
L’expérience Univers étant à mes yeux une totale réussite malgré son très jeune âge, j’avoue que j’ai accueilli d’un très bon œil le prêt de quelques numéros de la revue Fiction par un très bon copain à moi que je salue ici avec enthousiasme. Et puisque la raison et moi, ça fait deux, je n’ai même pas attendu d’avoir commencé ma lecture d’un premier numéro – celui qui nous intéresse aujourd’hui, fort logiquement – pour me porter acquéreur de quelques autres volumes pour moi tout seul en librairie d’occasion. Et vous l’aurez peut-être deviné, je vais donc faire exactement la même chose avec les Fiction qu’avec les Univers : je vais essayer d’en récupérer un maximum, et je vais lire les textes qui sont dedans, et puis vous dire ce que j’en pense. Et peut-être même que des fois, je m’intéresserais à des contenus annexes à l’intérieur, si la curiosité est suffisamment forte. Parce que l’archéologie littéraire, c’est trop bien. Tout simplement.
On est parti ?
On est parti.
Les premiers jours de mai, Claude Veillot
Récit d’invasion alien somme toute classique dans ses prémices initiales, raconté du point de vue d’un envahi humain, mais qui fait extrêmement bien le boulot en terme d’ambiance et de présentation de ses enjeux. Ça se lit tout seul, et ça raconte ses idées d’une manière très évocatrice, tout en glissant quelques prétextes à des réflexions intéressantes, notamment par des allusions très claires à un traumatisme historique encore récent à l’époque, jusqu’à une chute bien glaçante, bien triste comme il faut. Excellent.
Retour aux cavernes, Robert Sheckley
J’ai envie de donner le bénéfice du doute à cet auteur que j’aime très fort, mais j’avoue que je suis extrêmement partagé quant à l’interprétation à donner à ce texte. Il y a deux possibilités :
– Soit Robert Sheckley se fend d’un #NotAllMen victimaire terriblement clairvoyant de réaction, où les femmes sont responsables des errements masculins par leur refus de laisser leurs chances aux gentils garçons qui font exception à la crasse générale ; auquel cas ce texte est affreusement puant d’incélisme prenant l’apocalypse comme une excuse, et je suis très triste.
– Soit Robert Sheckley nous fait une Houston, Houston, lucide et glauque, où les saloperies commises par les hommes ne sont que leur seul responsabilité en dépit des excuses circonstancielles qu’ils pourraient bien se trouver, et ce texte manque simplement de clarté formelle au delà de quelques maigres indices quant à ses intentions. Et alors ce serait cool mais un poil raté.
Je pencherais plutôt pour la seconde option, étant donné ce que je crois savoir de l’auteur, je suis donc simplement déçu que ce texte ne soit pas aussi efficace qu’il aurait pu l’être, étant donné son concept et son point de vue.
Dents pour dents, Miriam Allen DeFord
In-cro-yable texte. Ambiance horreur fantastique, tenant une formidable ligne de crête entre l’interprétation enfantine terrible ou la vision adulte cynique d’une situation extrêmement ambiguë, l’autrice nous tient en haleine à coups d’allusions et d’avancées de l’intrigue qui nous font douter et redouter sans discontinuer jusqu’à une chute absolument brillante. Le genre de textes qui me fait bondir d’enthousiasme et lâcher des jurons incrédules ; il y a tout là-dedans, de l’excellente histoire à la métaphore sociale intemporelle. C’est pour ça que je fais de l’archéologie littéraire. Damn.
Dialogue avec le robot, Anthony Boucher
Encore un très bon texte. De prime abord, on a une réflexion dialectique autour de la foi et de la religion organisée, pas toujours parfaitement subtile ou équilibrée, mais bien racontée et intégrée à une intrigue efficace. J’ai surtout été séduit ici par une multitude de petits détails tous bêtes mais extrêmement bien pensés qui confèrent un souffle implacable à tout le récit, l’ancrant dans une réalité alternative assez fascinante. Si j’ai peut-être trouvé la fin un poil abrupte, demeure que le trajet lui-même était fort agréable et intellectuellement stimulant : le concept était trop bon pour que je fasse la fine bouche.
