Je m’ennuie. En dépit de l’effervescence, de l’agitation, du bruit, je m’ennuie. C’en est pathologique, à ce stade là, franchement. Le jour le plus important de ma vie, une opportunité dont des milliers et milliers de personnes rêveraient, et je m’ennuie. Quelle honte.
La honte et l’ennui. Deux sentiments bien trop familiers, et surtout allant bien trop souvent de paire. Je m’ennuie parce que j’ai honte, et j’ai honte parce que je m’ennuie ; la joie des cercles vicieux.
Je devrais être content, pourtant, comme tout le monde ici, heureux, même. Enthousiaste. C’est pas tous les jours qu’on participe à la cérémonie du Jumelage, qu’on termine officiellement le premier cycle de l’Académie, qu’on s’apprête enfin à entamer la formation pour laquelle on a tout donné pendant deux ans.
Je devrais, oui, sans doute. Je devrais ressentir cette excitation, cette impression d’avoir atteint un premier sommet. Je devrais être fier de ma place dans le classement, d’avoir eu si peu d’efforts à fournir, si peu de sacrifices à consentir, pour en être là. Mais non, je suis vide. Je me vois, de l’extérieur, et j’imagine ce que je peux bien représenter ; l’arrogance crasse que mon attitude peut faire ressentir aux autres. Non seulement je suis un des meilleurs dans cette promotion, sans avoir à à forcer, je le sais très bien, mais en plus, je prétends m’ennuyer, attendre enfin un défi à mon niveau ?
Quel sale con je suis. Je les vois, de ma place habituelle, tout devant, contre le mur, ces visages et ces noms que je côtoie de loin depuis que je suis arrivé ici, que je ne serais pas capable d’associer pour la moitié d’entre eux si ma vie en dépendait. Je les vois, fugacement, me jeter des regards, entre dégoût et jalousie, comme je les ai vus trimer sang et eau pendant nos séances de formation, lutter pour comprendre des informations et des techniques que j’ai assimilées en un rien de temps. Je comprends que je suis le méchant, dans l’histoire qu’iels se racontent. Et j’aurais bien du mal à leur donner tort.
Mais je n’ai pas envie de faire semblant. La vie est parfois injuste, et pour le coup, ce n’est pas de ma faute. Je suis si bon que ça, c’est tout. Peut-être que je mérite de l’être, peut-être pas, mais mes compétences, mes capacités, ce sont les miennes, et elles ne retirent rien aux leurs ; me détester ne changera rien. Et puis merde, toutes les personnes présentes aujourd’hui, elles auront leur diplôme, comme moi. Tout le monde aura sa Paire, comme moi ! Ça y est, le plus dur est fait, vous pouvez vous détendre quelques minutes. Profitez de l’instant, vous l’avez mérité.
Mais voilà que je recommence à projeter mes propres insécurités sur les autres. À force de me représenter comme détestable, j’en viens à faire des procès d’intention à des gens que je ne connais pas vraiment. Peut-être qu’on me regarde de travers parce que je suis assis n’importe comment, à peine coiffé, que mon uniforme est froissé, et que je n’essaie même pas de masquer mon ennui derrière un masque d’attente fiévreuse. Ou peut-être que mon regard vide se promenant un peu partout dans l’amphi pour scruter les visages et les émotions de mes futur·e·s collègues met les gens mal à l’aise.
Je comprendrais.
Mais voilà qu’enfin arrive ma sauveuse. Ma bouée de sauvetage dans cet océan de négativité.
Comme à son habitude, Karin déboule joyeusement en haut de l’escalier de gauche, à l’opposé de ma place, son grand sourire sur le visage, celui qui ne semble la quitter qu’au moment de dormir. Et comme à son habitude, elle me fait un grand signe de la main en sautillant sur place, heureuse de me voir. Je lui répond plus sobrement d’un petit geste. On dirait qu’elle est toujours surprise que je sois là, alors que ça doit bien faire 18 mois que notre rythme est rigoureusement identique, tous les jours.
