Ça faisait longtemps qu’une telle idée ne m’était pas subitement venue, comme ça, un peu sortie de nulle part. Comme si mon cerveau avait mis en tâche de fond une réflexion particulière qui m’embêtait depuis quelques temps, sans que je sache réellement pourquoi, pour finalement trouver la réponse et me fournir l’ensemble clé en mains.
Et cette réflexion, elle est née il y a quelque temps maintenant de la phrase que j’ai très souvent croisée à propos d’une polémique récurrente, sur laquelle je vais évidemment revenir, par souci d’un contexte aussi clair que possible, ce qui me permettra également de faire d’une pierre deux coups.
La polémique récurrente, c’est la promotion des auteurs et autrices racisées, et plus globalement le ownvoice à coup de phrases qui pourraient ressembler à des injonctions. Typiquement : « Lisez des auteurices racisé·e·s/du ownvoice« .
On passera sur les polémiques stériles sur l’écriture inclusive et ses usages divers causées par ses détracteurices, puisqu’il y a là autant de mauvaise foi que de procès d’intention malsains ; c’est un trop vaste sujet pour une autre fois. Non, je voulais juste, en premier lieu, discuter de la valeur d’injonction, pour en arriver au cœur de mon propos du jour. L’impératif ici n’a jamais eu valeur d’injonction, à mes yeux, mais bien valeur de nécessité. Au travers de cet impératif, il y a une dénonciation claire d’un système éditorial empreint tout entier des mécanismes constatés et documentés depuis des décennies à l’échelle de la société toute entière. Encore une fois, un vaste sujet, auquel je ne m’attaquerais pas personnellement, faute d’une légitimité et d’une expertise suffisante, mais surtout pour ne pas voler les éléments de recherches aux personnes qui les ont menées. Je me contenterais un peu lâchement de dire que je suis de cielles qui croient que nous vivons encore dans un système patriarcal et raciste, laissant toujours la part belle aux mêmes personnes ; et que cela se voit particulièrement dans le monde de l’édition française, encore plus singulièrement dans le microcosme de la Littérature Générale.
Alors j’évolue plutôt dans le micro-microcosme de l’Imaginaire, personnellement, où je crois qu’il faut noter une certaine vivacité du renouvellement des idées, malgré, évidemment, une certaine résistance à l’émergence de mouvements nouveaux et de concepts plus ou moins radicaux. On retrouve, encore et toujours, ces mêmes mécanismes d’entre-soi et d’entretien d’une élite à l’échelle du monde dont elle est issue, une sorte de littérocratie, où les critères pour être au top sont définis par les mêmes personnes qui en bénéficieront à terme (pour le dire vite). Une des raisons pour lesquelles je me méfie des prix littéraires, maintenant, par exemple, dans leur majorité. Mais je m’égare un peu, vous avez désormais le contexte. Du moins mon contexte.
Nous approchons du cœur de mon propos, avec cette phrase que j’ai très (trop) souvent lue en réponse à l’expression de cette envie, de cette nécessité de diversité dans le paysage éditorial francophone.
« Je m’en fous de qui a écrit le bouquin, tant qu’il est bon. »
C’est cette phrase là, qui depuis quelques temps me dérangeait, sans que je n’arrive réellement à identifier les raisons de mon malaise. Et puis elle m’est revenu, subitement, déclenchant ma réflexion, qui m’a donné des réponses, dont je juge avec un poil d’arrogance qu’elles méritent ce billet d’humeur aujourd’hui. Considérez ça autant comme une réflexion ouverte que comme un exutoire, au pire.
Pour commencer, cette phrase me gène parce qu’elle me ramène à celui que j’ai pu être. Ignorant des réalités vécues par les catégories opprimées de la population (pardon pour la formulation maladroite). Je l’ai dite et pensée, cette phrase. Quelque part, je la pense encore, parfois, avant de me corriger. Pour tous les réels, profonds progrès que j’estime avoir fait, pour toutes les postures progressistes que je veux adopter et intégrer à mes schémas de réflexion, il m’arrive encore et toujours, à l’occasion, de sentir ressurgir des réflexes malsains, ou de me rappeler tout le mal que j’ai pu faire par le passé, volontairement ou non.
Le fait est que cette phrase me gène, parce qu’elle constitue dans 90% des cas, à mes yeux, un mensonge. Que ce dernier soit intentionnel ou non n’est même pas la question, puisqu’il découle exactement des mêmes mécaniques qui font qu’aujourd’hui il est toujours si difficile pour les personnes non-issues de la majorité privilégiée d’être représentées dans les rayons des librairies et bibliothèques de notre pays.
