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La jeune détective et autres histoires étranges, Kelly Link

Something to Hide – grandson (extrait de l’album I Love You, I’m Trying)

Accrochez vous, celle-là va être un (très) gros morceau.
Parce qu’on ne va pas y parler que de mon ressenti concernant la lecture du jour. La raison est assez simple : la réception d’un bouquin, quel qu’il soit, je l’ai déjà dit à d’autres occasions, dépend non seulement de sa qualité et de ses intentions, mais aussi et surtout du contexte dans lequel on le lit. Les portes ouvertes, je les défonce.
Contexte : il y a quelque jours, j’ai posé une très mauvaise question d’une très mauvaise manière sur les réseaux. Je m’y interrogeais publiquement sur l’idée que l’Imaginaire littéraire était en train d’opérer une évolution thématique et narrative, s’éloignant de son intérêt pour les concepts pour plutôt se concentrer désormais sur ses personnages. Ma formulation était mauvaise pour plusieurs raisons ; j’y sous-entendais maladroitement que c’était mon point de vue et que la vision de la littérature que j’y dessinais était extrêmement binaire, comme si les deux approches étaient mutuellement exclusives.
Il n’aura fallu que quelques réponses plus ou moins bienveillantes pour me rendre compte que j’avais fait fausse route dès le départ, motivant quelques accrochages de plus ou moins bonne foi, m’affectant bien plus profondément que j’aurais initialement voulu le croire. J’ai compris très vite que j’avais à mes yeux commis une erreur. D’abord parce que l’intérêt envers les concepts Imaginaires n’empêche pas de s’intéresser aux personnages qui y sont confrontés, et inversement ; ce n’est qu’une question de regard initial et de réception secondaire, au sein de la relation sacrée entre un bouquin et son lectorat. Les discussions plus académiques et théoriques qui peuvent par la suite en découler ne sont que très secondaires à mon goût : je ne reste essentiellement qu’un lecteur passionné, par la littérature en général et par l’Imaginaire en particulier, parce que c’est ma came. Certes, mon regard extrêmement analytique et mon manque terrible d’attachement émotionnel à ce que je lis – confinant régulièrement à une approche clinique de mes lectures – me feraient plus volontiers pencher du côté théorique de la Force, du moins en apparence, mais dans les faits, d’un point de vue intime, il n’en est rien. Oui, j’aime beaucoup creuser les idées développées par ce que je lis, et je suis plus volontiers client de longues discussions autour de ces dernières ; j’ai du mal à réellement ressentir quelque chose quand je lis, donc j’ai du mal avec l’idée de simplement ergoter indéfiniment autour des personnages que j’adore ou que je déteste.
Et pour autant, combien de ces personnages ont pu me marquer autant si ce n’est plus que les concepts autour desquels ils tournent, au sein de certaines lectures, simplement par leur puissance évocatrice quant à ces mêmes concepts. Ce que je veux dire, c’est que tout ça est extrêmement complexe, dense, et surtout, impossible à réellement dénouer ou verbaliser ; surtout sur les réseaux, où la parole n’a pas vraiment la place ni la nuance nécessaires pour permettre de réellement discuter sereinement de tout ça. Ne serait-ce que parce que dès qu’on parle Art, on parle intime, fut-ce entre les lignes, et avec une dose monstrueusement cruelle de distorsion émotionnelle.
Tout ça pour dire que ma lecture de ce recueil de nouvelles de Kelly Link, découvert par un conseil avisé après mes lectures et recensions enthousiastes de recueils de Mélanie Fazi, elle a été très chargée en arrière-pensées et réflexions annexes, voire même complètement parasites. Tout le regret un peu bête que j’ai ressenti à la suite de cette question naïvement stupide a plané au dessus de ma lecture et lui a conféré un supplément d’âme aussi régulièrement enrichissant que lourdement désagréable. Et un recueil que j’ai absolument adoré a été bien malgré lui le vecteur de quelque chose allant bien au delà de lui-même, expliquant la longueur indispensable de cette intro pour que je puisse au moins essayer de vous expliquer exactement ce que j’ai ressenti en le parcourant.