J’arrive une heure en avance, parce que je n’ai rien de mieux à faire – et que je déteste tellement être en retard que je quitte le dortoir dès mon réveil – et Karin arrive vingt minutes avant la sonnerie, parce que c’est selon elle l’heure idéale pour ménager la préparation du cours à venir et quand même avoir un peu le temps de papoter. Tous les jours de la semaine, sans exception aucune, depuis que nous avons sympathisé. Depuis que nous sommes devenu·e·s ami·e·s, merde.
Je sais même plus comment c’est arrivé. Elle a dû être gentille avec moi un jour, sans calcul, parce que c’est Karin ; j’ai dû lui répondre parce que je suis poli, et puis ça l’a encouragée, alors elle n’a pas arrêté. Et puis j’ai dû me prendre au jeu, quelque chose comme ça.
À force, j’ai dû accepter de l’aider à réviser, ou aller boire un verre, pour lui faire plaisir, ou briser ma monotonie auto-infligée. Ç’a dû être bien, ou moins chiant que prévu, alors j’ai entretenu le délire, histoire de. Je sais pas. Je sais plus. C’est pas important.
L’important, c’est que j’ai de la chance d’avoir une amie comme Karin, ça je le sais. Tout le monde devrait avoir une Karin dans sa vie ; le genre d’amie qui vous rend meilleur, qui met du soleil dans votre vie.
« Tu penses à quel point je suis formidable ? T’as ce regard de merlan frit que t’as quand tu réfléchis à des trucs profonds. »
Je sursaute, et je souris. Franchement. J’étais effectivement perdu dans mes pensées, je ne me suis même pas rendu compte qu’elle était descendue à mon niveau.
« Rien de bien profond, non. Mais oui, je me disais – encore une fois – que j’ai bien de la chance de t’avoir dans ma vie. Surtout un jour pareil. »
Elle laisse échapper un gémissement attendri en même temps que son sac, et se jette sur moi pour un gros câlin. Elle sait très bien que je ne suis pas du genre tactile, encore moins si tôt dans la journée, mais elle sait aussi que ce genre de déclaration de ma part est une autorisation tacite.
Et pendant que je sens ses bras m’enserrer tels les anneaux d’un tendre boa constrictor, je souris bêtement et laisse moi aussi échapper un grognement de contentement. On reste là quelques secondes, à profiter de l’instant, puis elle se retire aussi vite qu’elle m’a attrapé ; elle sait qu’à un moment ce serait devenu gênant pour moi, elle respecte mes limites. Et pour éviter la gêne potentielle, elle enchaîne sur une conversation, parce qu’elle sait aussi que je vais avoir du mal à le faire moi-même. Une perle.
« Alors alors alors, t’as choisi à qui tu vas demander, toi ?! »
Elle aussi a du mal à contenir son excitation. Elle trépigne. Il faut dire qu’il y a de l’enjeu, dans ce choix, et à de nombreux niveaux. Elle m’a demandé, mais elle n’attend que le moment où je lui demanderai à mon tour : son regard est déjà porté vers celui qu’elle a choisi, empli d’espoir et d’étincelles. Elle est polie, elle attend que je lui réponde avant de déverser toute sa fièvre sur moi. Mais elle mérite bien que je fasse l’impasse. De toute manière ma réponse ne lui plairait pas, je n’ai pas envie de gâcher son moment avec mes états d’âme. Je souris franchement pour donner le change.
« Je sais que toi, tu vas demander à Erwan, en tout cas.
– Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiii. Han j’ai trop hâte, ça va être trop biiieeen de bosser avec lui !
– Tu dis ça comme si c’était déjà dans la poche ; il risque pas d’être beaucoup demandé ? J’ai pas le souvenir exact du classement, mais il me semble que c’est le meilleur mécaniste de la promo, non ? »
Je ne dis rien de plus pour ne pas être vexant, mais l’implicite est largement suffisant : Karin est adorable, mais elle n’atteint pas les sommets du classement. Elle est loin d’être mauvaise, d’autant qu’elle bosse dur, et avec méthode ; mais tenter un Jumelage avec un mécaniste quand on a un profil d’archiviste, c’est un pari très risqué.
