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Ni d’Ève ni des dents – Episode 30

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Il me faut je crois d’abord éclaircir le point le plus important, la honte suprême qui me brûle encore, celle qui m’a fait me résoudre à prendre des risques stupides pour tenter d’éteindre l’incendie, sans succès. Et me voilà donc à écrire dans ce carnet, pour tenter une fois de plus de me donner un espoir de me pardonner, alors que je n’estime pas le mériter. Fanny a su me pardonner, elle, et je n’arrive toujours pas à comprendre comment elle a fait. Je pourrais me trouver à moi-même l’excuse de l’incubation du basculement, mais elle me paraît terriblement faible, en plus d’être hors-sujet.
De mon bref temps avec les forces armées Delvik, j’ai compris ceci : le basculement de tout-un-chacun est sujet aux pulsions intérieures primaires des sujets contaminés. Si je suis devenu un Obsédé, c’est bien que mes instincts les plus reptiliens m’y prédestinaient. Je ne vais même pas essayer de corriger ce qu’a pu dire Eric sur moi lors de notre rencontre, tout y est absolument vrai. J’aurais presque tendance à le trouver diplomate. Peut-être qu’il avait peur que je tombe sur le carnet à ce moment-là, à raison ; je lui aurais sûrement défoncé le crâne à coup de pied-de-biche sans le moindre remord pour avoir osé questionner ma personnalité.
Et puis j’ai basculé. Et j’ai passé quoi… 4, 5 semaines à parcourir des rues, à me diriger au hasard, uniquement guidé par mon instinct de violeur multi-récidiviste, me tapant d’autres infectées aussi atteintes que moi, ne m’arrêtant que par courts moments pour me sustenter tant bien que mal, me nourrissant de tout ce que me passait sous la main, entre cadavres d’animaux et restes alimentaires dispersés aux quatre vents. Pendant tout ce temps j’étais comme extérieur à moi-même, conscient de mes moindres faits et gestes, mais sans la plus petite prise dessus. À chacun de mes cris intérieurs, m’enjoignant de ne pas céder à l’appel du ventre, un grognement issu du plus profond de mon être me menaçait d’une morsure psychique, dont le bruit me faisait déjà si mal que je n’osais protester plus avant. Une forme aussi subtile que terrifiante de torture, qui a eu sur moi un effet radical.
Faute d’une meilleur formule pour l’exprimer : je me suis enfin rendu compte.
Et si mes souvenirs de cette longue période demeurent flous en dehors d’une impression générale dégueulasse, créant un tenace sentiment de malaise et de dégoût envers moi-même, mes souvenirs d’avant, eux, sont prégnants. D’où la honte, et l’envie, non, le besoin, de faire mieux. Je suis tombé par hasard sur Fanny en train de lire dans ce carnet hier. Mon premier réflexe a été de faire comme si je n’avais rien vu. Je veux lui laisser toute la distance et le silence dont elle a besoin ; ce carnet m’est aussitôt apparu comme un espace privilégié pour elle, dont je ne voulais en aucun cas la priver. Mais comme elle et les autres m’ont poussé à parler pendant cette dernière semaine et qu’elle est une meilleure personne que moi, elle s’est dit que lire ce carnet pourrait peut-être m’aider à me décider à parler. Et ç’a été le cas. Me voilà donc, ma vraie difficulté étant de déterminer par où commencer et comment m’assurer de ne rien oublier.
Le mieux sera sans doute de commencer par mon réveil au milieu d’une brigade Delvik. Comme Eric, je suis sorti de mon infection sans traitement médicamenteux. Il semblerait que ce soit une exception, mais pas une minorité absolue, d’après les quelques infos que j’ai pu glaner. Si empiriquement je dirais que ce sont les soins et l’attention de Fanny qui l’ont aidé à sortir de son Effacement, c’est mon dégoût de moi-même qui a fini par me faire sortir de mon Obsession.
Mais voilà, j’ai été attrapé par les Delvik, qui avaient besoin de vérifier au plus près du terrain les effets de leur virus aéroporté. Ma chance a été d’avoir fait une partie de mon engagement militaire dans une base du Delvikélif, je le parle donc couramment, et j’ai un tatouage très connu de leurs forces armées sur l’épaule pour en témoigner. Ils ont pu anticiper une utilité pour eux avant même mon réveil, ce qui m’a permis de rester en vie, puis de leur apporter mon soutien en échange. C’était déjà mieux que mes semaines passées, même si mon ego ne s’en est pas si bien porté. Ce sera pour plus tard, nous avons d’autres priorités.
J’ai été frappé et horrifié par leur détachement. Leur travail est simplement de faire suite à la propagation du virus, balancé comme ça, par drones, comme force de pur chaos. Ils ne sont là que pour faire un travail de ramassage et nettoyage. Ils n’avaient pas prévu une telle résistance aussi tôt et autant déployée, ce qui ralentit leur progression. Toutes mes infos sont volées d’ailleurs, des bouts de conversations qui leur ont échappés et qu’ils ont instantanément regrettés. Ils n’avaient vraiment pas l’habitude d’avoir quelqu’un à proximité qui parlait leur langue, alors ils se laissaient aller jusqu’à soudain se rappeler que j’étais là et se mordre la langue. Dans ces cas là j’avais l’avantage de pouvoir jouer sur des séquelles de l’infection un tiers du temps et la mauvaise connaissance de la langue pour un autre tiers. Le dernier était utilisé à vraiment faire attention à un maximum de détails et surtout à écouter. « Pour plus tard, on sait jamais », me disais-je.