L’Art en général, et donc la littérature Imaginaire en son sein, c’est un gigantesque gradient, à mes yeux, quasi infini. Oui, on peut s’amuser – ou se prendre la tête – à le réduire à une infinité de binarités et étiquettes pratiques ; c’est même foutrement utile, par moments, parce que ça permet de créer des espaces de discussion et de partage où tout le monde sait ce dont on parle avec suffisamment de précision pour éviter trop d’incompréhensions délétères. La condition importante pour que ça fonctionne à plein étant alors de ne pas confondre la praticité de ces étiquettes avec une échelle de valeurs : et c’est bien évidemment là que ça coince avec une régularité assez déprimante ; en tout cas c’est mon impression.
Parce que là, tel que vous me lisez, il y a quelques temps, j’aurais pu vous jurer avec toute la bonne foi du monde que vraiment, le fantastique, c’est pas vraiment ma came. Le travail sur le symbolisme, tout ça, le réalisme magique, les récits un peu nébuleux où on est jamais vraiment trop sûr sur quel pied danser, est-ce que ce qu’on me raconte se passe vraiment dans la diégèse, ou est-ce que c’est juste là pour représenter quelque chose, faire passer un message connexe à l’histoire qu’on me raconte ; est-ce que cette histoire n’est là que comme un vecteur secondaire au symbole voulu par l’auteurice ?.. Des questions que je n’aimais pas vraiment avoir à me poser, étant plutôt du genre à juste vouloir une bonne histoire, d’abord et avant tout, et ce malgré ma propension pathologique à vouloir à tout prix identifier des structures et des intentions plus ou moins cachées dans ce que je lisais. Disons que quand ce n’est pas fait avec la clarté ou la maîtrise nécessaire, j’avais tendance à sortir de l’expérience de lecture et à être un peu trop dans ma tête, à manquer d’immersion. Et c’est toujours un peu vrai, parfois.

Sauf qu’il y a quelques années, à force d’affuter mes goûts et mes valeurs, j’ai pris une décision. Me rendant compte que j’avais, en dépit de ma posture progressiste, quand même un peu tendance à la flemme dans mes choix de lecture, et donc à facilement me mettre la gueule sous l’entonnoir culturel dominant, je me suis dit qu’il était plus que temps de changer d’attitude. J’en ai sorti un billet d’humeur qui reste une de mes plus grandes fiertés sur ce blog, parce qu’il était sincère, et parce que trois ans plus tard, je n’en changerais pas une ligne. Je pense à cet égard avoir fait énormément de chemin. Sans doute pas assez, parce que dans ce genre de domaine, le bien est l’ennemi du mieux, et que la complaisance avec soi-même est sans doute la pire attitude à avoir ; mais du chemin quand même.
Si j’ai bien pu faire un constat, au fil du temps, c’est bien que plus je prenais de risques avec mes choix de lecture, moins j’en prenais. Certes, j’ai eu mon lot de frustrations, d’abandons et de lectures médiocres ou insatisfaisantes, mais j’ai fait un incroyable et gratifiant nombre de découvertes. Et surtout, avec chacune de ces découvertes, j’ai étendu l’horizon de mes possibles, apprenant sans cesse de nouvelles choses, et, allant encore plus loin, j’ai étendu l’horizon de mes goûts. En me confrontant à des écrits complètement différents de ce que je j’avais jusque là l’habitude de lire, j’ai appris à les aimer, à lire différemment. L’altérité que je recherchais dans mes lectures a fini par déteindre sur moi ; me permettant d’adapter mon prisme à chacune de ces nouvelles explorations littéraires, me glissant plus facilement dans les intentions de ces auteurices que j’avais si injustement ignoré·e·s toutes ces années, à les dédaigner par indifférence ou manque de courage.