Je ne connais pas très bien Erwan, je n’ai pas eu l’occasion de bosser avec lui très souvent. Tout ce que je sais, c’est qu’il a une excellente réputation, tant humainement que professionnellement ; j’ignore seulement son degré d’ambition. L’Académie a beaucoup de qualités, mais son côté traditionaliste est clairement son pire défaut : elle n’encourage pas vraiment l’audace ou la mixité. Et si Erwan a les dents longues, alors Karin va sans doute être très déçue : son charme ravageur ne pourra sans doute pas faire l’affaire cette fois-ci.
Mais évidemment, elle sourit. Elle croit à sa bonne étoile, comme toujours.
« Ouiii, je sais ce que tu penses, et t’as sans doute raison… Mais t’inquiètes, j’ai bossé toute la soirée d’hier, j’ai un argumentaire en béton armé, il pourra pas me résister. Tu verras, on fera une Paire du tonnerre.
– J’en doute pas. Si quelqu’une peut le faire, c’est toi. »
Et le pire, c’est que je suis sincère. J’ai l’impression d’être une personne différente, au contact de Karin. Et c’est pas désagréable. Je devrais être comme ça tout le temps, en fait ; c’est reposant.
Sauf quand elle me plante son index inquisiteur dans l’épaule.
« Mais aïe-euh !
– Crois pas t’en sortir comme ça, toi ! T’as pas répondu à ma question. Tu vas demander à qui ? »
Je fais semblant de tousser pour me donner une contenance. J’ai pas envie d’avoir cette conversation. Pour la peine, je laisse mon regard gêné parcourir l’amphi, à la recherche d’un point d’ancrage quelconque, ou d’une excuse pour changer de sujet. Malchance suprême, en regardant en haut de l’amphi, je tombe sur Neïs, qui vient tout juste d’arriver. Cette fois-ci je tousse pour de vrai en ravalant ma salive de travers.
Et manque de bol supplémentaire, Karin a un regard de faucon quand elle s’y met. Ses yeux suivent les miens, et il ne lui faut pas longtemps pour additionner deux et deux. Elle rougit sous le coup d’une colère aussi brutale que rare.
« J’y crois pas putain… Tu vas pas faire de demande, hein, espèce de lâche ? T’es troisième du classement en n’en branlant pas une, tu passes deux ans à te la couler douce, tu pourrais littéralement choisir qui tu veux dans ce putain d’amphi – y compris Neïs, hein – et par la même occasion te tracer une voie royale dans le second cycle, vers la carrière que tu veux… Et tu décides que non, c’est trop beau pour toi ? Tu vas passer par la loterie, pourquoi ? Parce que t’as envie de marquer l’histoire de l’Académie de la pire manière possible, en étant son plus gros gâchis ? Vas-y tu me dégoûtes, sérieux. »
Je bégaie ; ma bouche s’ouvre et se ferme, alors que je me colle contre le mur, tout recroquevillé sous la violence de l’assaut. Tout ce qu’elle dit est vrai, de son point de vue, et je ne lui en veux pas. Je mérite.
Ce qu’elle ne peut pas vraiment comprendre, ce que je n’arriverais pas à expliquer, c’est pourquoi je n’arrive pas à faire de choix. Oui, l’évidence serait de demander à Neïs. Elle est 6ème du classement, avec un profil de chevalière dam absolument parfait, qui irait à merveille avec mon profil de pilote ; et elle me plait terriblement, ce qui dans l’optique d’un Jumelage, augmente encore notre compatibilité technique. Seulement, je sais que la réciproque n’est pas vraie. Or un Jumelage, ça se fait à deux, de fait. Et la tradition veut que les personnes les mieux classées demandent aux personnes en dessous d’elle, et certainement pas l’inverse. C’est toléré, évidemment, mais rare : il faut une personnalité comme celle de Karin pour seulement envisager d’aller à contre courant.