Le fait est que non, on ne s’en fout pas, de qui a écrit le bouquin. Jamais. C’est exactement comme en politique : s’en foutre, c’est déjà un choix. C’est laisser d’autres personnes que vous décider à votre place, laisser le flot des événements vous emporter. C’est faire le choix de la flemme, le choix de la majorité.
Or, en littérature comme ailleurs, la majorité, elle est blanche, hétéro, et dominée par une vision masculine des choses. C’est comme ça. En tout cas je suis sincèrement convaincu que c’est comme ça.
Donc quand vous dites que vous vous en foutez, de qui a écrit le bouquin, vous acceptez tacitement l’idée que vous ne faites pas réellement de choix, et que vous vous contentez de suivre vos goûts personnels, les recommandations des médias dominants (dans le cas de la Blanche et marginalement de l’Imaginaire) ou de vos éclaireurs et éclaireuses personnel·le·s, auquel cas votre choix réside dans la constitution que vous faites de ces groupes de personnes de confiance. On ne peut plus ignorer l’existence de tous ces mécanismes passifs de reproduction socio-culturelle qui nous lient tou·te·s.
Si très longtemps j’ai lu avec l’idée d’avoir un répertoire à rattraper, d’une connaissance littéraire générale légitime à construire, avec un sentiment continu quoique diffus de me faire avoir comme un gamin voulant attraper le pompon dans un manège de foire ; j’ai finalement trouvé bien plus de confort dans l’idée de me construire un répertoire absolument personnel, me permettant de sortir, au moins un peu, de ces mécanismes de perpétuation d’une culture légitimée par le seule fait qu’elle est considérée comme légitime par cielles qui en vivent. Et je ne vous ferai pas l’injure de répéter de quelle nature est constituée l’immense majorité de cette culture légitime dans le domaine littéraire, je pense que vous avez compris l’idée, que vous soyez d’accord avec moi ou non.
Dire que vous vous en foutez, ce n’est rien d’autre qu’un mécanisme de défense un peu lâche pour justifier de votre flemme de faire mieux, de votre manque d’envie de sortir de votre zone de confort, tout simplement ; là où les personnes que vous renvoyez sur les roses n’en ont pas, de confort, puisqu’elles manquent de représentation. Je le sais, parce que j’ai été des deux côtés de cette barrière. J’ai été le mec blanc cis-het qui s’en fout, comme je suis l’anxio-dépressif à tendance bipolaire qui trouve que souvent, quand même, la dépression manque de réalisme dans sa représentation, et que ça blesse, un peu ; comme je suis encore le mec blanc cis-het qui a le privilège de pouvoir théoriser librement sur des sujets qui ne le concernent pas vraiment. Mais quelque part je ne veux blâmer personne, parce que je sais à quel point il est difficile de se mettre à la place d’autres personnes que soi, et que ce serait serait terriblement prétentieux de ma part de toute façon. Ce billet d’humeur l’est sans doute déjà suffisamment.
Non, ce qui m’agace profondément, c’est l’hypocrisie de se trouver des excuses de mauvaise foi pour justifier de quelque chose qui en toute bonne foi serait absolument compréhensible, quoique triste, simplement verbalisé de la bonne façon. La lecture est comme beaucoup de choses, quelque chose de personnel, quasi-intime, ne serait-ce que dans la relation qu’on peut entretenir avec des ouvrages qui nous sont chers. En considérant que nous aimons nos auteurices favori·te·s pour de bonnes raisons, à savoir au moins une personnalité qui se dégage des ouvrages, un style particulier, un attachement à certaines thématiques, quoi que ce soit ; dire que l’on se fout du « qui » derrière de potentielles découvertes, c’est dire qu’on refuse de s’attacher à autre chose que ce que l’on connait déjà, c’est faire preuve d’une profonde fainéantise intellectuelle. Pire, c’est à mes yeux invisibiliser jusqu’à la personne des auteurices qui nous donnent à lire quelque chose qui sera forcément différent de tout ce qu’on a pu lire jusque là, puisque leurs ouvrages sont nourris d’expériences différentes, de perspectives neuves, souvent trop peu offertes aux vues de la majorité, englouties sous la masse du banal et de l’attendu, de ce qui est confortable.