Ce qui nous amène à Kelly Link. Je n’en aurais jamais entendu parler si je n’avais pas lu Mélanie Fazi, que je n’aurais sans doute jamais lue si je n’avais pas décidé, à un moment de donner leur chance à des auteurices ne m’attirant pas forcément initialement, trop habitué à mon confort personnel. Et je n’aurais probablement pris l’excellente décision de la lire si cette démarche de découverte volontaire ne m’était pas désormais chevillée au corps. Et surtout, surtout, je n’aurais jamais pu appréhender la lecture du jour avec l’acuité délicieuse dont j’ai bénéficié si je n’avais pas lu tant d’autres bouquins renversants avant lui. Oui oui, on y arrive, je ne vais pas parler que de moi dans cette chronique ; mais encore une fois, je pense que le contexte ici est essentiel.
Ce recueil de nouvelles est thématiquement, génériquement et stylistiquement parlant, d’une richesse renversante. Kelly Link y déploie avec largesse un grand panel d’idées, avec à chaque nouvelle un ton et une ambition différent·e·s, jouant avec les codes narratifs les plus établis, au sein d’un gradient allant de la joie narquoise communicative à une mélancolie étouffante, en passant par un spleen réconfortant, parfois au sein d’une même nouvelle. Et je n’utilise pas à nouveau ce terme de gradient de façon innocente, bien entendu, puisque comme je l’ai dit, mon esprit était chargé de réflexions annexes tout le long de ma lecture.

Certains bouquins tombent parfois au pire moment dans nos vies, devant être refermés avec urgence ou douleur, pour peu qu’un thème résonne trop douloureusement avec notre présent ; d’autres tombent à pic pour nous permettre au contraire de jouir d’une catharsis optimale. Fort heureusement pour moi, on est présentement dans le deuxième cas : en lisant un recueil aussi riche, j’ai pu me rendre compte à quelle point mon interrogation sur l’évolution des littératures de l’Imaginaire était simplement hors-sujet. La mode ou les tendances ne sont qu’une interrogation externe et surplombante sur la production littéraire ; quoi qu’on en pense, quoi qu’on y fasse, elles existeront et évolueront toujours bien au delà de nos goûts et de nos attentes. Et de fait, il est bien plus opportun à mes yeux de simplement en être témoin au travers de leurs expressions dans les œuvres qu’on lit, aime et partage, de laisser leur étude à plus tard ; de laisser au temps le temps de faire son ouvrage pour questionner leur postérité ou leur pérennité au regard du lectorat. Pas qu’il ne soit pas pertinent d’interroger les tenants et aboutissants de telle ou telle évolution dans la popularité d’un mouvement naissant ou moribond au sein d’une niche artistique, évidemment ; je me livre trop à mes propres réflexions à ces égards pour les critiquer chez d’autres, ce serait stupide. Non.
Mais pour autant, il ne faut jamais oublier que nous ne sommes pas collectivement à égalité devant nos lectures. À chacun·e son bagage, son regard, et surtout ses attentes et ses goûts : on en revient alors à ces étiquettes, leurs praticités respectives, et non leurs valeurs.

L’ouvrage de Kelly Link joue énormément avec les concepts. Des concepts éculés, usés jusqu’à la corde, pour qui sait qu’ils le sont, et uniquement pour cielles qui le savent. Je l’ai deviné plus que je ne l’ai su, en lisant ce recueil ; je n’ai fait que six mois à peine dans ma licence de Lettres, et je n’ai guère qu’un passif de gros lecteur attentif pour arguer avec un minimum de confiance que l’autrice convoque l’Imaginaire des contes dans certaines de ses nouvelles, ou qu’elle s’amuse de pas mal de conventions littéraires établies dans la majorité de cette collection de textes. De fait, quelques unes de ces nouvelles me sont passées complètement au dessus, à l’image de la nouvelle-titre du recueil, par exemple : je n’ai aucun mal à admettre que je n’avais simplement pas les clés référentielles et symboliques pour en dénouer le sens, ou du moins un sens satisfaisant à mes yeux.
Mais au contraire, une nouvelle comme Animaux de Pierre m’a complètement soufflé, parce que j’ai pu y trouver un sens, une évocation suffisamment puissante de ses thématiques sous-jacentes, pour percevoir la maîtrise nécessaire à une telle intrication des concepts et des trajectoires de ses personnages. Et en parallèle de cette réalisation magnifique que je comprenais exactement l’intention de l’autrice – ou du moins que j’en comprenais une me satisfaisant à plein en tant que lecteur – j’ai aussi eu une autre épiphanie au moins aussi merveilleuse. Concepts, personnages, changement de focus au sein d’une potentielle mode : on s’en fout. L’essentiel est ailleurs.