Et voilà. Je n’ai pas envie de lui imposer le malaise d’un refus, pas plus que je n’ai envie de la faire se sentir obligée de me dire oui pour des raisons carriéristes. Si ça doit se faire, ça se fera parce qu’elle en a envie, ou du moins parce qu’elle aura fait ce choix en toute conscience. Si elle veut qu’on bosse ensemble, elle fera ce pas là, parce qu’alors ça veut dire qu’elle me connait assez pour faire ce cheminement de pensée à l’envers : ça voudra bien dire qu’on est compatibles.
Et le raisonnement vaut pour tout le monde dans cet amphi : peut-être bien que je projette un peu trop mes angoisses sur tout le monde et que la réputation de sale con arrogant que je m’attribue est gravement exagérée. Peut-être que mon côté franc confinant parfois à la grossièreté ne me rend pas aussi intimidant que j’aimerais le croire. Peut-être bien, aussi, que je suis si seul parce que j’anticipe un rejet inexistant, causant ledit rejet selon un motif malsain de prophétie auto-réalisatrice. C’est possible.
Mais le fait est que je n’ai personne de proche ici, en dehors de Karin, et que nous avons déjà établi tou·te·s les deux qu’un Jumelage entre nous serait aussi désagréable que contre-productif. Être ami·e·s nous va très bien, nous ne sommes pas fait·e·s pour être plus que cela : et c’est très bien.
« Je… »
Elle a dû voir la détresse dans mes yeux. Cette tristesse immanente qui parfois remonte à la surface, cette malédiction qui m’habite. Elle se calme et m’adresse un sourire tendre. Elle comprend un peu ce qui se passe, même si elle n’approuve pas mon raisonnement. Elle compatit, faute de mieux.
On se refait un câlin. Plus doux, plus long. Mais pas trop.
D’autant qu’on entend soudain un claquement de mains régulier, puissant, qui recouvre le vacarme de l’amphi, dans une tonalité familière. Karin recule à nouveau et regarde sa montre en même temps que moi. Dix minutes d’avance. C’est vrai que cette journée est spéciale.
Et voilà donc que le Dir-Col en personne est sur l’estrade, en uniforme d’apparat, son aide de camp à côté de lui, portant un carton rempli à ras-bord de papiers à en-tête de l’Académie et d’enveloppes. À la vue de ce contenu, un souffle collectif s’empare de l’amphi. Bruits de chaises, de fesses qui s’abattent brutalement sur du bois et du plastique, de conversations qui cessent. Puis un silence solennel, quoique fragile.
C’est le moment, ça y est.
« Jeunes gens. Avant toute chose, bravo. Nos félicitations les plus sincères, de ma part mais aussi et surtout de la part de votre personnel enseignant : vous l’avez fait. Vous y êtes. Deux ans d’efforts et de travail acharnés ont payé, et vous ne pouvez qu’éprouver une immense fierté, amplement méritée, à l’idée que vous allez enfin commencer le chapitre le plus important de vos vies. En sortant de cet amphi, dans quelques dizaines de minutes – si vous faites preuve de discipline et d’efficacité – vous serez officiellement rentré·e·s dans le programme de Jumelage de notre prestigieuse Académie. Et je sais que l’impatience vous dévore, au moins autant qu’elle me dévore. J’ai attentivement suivi cette promotion, de très près, et certains de vos profils me laissent à croire que mes équipes et moi-même ne sommes pas au bout de nos surprises. Nous avons hâte de voir quelles Paires vous allez constituer, et quelles merveilles vous allez pouvoir accomplir.
Et comme justement, j’ai suivi cette promotion avec intérêt et passion, je sais pertinemment que je n’ai absolument pas besoin de vous expliquer la procédure. Alors je vais simplement laisser notre cher Dean mettre les formulaires de demande et les enveloppes en place, et je vais vous laisser suivre votre destin. À demain pour vos premiers cours en Paires. D’ici là, et pour toujours : faites honneur à l’Académie. »
Tonnerre d’applaudissements, sifflets. Heureux pandémonium. Le Dir-Col salue et s’en va, pendant que Dean, notre cher Dean, met en place les formulaires et les enveloppes en quatre jolies piles bien droites. Les enveloppes ne servent pas à grand chose, techniquement, depuis longtemps ; elles ne sont que le vestige d’une époque où les demandes étaient adressées en secret lors d’une cérémonie bien plus guindée qu’aujourd’hui. On vise à l’efficacité et la spontanéité, aujourd’hui.
