
Lonely Dance – Set It Off (extrait de l’album Midnight)
Dans la série des bouquins que j’ai clairement mis beaucoup trop de temps à lire sans vraiment savoir pourquoi, Nous allons tous très bien, merci est sans doute en tête de liste des plus inexplicables. Je sais que je m’en suis porté acquéreur après la lecture mitigée de L’éducation de Stony Mayhall, du même Daryl Gregory ; cet ouvrage m’ayant subjugué pendant ses deux premiers tiers avant de s’écrouler assez tristement au moment de sa conclusion. Quand je m’étais ouvert à propos de cette déception, on m’avait assuré que l’auteur était bien meilleur dans les formats plus courts, et notamment dans l’ouvrage dont il est question aujourd’hui. Et j’avais toutes les raisons du monde d’avoir confiance, je ne saurais donc pas vraiment dire pourquoi ou comment j’ai pu oublier de lire ce court roman pendant tout ce temps.
Mais toujours est-il que c’est désormais chose faite, et qu’effectivement, c’est un très bon texte, qui brille notamment par sa singularité.
J’ai été quelque peu dérouté, pourtant, dès le départ, à cause d’un choix narratif fort audacieux de la part de Daryl Gregory, semblant de prime abord se contredire ou laisser une place terrible à ce qui ressemble pendant un temps à une incohérence majeure ; alternant de façon arbitraire entre une focalisation interne et une focalisation externe, créant une certaine confusion quant à l’identité de la narration. Mais emporté par un récit laissant la part belle à ce qu’il faut de mystère et de révélations au compte-goutte, j’ai très vite accepté cet état de fait en lui laissant le bénéfice du doute : il y avait forcément une bonne raison derrière un parti pris aussi radical. Et effectivement, si la surface de Nous allons tous très bien, merci suffit largement à livrer un récit de fantastique intimiste en forme d’enquête communautaire croisée, laissant la part belle à une élégante et pudique étude de personnages, c’est son côté meta qui m’a sans doute le plus convaincu.
Car au travers de sa galerie de traumatismes et d’affreuses histoires personnelles, j’ai eu le sentiment que cette histoire était pour Daryl Gregory une occasion très subtilement et habilement saisie de faire une sorte d’autopsie de la dramaturgie moderne. En s’intéressant plus à la gestion des traumatismes de ses personnages qu’à leurs histoires elles-mêmes, en creusant plus volontiers les conséquences trop souvent tues ou laissées de côté d’aventures palpitantes mais intrinsèquement affreuses, je trouve que l’auteur déconstruit très malicieusement mais sans acidité le format trop convenu des histoires auxquelles nous nous sommes habitué·e·s. Il questionne en creux cette tendance qu’on peut avoir à trop facilement s’arrêter aux frontières délimitées par les récits que nous échangeons, oubliant que les débuts et les fins sont aussi manufacturées que le reste : il s’est passé des choses avant pour en arriver là et il s’en passera d’autres ensuite, il ne tient donc qu’à nous d’aller chercher ces autres éléments pour avoir un tableau complet et complexe des situations ainsi dépeintes.
Peut-être que je surinterprète la volonté de Daryl Gregory, évidemment, mais je ne peux pas m’empêcher de lire dans ce récit une étude aussi précise que dense de notre capacité à vivre en dépit de nos traumas, comme de notre tendance souvent délétère à refuser de voir, de comprendre, à quel point ces traumas peuvent nous changer et changer la perception qu’on a de leurs victimes, y compris de la part des victimes elles-mêmes. J’ai particulièrement aimé cette idée pernicieuse que les survivant·e·s, de par ce statut précis, deviennent de nouveaux monstres dans l’œil public et donc par ricochet malsain, à leurs propres yeux ; comme une double peine. Alors évidemment, les personnages de ce récit particulier ont des profils particulièrement spectaculaires, mais la symbolique hyperbolique devient alors particulièrement prégnante et ne sert finalement que de révélateur pour des situations tout aussi horribles mais moins évidentes aux yeux de cielles qui les minimisent au quotidien, par manque de connaissance ou d’empathie, ou par un sournois mélange des deux. Sans parler du déni, qui exerce sans doute une certaine influence malsaine : refuser l’existence d’un trauma chez autrui, c’est éviter d’en prendre une part dans sa charge mentale, d’avoir à accepter que des horreurs arrivent tous les jours, partout, pour n’importe qui.
Et même si comme toujours je n’ai été que peu ému, devant trouver mon plaisir littéraire dans l’analyse, il n’empêche qu’à mon échelle, je me suis ponctuellement reconnu dans certains sentiments, certaines expressions. Je n’oserais jamais comparer mon propre bagage à celui de cielles qui sont réellement des survivant·e·s, mais il n’empêche qu’au travers de ce récit, je pense avoir fait un pas dans leur direction, mieux équipé pour comprendre et éventuellement aider. Encore une fois, je ne saurais pas dire si c’était la prime intention de Daryl Gregory, mais quoi qu’il en soit, je ne peux que le remercier pour ce cadeau qu’il m’a fait ; j’ai un peu appris sur moi-même en le lisant. C’est pas rien.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Voilà un livre qui traîne dans ma liseuse depuis fort longtemps (mais je l’ai en anglais, aussi), ton retour me fait penser qu’il faudrait que je le monte en tête de PAL, quand même ^^ » ça a l’air vraiment d’une lecture particulièrement forte, ptête pour ça que je prend mon temps…
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Y a effectivement des aspects et des passages asses bruts, donc c’est pas forcément à lire sans un bon état d’esprit. Mais dans tous les cas ça vaut le coup, je pense. J’espère que ça te plaira. =)
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