neutraliser. Les vampires étaient rares, en regard du reste des espèces alter-humaines. Il n’avait que des rumeurs à disposition et un un esprit trop embrumé par la terreur et la conviction qu’il allait bientôt mourir pour les utiliser à son avantage de toute manière.
Un bruit de verre brisé résonnant quelque part dans une rue voisine lui redonna un maigre espoir, le temps de quelques secondes pendant lesquelles son futur assaillant détourna son attention de lui, brisant temporairement son emprise. Il put de nouveau respirer librement, il sentit son esprit reprendre le contrôle de son sort, comprenant au passage qu’il lui avait été volé, dès le départ.
Mais bien sûr, à peine le mouvement de fuite amorcé, alors qu’il n’avait pas fait un quart du tour nécessaire, le vampire était déjà sur lui, son mouvement si rapide qu’il en était flou, avec une attitude faussement nonchalante qui empirait encore sa sournoise malfaisance.
Une main glacée se posa sur son épaule dans une parodie d’amitié, sa tête se pencha légèrement sur le côté. Philippe avait bien compris que la connexion visuelle était la clé de la domination mentale dont il avait été victime, et faisait de son mieux pour ne pas croiser le regard du vampire. Mais ce dernier, sans se presser, d’un doigt seulement, tendu en dehors du poing qui tenait son bubble tea, appuyait doucement sur son menton pour le ramener dans l’alignement nécessaire. La condensation autour du gobelet en plastique, glacée, lui faisait l’impression de se faire baver dessus par un monstre pervers. Ses yeux commencèrent à s’humidifier alors que son imagination d’ordinaire aride se faisait affreusement fertile.
« Hey hey hey… Pleure pas, copain. Ça va aller très vite. Et promis, t’auras même pas le temps de… vraiment souffrir. Et, hey. Si ça se trouve, une fois réveillé – si tu te réveilles – tu me seras même reconnaissant. Ça peut être sympa, d’être comme nous, parfois, j’te jure. Regarde moi, là, je m’éclate, par exemple. Tiens, je sais, pour te détendre un peu : contrôle surprise. Tu sais pourquoi j’ai un bubble tea là, alors que je peux rien boire d’humain à part du sang ? »
Le vampire rapprocha doucement sa bouche de l’oreille de Philippe et murmura avec délectation :
« Parce que comme ça j’ai une paille solide et biseautée. C’est plus pratique, et moins salissant. »
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