On a gardé la cérémonie et les formulaires pour avoir un souvenir solide et une trace écrite, mais l’essentiel du travail est fait en amont, tout au long de la formation. Des connards comme moi qui ne savent pas avec qui ils vont finir pour leur Jumelage, on est une espèce rare ; de même que des étoiles filantes comme Karin qui ont confiance en leur destin ou en leur charme pour retomber favorablement sur leurs pattes. Si Erwan lui dit non, elle aura encore une dizaine d’options qui la satisferont amplement. Elle ne connaît pas le sens du mot frustration, par contre elle pourrait trouver un millier d’exemples au mot résilience. Je l’admire.
Et voilà, Dean a terminé. Un salut, un sourire, un demi-tour règlementaire, et le voilà qui quitte à son tour l’estrade.
Un temps. Une tension dans l’air.
Et la bronca. Un assaut en règle sur l’estrade, mené par une centaine d’Aspirant·e·s qui veulent leur sésame, leur symbole. Ça ne se bouscule pas vraiment, mais ça se pousse. Ça passe enveloppes et formulaires vers l’arrière, ça en prend une poignée d’un coup, au cas où, pour en filer aux camarades resté·e·s sagement derrière.
Et moi je regarde ça avec indifférence. C’est terrible. J’attends que ça se passe.
Non, c’est faux. Je ne tarde pas à repérer Karin dans la mêlée, qui s’est éclipsée à la seconde idéale pour agripper son exemplaire sans prendre le risque d’une bousculade et revenir comme une fleur. Ses exemplaires, tiens. Elle m’en tend un, évidemment, par acquit de conscience, pendant qu’elle sort un stylo de sa poche et commence à remplir le sien comme elle écrirait une liste de courses.
Faute d’avoir envie de remplir mon formulaire, je l’examine. Incroyable, la puissance symbolique d’un simple bout de papier imprimé. L’en-tête de l’Académie, évidemment, histoire de faire officiel, et en dessous, tout plein de petites cases demandant tout plein de petites informations.
Nom, prénom, Identifiant, spécialisation, classement…
Puis nom, prénom, spécialisation et classement de la personne réceptrice de la demande de Jumelage.
Je m’imagine écrire tout ce qu’il faut là dessus. Ça me prendrait deux minutes, temps compris pour glisser le formulaire dans l’enveloppe. Je me suis imaginé le faire une centaine de fois. Et ça me prendrait encore moins longtemps pour me lever, aller voir Neïs, et lui faire ma demande officielle. Ce serait si facile.
Et pourtant, ça m’est impossible.
Je soupire en silence, et je repose le formulaire à côté de moi, en faisant doucement basculer ma tête en arrière pour la faire taper contre le mur. Une deux, trois fois, de moins en moins doucement. La douleur maîtrisable comme expiation de ma bêtise.
Puis je décide qu’il est temps de me concentrer sur l’essentiel. Karin n’est plus à côté de moi, ce qui veut dire qu’elle est partie demander à Erwan. Je me redresse sans parvenir à la voir.
Oh et puis merde, je ne veux pas rater ça ; alors je me mets debout sur la table, histoire de dégager ma ligne de vue. Je l’aperçois juste à temps, ses cheveux violets font office de phare dans le gris des uniformes. Elle vient tout juste de confier son enveloppe à Erwan, qui a l’air déboussolé. Karin est de dos, mais au balancement rythmique de sa tête, elle doit être en train de lui balancer son speech en travers de la tronche. Le pauvre, il n’a aucune chance.