L’essentiel, c’est de pouvoir trouver des textes qui puissent parler à tout le monde, tout le temps. L’essentiel n’est pas, pour les auteurices comme les maisons d’éditions, de produire les textes correspondant parfaitement à l’air du temps afin de répondre à une hypothétique demande avec un dénominateur commun aussi large que possible : c’est que les textes puissent être aussi libres et puissants que possible à partir de leurs propres ambitions et intentions. Si un texte parvient à s’adresser avec une pleine acuité à ne serait-ce qu’une seule personne, lui donnant le sentiment de verbaliser les bonnes idées ou les bons concepts au bon moment et de la bonne manière, alors ce texte est une pleine réussite ; qu’il le fasse d’une façon technique ou organique, au travers de sa narration seulement, ou au travers de ses personnages ou où que ce soit entre les deux ou au delà, sur un gradient qui dépend pleinement de son lectorat. Même entre deux personnes adorant un même texte avec la même ferveur, il y aura des différences de perception, des étiquetages fondamentalement intimes, une forme d’altérité. Tout simplement parce que chaque texte est unique, y compris d’une lecture à l’autre, d’un regard à l’autre (je vous avais prévenu·e·s pour vos portes), et surtout d’une écriture à l’autre. Et à cet égard, la foisonnance des textes, comme la foisonnance moderne de leurs sources et de leurs plates-formes d’émission, n’est rien autre qu’une bénédiction. Parce que pendant trop longtemps, on a laissé écrire les mêmes personnes à destination des mêmes personnes, en laissant d’autres de côté, dans trop de domaines. Et plus on étendra nos horizons collectifs, plus on y gagnera, quitte à devoir lire des bouquins qui ne sont pas pour nous, de temps en temps. L’essentiel sera alors de ne pas commettre l’erreur de considérer que ces erreurs de parcours sont autre chose qu’un problème pratique passager, et non pas un souci de valeur.

La jeune détective et autres histoires étranges est tombé à pic dans mon parcours ; non pas parce qu’il m’a permis de comprendre tout cela, mais parce qu’il m’a permis de les verbaliser, bien que je me doute que c’était très loin d’être sa prime intention. Demeure qu’il l’a fait, et que ça fait foutrement plaisir. Ce recueil joue très habilement sur bon nombre de tableaux, faisant tournoyer l’aiguille des genres tout le long de ce gradient Imaginaire qui me tient tant à cœur. Moi qui, habituellement, range de façon pratique le fantastique dans seulement deux catégories, entre symbolisme et invasion, selon le degré d’implication diégétique des concepts utilisés, j’ai été absolument ravi d’y trouver une troisième catégorie fugace que je baptiserais joyeusement « pile-entre-les-deux », usant avec maestria de ses concepts comme de ses personnages pour régulièrement transmettre exactement ce que les intentions de Kelly Link me semblaient être, avec juste assez de subtilité et de frontalité mêlées pour tisser un lien intime entre le texte et moi.
Alors j’ai bien conscience qu’avec toutes mes tangentes, je n’ai finalement pas dit grand chose sur le recueil lui-même, et j’en suis navré. Si je devais résumer mon sentiment, je dirais qu’il est certes exigeant par moments, et que toutes les nouvelles ne sont pas nécessairement les plus évidentes à appréhender pour en tirer la substantifique moëlle ; que le jeu de Kelly Link avec nos perceptions et les conventions narratives est pour le moins audacieux. L’autrice convoque aussi aisément les codes du merveilleux classique que du fantastique gothique et tout ce qui peut se nicher entre les deux, tout en les mêlant avec une modernité parfois désarmante, jonglant avec ses référentiels comme avec autant de couteaux ; mais je crois qu’elle le fait avec une sincérité et une fraîcheur assez intemporelle. J’aimerais plus souvent lire des textes comme les siens, me rappelant avec autant de conviction que tout est possible en littérature, et que rien ne nous condamne, en tant qu’auteurices ou lecteurices, à toujours uniquement chercher des variations infimes sur les mêmes recettes conceptuelles ou organiques ; que la surprise est toujours une bonne chose, même si le réaliser peut prendre du temps, et que ça demande quelques efforts. En tout cas, c’est mon bilan personnel. Vous, vous faites bien ce que vous voulez.
Voilà, j’ai fini pour aujourd’hui.
Et maintenant, direction une autre lecture.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

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