Témoignage perdu, Victoria Lincoln
Un texte dont j’aime bien l’idée mais dont l’exécution me paraît un tantinet bancale à force de jouer sur le cryptique, ou du moins sur une volonté d’ambiance un peu trop poussée. Je ne saurais dire si c’est par manque d’éléments précis pour appuyer la césure fantastique du récit ou autre chose, mais j’ai eu le sentiment d’une absence dommageable dans sa construction du début à la fin. C’est un peu frustrant, surtout en considérant l’excellent incipit et le très bon concept central : il aurait fallu un peu plus de chair sur le squelette pour moi.
Le Yoreille, Pierre Véry
Là aussi, un très bon texte, brillant surtout par l’excellence de sa narration humoristique et la pertinence de sa satire antiraciste et antieugéniste : ça file tout seul. On pourra regretter une conclusion un peu abrupte et un poil déprimante à l’aune du ton très léger du reste de son intrigue, mais ça reste dans l’ensemble une excellente nouvelle, magnifiée par ses quelques inventions conceptuelles et son atmosphère créative.
Le singe vert, Theodore Sturgeon
Sturgeon, bordel. La puissance littéraire d’un 33 tonnes sans les freins avec la subtilité et la douceur d’un vol de colibri, le genre qui me donne envie de faire des compliments entrecoupés de jurons très vulgaires pour essayer de faire passer mes sentiments avec suffisamment de force. Il en faut, du talent, pour parvenir à parler de stéréotypes de genre, de préjugés et d’orientation sexuelle avec autant de bienveillance et de pertinence clairvoyante. Exceptionnel, formidable ; tous les superlatifs du monde n’y suffiraient pas. Sans doute ma nouvelle favorite de l’auteur jusqu’ici, ce qui n’est pas peu dire. Quel roi, mais quel roi ! (Et en plus y a un truc en rapport au QI des foules dedans qui opère un rapprochement entre Sturgeon et Pratchett, ce qui me fait un plaisir incroyable. C’est pas essentiel mais je devais le dire.)
Vers un autre pays sans nom, Monique Dorian
C’est déjà pas de chance de passer derrière Sturgeon, mais encore moins avec un texte de type conte-fantastique, probablement l’un des sous-genres qui a le moins de chance de me séduire. Mais au delà de l’effet de contraste et du malaise générique, je pense que je n’avais aucune chance d’apprécier cette nouvelle ; trop de symbolique, pas assez de matérialité, trop d’éléments confusants et cryptiques. Je n’ai pas vraiment compris de quoi il était question là dedans, ou en tout cas avec trop peu de certitudes pour être convaincu. On est dans un entre-deux thématique et stylistique qui a le don de m’agacer, où on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser entre les effets métaphoriques ou la réalité de la diégèse, avec une chute qui ajoute au mystère de façon superfétatoire plutôt que de l’équilibrer d’une manière qui à mes yeux siérait mieux au fantastique. Ça manque de substance, pour moi. Dommage.
Et s’il n’en reste qu’un…, Poul Anderson
Mon premier Poul Anderson, dites ! Il était temps. Et plutôt une très bonne découverte, ma foi. Si j’ai souvent du mal avec les histoires politisées à la sauce centriste en mode « les extrêmes ont tort à égalité on peut trouver un compromis », ici, l’auteur ne sombre pas bêtement dans cet écueil, avec l’excellente idée de plutôt se concentrer sur la bêtise du militantisme dans un contexte défavorable à son existence. En effet, quel est l’intérêt de vouloir porter la parole du Communisme ou du Républicanisme – à l’américaine, évidemment – quand la civilisation s’est effondrée ? Je dois bien dire que je suis assez séduit par l’idée principale portée par ce texte à mes yeux : quand un certain monde et son paradigme meurent, les idées qui sont nées en leur sein doivent pour l’essentiel disparaitre avec lui. En tout cas, il ne fait pas grand sens de continuer à se battre bec et ongles pour elles, et certainement pas de faire perdurer des inimités et haines obsolètes.
Dure, mais pas cynique, j’aime beaucoup cette nouvelle.
Suivez les instructions, Isaac Asimov
« Notre conte ultra-bref », pré-titre la rédaction de Fiction. En effet, une petite page, et hop.