Il le sait très bien, d’ailleurs, puisqu’en ouvrant l’enveloppe, il éclate de rire. Il l’arrête avant même qu’elle ne soit lancée ; il lui pose une main sur l’épaule. Je ne comprends rien de ce qu’il dit, d’ici, évidemment, mais son sourire et son enthousiasme ne laissent aucun doute. Oh, il pose sa main tenant le formulaire contre son cœur. Il hoche la tête, encore. Et je ne suis pas très doué pour lire sur les lèvres, mais « oui » est un mot assez facile à lire, surtout quand il est répété plusieurs fois.
Je secoue la tête avec incrédulité. Comment ai-je seulement osé douté. J’éclate de rire à mon tour, tout con, perché sur ma table, et je me dis que le moment comme Karin méritent bien que je fasse un effort. Alors je lève les bras en l’air, et je crie. Un bon coup.
« Mouallez Karin, c’est ÇA qu’on veut ! Bravo meuf, tu gères ! Et bravo aussi Erwan, t’as fait le bon choix ! WOOOOOOOH ! »
Des têtes se tournent, un peu partout, des yeux s’écarquillent. On doit se dire que ça y est, j’ai pété un boulon ; qu’il était temps que ça arrive. M’en fous, c’était jouissif. Et les sourires incrédules d’Erwan et Karin me font tout chaud dans le ventre et le cœur. J’aurais pas perdu ma matinée.
Je baisse les bras, parce que j’ai un peu chaud, quand même, d’un coup, et que tout le monde me regarde. Je tousse pour me donner une contenance et une bonne excuse de regarder ailleurs que dans l’amphi.
Toux qui trouve un étrange écho, pas loin. Je baisse les yeux pour trouver Neïs, qui essaie apparemment d’attirer mon attention. C’est réussi.
Je me laisse tomber à son niveau, en essayant vaguement de m’arranger un petit peu, sans succès. Je ravale ma salive et une partie de mon amour-propre en constatant qu’elle tient une enveloppe dans ses mains. Et qu’elle n’ose pas vraiment me regarder dans les yeux.
Pardon, qu’est ce qu’il se passe, exactement ?
Ah bah elle me tend l’enveloppe d’un geste brusque, comme sous une impulsion extérieure, comme on arrache un sparadrap. Machinalement, je la prends, et je l’ouvre. J’en tire le formulaire, que je lis, conformément au protocole. Son nom, son prénom, son identifiant, sa spécialisation, normal.
Et puis en dessous, mes informations. À moi. Ma bouche s’assèche, mes mains s’humidifient, mon monde s’effondre.
Je relis, pour être sûr. Je la regarde un instant, pour être sûr. C’est toujours elle, elle n’a pas bougé, même si elle n’a toujours pas trouvé la force de me regarder en retour, apparemment. Je relis encore. Oui, oui. C’est bien moi. Et elle me fait ainsi officiellement sa demande. Ben merde alors. Sacrée matinée.
Je tousse encore, mais cette fois ci c’est parce que j’ai vraiment la gorge sèche. Je salive un bon coup histoire d’être capable de lui répondre, et j’essaie de me composer un sourire chaleureux. Il vient assez facilement, pour une fois, et je parie qu’il a même l’air sincère.
Je lui tends le formulaire et l’enveloppe et j’essaie d’accrocher son regard par en dessous. Elle comprend qu’elle ne pourra pas y couper, qu’il faut quand même sacrifier un peu à l’instant, en dépit de nos nervosités. Alors elle respire un bon coup, se plante sur ses pieds, et me regarde droit dans les yeux. J’en suis presque déstabilisé, mais je n’en laisse rien paraître.
« Oui. Évidemment. »
Je suis si soulagé, j’ai l’impression de perdre la moitié de mon poids. Mais ça ne dure pas.
Son regard s’est métamorphosé, brutalement. D’une forme timide d’angoisse, on est passé à une complète terreur. Ses bras, qui jusque là enserraient sa poitrine, retombent à ses côtés. Son corps entier se détend, ses épaules retombent, sa tête bascule légèrement sur le côté et vers l’avant.
« Ah. »
C’est tout ce qu’elle dit. Et je comprends. Elle n’est pas soulagée, elle, non. Pas même contente. Elle est déçue.
[…]