Et puis mine de rien le temps est passé, et j’ai commencé à faire la transition de guide/cobaye à réel membre de l’équipe, si je puis dire, par la simple force de l’habitude. Ils avaient trop besoin de moi pour traduire les paroles de certains prisonniers, infectés ou non, des discussions avec le camp ennemi, ou simplement pour progresser au mieux dans les environs, moi qui connaissais plutôt bien la géographie locale. Et j’avais trop besoin d’eux pour être nourri, lavé, et vivant. Je n’ai pas osé tenter de partir dans les premiers temps, et j’ai très vite cessé d’espérer avoir une chance de m’en sortir seul.
Et puis j’ai eu un coup de chance. Le genre d’opportunité qui se présente de nulle part et dont on se dit que c’est un rêve pendant une partie, et qu’on laisse presque échapper à cause de son incrédulité, avant de la rattraper, de justesse. En l’occurrence c’était le commandant de la base. J’étais sorti, tard le soir, pour aller pisser dans les fourrés, et je l’ai trouvé, allongé sur le dos, une bouteille à moitié vide à la main, à côté d’une flaque immonde de son propre vomi. Il pleurait. Des sanglots de gosse à qui on a cassé le jouet. En me voyant, il s’est mis à me parler, comme on injecterait trop fort de l’eau dans un tuyau d’arrosage. C’est parti dans tous les sens, je ne comprenais rien, entre son accent et son débit haché et trop rapide. J’ai failli partir, me disant qu’il était en plein délire. Et au dernier moment, j’ai compris que j’avais une chance de comprendre ce qui se passait, ou au moins un peu. Alors j’ai joué le bon copain. Les quelques soldats qui sont passés à côté de nous n’ont pas osé s’en mêler, le patron avait sorti son flingue et le balançait dans tous les sens sans vraiment faire gaffe. À ce moment précis je me disais que de toute manière j’étais déjà plus très vivant et que je ne méritais même pas de l’être, alors j’ai laissé faire ; au moins je serais mort conscient de quelques réalités supplémentaires.
Mais non, il avait l’alcool triste et bavard. Le Delvikélif est un petit pays, sans griefs contre nous, ils sont en service commandé, et les troupes ne savent même pas pour qui. Une autre puissance majeure leur a littéralement fourni le virus clés en main, drones et matériel annexe compris. Seul objectif, créer un maximum de chaos sur notre territoire, puis annexer tous les territoires qui pouvaient l’être. L’intervention sur le plan international de ce mystérieux allié arriverait plus tard, bouleversant l’équilibre mondial. Un improbable coup de billard à 3 bandes, exploitant les faiblesses d’un pauvre pays comme le Delvikélif, notamment son très haut niveau de corruption, la soumission de sa population à la junte militaire, et surtout son extrême isolement sur le plan international, qui le rend extrêmement compliqué à surveiller. En tout cas c’est comme ça que je le vois, et je trouve ça assez brillant, même si foutrement tordu.
Reste à voir quelle est la grande puissance en question. Mais alors la question est insoluble. Nous sommes au centre de trop de querelles mondiales pour réussir à démêler la pelote depuis notre humble position. Et puis nous avons trop de soucis immédiats à régler pour se préoccuper de ça maintenant.
Mais voilà. Le commandant m’a tout déballé, puis s’est endormi dans mes bras, dégoûté de la responsabilité qui était la sienne, comprenant trop tard l’impact que le fait d’avoir simplement suivi les ordres avait eu sur la population. Et il était soudainement bloqué, dans la complète impossibilité de faire demi-tour, et dans le refus complet d’avancer plus. Il m’a alors confié qu’il faisait semblant, depuis des jours, d’avoir des soucis de mécanique ou de logistique, pour justifier son incapacité à gérer correctement le conflit auprès de son état-major.
C’est précisément ces confidences que je lui ai balancées à la gueule quand j’ai tenté d’extraire les gamins du camp. Il l’a sans doute vécu comme une trahison, puisque je l’avais même aidé à camoufler certains de ses sabotages pendant les jours séparant cet incident de mes retrouvailles avec les jeunes. Mais j’ai considéré avoir une plus grande dette envers eux qu’envers lui, mon choix était vite fait. Je ne regrette rien d’autre que mes errements passés. Il est temps de la régler, cette dette.

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3 comments on “Ni d’Ève ni des dents – Episode 30

  1. muriellerochebrunet dit :

    Bravo Francis, tu as une qualité rédactionnelle que je ne soupçonnais pas 😂. Sinon, plus sérieusement, bravo pour ce subtil changement d’écriture et cette avancée majeure dans « l’histoire », qui demeure néanmoins encore très mystérieuse et nous tient en haleine 👏

    Aimé par 1 personne

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