On a le droit absolu et inaliénable de vouloir ou non donner à nos lectures des couleurs politiques ou sociales, comme on a le droit absolu et inaliénable de vouloir ou non leur donner des significations symboliques, de ne rechercher dedans qu’un pur divertissement ou une violente catharsis ; de même ne vouloir que les mêmes bouquins en boucle avec d’infimes variations. On a le droit au confort, évidemment. Mais revendiquer ces droits, c’est aussi et surtout, à mes yeux, devoir reconnaître à d’autres l’envie et le besoin de retrouver dans leurs lectures les visions et les idées d’une réelle altérité trop souvent absente dans les rayons et l’imaginaire collectif. Or, refuser d’au moins reconnaître cette envie et ce besoin à l’aune de ses propres envies, je trouve ça profondément problématique, parce que ça contribue à refuser un espace de confort à des personnes qui en sont privées depuis trop longtemps.
Personne ne demande à personne de faire basculer l’entièreté de ses lectures vers un répertoire ownvoice, ou plus modestement, d’auteurices féminin·e·s, LGBTQIA+ ou racisé·e·s, ou n’importe quel joyeux mélange. Ce qui est demandé, c’est juste un effort, un pas de côté pour aller chercher dans nos lectures une façon un peu différente d’appréhender le monde et les possibilités offertes pas l’écriture. Il n’y a aucune garantie de succès, mais c’est comme pour le reste de ce qui a été écrit dans l’histoire ; même un classique reconnu et acclamé peut vous décevoir, même votre auteurice favori·te peut taper complètement à côté, malgré tous vos biais de confirmation.
Je vais vous dire ; je l’ai fait, ce pas de côté. Juste un peu. Probablement pas assez, d’ailleurs, mais j’y travaille. Et si, comme moi, c’est la recherche d’une certaine altérité dans la lecture, ce primal sense of wonder qui parfois vous étreint, de lire une idée pourtant toute simple verbalisée pile de la bonne manière pour éclairer votre vie entière sous une lumière nouvelle, alors je vous encourage à faire ce pas. Pour les épiphanies, d’abord, mais aussi et surtout pour le plaisir d’enchaîner ces pas, les uns après les autres, sans même vous en rendre compte. Il ne suffit que du premier pour donner une impulsion qui ne s’arrêtera plus, vous poussant à enchainer les découvertes, qu’elles soient heureuses ou non, mais jamais stériles.
Parce que sans ces efforts conscients de ma part, me disant que j’allais lire un roman avec pour prime motivation qu’il avait été écrit par une femme, une personne racisé·e ou LGBTQIA+, je n’aurais pas acquis la profonde conviction que ces romans sont plus qu’utiles, qu’ils sont effectivement nécessaires. Parce qu’à défaut d’une réelle représentation de ces populations dans la culture légitime, j’ai pu approcher un peu leurs ressentis sur des questions trop peu souvent abordées ; j’ai pu découvrir des choses qui me apparaissaient acquises sous un jour nouveau et les remettre en question avec une acuité phénoménale, renversante. Et ça fait un bien fou, je vous jure.
Et sans la continuité que j’essaie d’opérer dans ces efforts, je ne pourrais peut-être pas découvrir le prochain Charles Yu, la prochaine Becky Chambers ou læ prochain·e Rivers Solomon de mon répertoire personnel. Je ne pourrais alors pas découvrir une façon unique d’écrire et de considérer le monde sous une perception qui n’est absolument pas la mienne, m’enrichissant au passage de ressources intellectuelles a priori insoupçonnées et insoupçonnables, qui m’aideront à mieux appréhender les choses au contact de ces personnes qui n’ont pas la même vie que moi.
Encore une fois, que quelqu’un ne partage pas cette envie de voir le monde différemment, ça ne me gêne pas, personnellement, bien que cela m’attriste ; j’y vois une certaine léthargie, un symptôme supplémentaire de ce que j’appellerais la culture à l’entonnoir, avec un brin de mesquinerie. Tout ce que je vous demanderais, finalement, c’est d’être honnête quand on en discutera, ça simplifiera les choses.
C’est pas que vous vous en foutez de qui a écrit le bouquin ; c’est que vous vous en foutez, tout court.
Moi je ne m’en fous pas. Je ne m’en fous plus.
Et bien que ce ne soit pas un étendard et seulement l’expression d’un sentiment personnel et intime, je l’affirme bien haut :
J’en veux plus. Beaucoup plus.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
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