C’est juste une blague, fondamentalement. C’est rigolo. Voilà.
[Complément d’informations :
Revue des livres, tout d’abord, avec Demain, moisson d’étoiles, recueil de nouvelles d’Arthur C. Clarke, par Demètre Ioakimidis. Présentation exhaustive mais au cordeau, toutes les nouvelles passent sous le scalpel du critique, dégageant un avis général extrêmement encourageant me semblant bien correspondre à l’avis que je me fais personnellement sur Clarke ; à savoir un écrivain de hard sf qui savait garder une certaine organicité dans son expression, ne perdant pas de vue l’importance de raconter une histoire prenante en plus de développer ses thèmes et ses enjeux techniques. Je note cette référence pour plus tard.
Ensuite, Pierre Versins – encore inconnu au bataillon – nous parle d’Aux étoiles du destin, d’Albert Higon. Et d’emblée, le mot plagiat est lâché, aux côtés du mot inspiration, traçant un parallèle apparemment inévitable entre le présent ouvrage et Ceux de nulle part, d’un certain Francis Carsac. Je ne connais aucun bouquin cité ici, ni leurs auteurs, donc on va y aller à la confiance. La thèse du critique est plutôt une convergence thématique opportune à l’époque de rédaction des deux romans, et j’aurais tendance à le croire : l’aventure spatiale de cette période ne brillait pas tant par l’originalité de ses enjeux de départ que par les divergences de qualité entre ses différentes incarnations. Le souci, ici, au delà de mon goût limité pour ce genre de cosmo-aventures, c’est que Versins, dans son optique de comparaison exhaustive, nous en dit un peu trop pour appuyer son analyse, donc je ne peux pas dire que je suis enthousiaste. Même pas curieux.
Revenons plutôt à Démètre Ioakimidis, qui prend la chronique suivante, et nous parle de La République lunatique, de Compton MacKenzie. Ce que j’aime bien, avec ce critique, c’est qu’il ne fait pas semblant. Quand il n’aime pas, on le sait très vite, même s’il doit passer par des hyperboles vicieuses afin de se faire comprendre. Ceci étant dit, s’il m’arrive de parfois trouver ce chroniqueur en particulier un peu condescendant ou méchant dans ses formulations, cette chronique particulièrement mordante confirme le pendant positif de son approche : il ne manque jamais d’arguments. Et clairement, ici, en partant du principe que sa recension est honnête et/ou fidèle à la réalité du roman, ça ne donne pas envie du tout.
Puis deux courtes chroniques pour parler des publications récentes du Fleuve Noir, avec J’écoute l’Univers et Terre Degré « 0 », de Maurice Limat et Richard Bessière, jugés par Igor B. Maslowski. Courtes, parce que basiques : il a bien aimé, même si c’est pas renversant. Hop là.
Et pour conclure cette section bouquins, Roland Stragliati nous parle de L’écroulement de la Baliverna, de Dino Buzzati. Un nom qui rôde autour de ma zone d’intérêt depuis un bout de temps, donc je suis curieux. Et de fait, la chronique commence en nous expliquant que Buzzati est considéré comme un des plus grands écrivains de tous les temps, name-droppant fort logiquement son Désert des Tartares. Un jour.
Et tant qu’on en est à citer des bouquins que je sais devoir lire un jour pour mon édification personnelle, le chroniqueur évoque Le Rivage des Syrtes, avec lequel apparemment la comparaison est inévitable. Derrière, s’y ajoute même Kafka. C’est pas rien. Mais bref. Il m’aura fallu 6 paragraphes de mise en contexte et d’histoire littéraire pour comprendre que le bouquin dont on parle aujourd’hui est un recueil de nouvelles. 32 textes. C’est beaucoup. Et M. Stragliati, plutôt que se concentrer sur la quinzaine de récits qui trouvent grâce à ses yeux, préfère expliquer pourquoi les moins bons lui paraissent confirmer son sentiment que la réputation de Buzzati est un brin surfaite. C’est un parti-pris qui a des relents d’une certaine aigreur que je n’arrive pas à m’expliquer. L’idée qu’on puisse écrire qu’un auteur a un « talent indéniable, […] quoique mineur », personnellement, j’avoue que ça me défrise un poil. Je ne lâcherais pas l’idée de lire Buzzati à cause de cette critique. Je me méfierais du pessimisme que le critique lui prête, à la rigueur.
On passe au film : une seule chronique dans ce numéro. Elle est signée F. Hoda, et elle est titrée Film sans utilité. Ça promet.
L’article est une réaction au film Les yeux sans visage, d’un certain Franju. Et si le début de la critique propose un début de réflexion intéressant autour de l’idée qu’un film considéré comme un demi-échec ou une demie réussite n’est rien d’autre qu’un échec, Hoda se contente très vite de revenir au film lui même, et de lui tailler un costard sur mesure, se permettant même de balancer quelques balles perdues à La tête contre les murs, le film précédent du réalisateur. Autant dire que ça ne donne pas très envie. Mais c’est frustrant, quand même ; avec un tel titre et une telle entrée en matière, j’aurais espéré quelque chose de plus qu’une telle exécution en règle.
Ceci étant dit, un point intéressant émerge, avec un P.S. à cette chronique, rédigé par Alain Dorémieux, qui s’inscrit en faux à propos de l’idée que la diversité des réactions quant à une œuvre est le témoin de sa faiblesse. Mais là encore, plutôt que de débattre sur ce terrain, Dorémieux botte en touche et préfère simplement défendre le film de Franju, qu’il a personnellement apprécié. Et bon, si je comprends l’idée de simplement déclarer de gustibus, de mettre le désaccord sur le compte d’un goût différencié entre logique et surréalisme, on sent quand même que fondamentalement, les deux auteurs, ici, ne défendent pas tant une vision de l’art en général et du cinéma en particulier, mais plutôt leur ego face à l’attaque supposée d’un avis qui n’est pas le leur. Je projette peut-être des maux très contemporains sur une situation passée, mais je préfère me dire, parce que c’est ce que je crois, que le problème ne date pas d’aujourd’hui : même des gens cultivés et relativement bien éduqués se sentent personnellement en faute quand on parle de quelque chose qu’ils aiment en des termes peu flatteurs. C’est quand même ballot de pas savoir prendre cet élémentaire recul.
Mais bref, finissons ce numéro avec la chronique scientifique, signée Jean-Jacques, à propos de La Théorie Unitaire de Jean Charon. Disclaimer : il est fort possible que je n’en dise pas plus que ça à propos de cet article.
Et de fait : c’est trop pour moi. Une théorie scientifique qui viserait à expliquer l’existence générale de l’univers à partir d’une seule loi dont découlerait toutes les autres, je me déclare incompétent. Dommage, je suis sûr que c’est pas inintéressant : pour qui saurait le lire et y trouver un réel intérêt.]
Eh bah voilà. Comment dire que c’était assez incroyable, dans l’ensemble. Sacré standard de qualité, ça augure extrêmement bien de la suite, ça. Je note au passage, tout de même, un truc très intéressant à la suite des textes de ce numéro : un sondage d’opinion auprès du lectorat de la revue, accolé aux résultats du sondage du numéro deux itérations en arrière (le n°76, donc). Les réflexions à coup de pourcentage et d’humeurs de la rédaction en réaction à certaines remarques du lectorat sont assez amusantes, notamment celles concernant la propension d’un illustrateur de la revue à abuser d’images de jeunes femmes dévêtues . 80 ans en arrière, et certaines choses n’ont toujours pas changées. Comme quoi, hein…
Mais bref, je suis extrêmement content. Il y a là-dedans des textes dont je sais que je vais m’en souvenir longtemps, pour en pas dire pour toujours ; et dont j’ai hâte de pouvoir parler, encore et encore, avec toute personne de suffisamment bonne volonté pour me lire ou m’écouter.
Rendez-vous au prochain numéro ! 😀
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

quel plaisir d’avoir un lecteur de qualité relire des « fiction » anciens , je vous lis régulièrement, époustouflé par votre facilité de rendu-compte…alors là je trépigne pour le suivant , j’étais dèjà enthousiaste sur les « univers » plus ma génératio de lecteur , j’ai commencé les fiction vers 1973 merci
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Ce commentaire me touche énormément, merci beaucoup. J’ai encore plus hâte de m’y pencher de nouveau, du coup.
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