Vous aurez bien sûr noté que cela faisait trois jours que nous n’avions plus rien écrit dans le journal. Pour une fois, nous n’avons pas à blâmer un quelconque bouleversement de notre emploi du temps du à une nouvelle attaque ou un événement malheureux. Au contraire, il ne se passe plutôt rien. Même le sergent fait réellement profil bas et commencerait même à tenter de s’intégrer. Mais nous nous méfions, je pense à juste titre, de lui comme de la situation trop calme. Mon hypothèse est que la diplomatie internationale a commencé à intervenir, les autres préfèrent ne pas se prononcer sur le sujet, par lassitude ou par désintérêt, je ne saurais dire.
Mais l’essentiel, dans les faits, est effectivement ailleurs, je ne saurais les blâmer pour une indifférence qui fait office de carapace. Après tout, nous sommes dans une situation encore bien trop nébuleuse, et surtout dangereuse, malgré l’accalmie, qui pour nous n’a jamais été qu’une pause et jamais une fin. Un éventuel cessez-le-feu ou même un arrêt complet des hostilités entre le Delvikélif et notre beau pays ne signifierait pas la fin du calvaire pour nous, bien au contraire, il faudrait sans doute justifier de notre bon état de santé en quelques instants face à des militaires des deux bords sous peine de se faire abattre sans sommation, et pas seulement pour Eric et moi.
Mais voilà. Maintenant que j’ai tout dit, il est temps de retourner au travail, et pour moi surtout, de m’impliquer à fond dans nos chances de survie. Comme je l’ai dit, j’estime avoir une dette envers ces jeunes gens, qui ont su me pardonner alors que je n’ai pas encore su trouver la force en moi de le faire. Le camp que nous sommes en train de monter est, je le pense, notre meilleure chance de sortir indemnes de tout ce merdier. Ou du moins de rester piégé dans ledit merdier, mais vivant, jusqu’à ce qu’il n’en soit plus un. Toujours est-il que notre priorité n’est sans doute plus d’écrire au jour le jour, mais bien de nous assurer d’avoir des choses à vivre avant de les écrire. Nous allons donc désormais nous concentrer sur notre travail, à savoir consolider nos sécurités et aménager notre lieu de vie pour les semaines à venir, avant de devoir nous préoccuper de devoir remplir les réserves à nouveau. Mais nous ne nous faisons pas d’illusions, quelque chose va sans doute nous arriver avant même que nous ayons réellement à nous poser la question.
Fin de Soirée
C’est fou comme ça soulage d’avoir Francis réellement de notre côté. Je dis pas que ma confiance lui est complètement acquise, et il le sait, mais d’avoir remis autant de choses à plat, que ce soit en en parlant autour d’un repas ou à l’écrit, ça fait un bien fou, et surtout, surtout, ça tranquillise. Nous sommes bien quatre maintenant (en excluant le sergent, évidemment, qui la joue Cosette, et c’est assez fatiguant), un groupe relativement soudé et solidaire, où tout le monde fait sa part sans rechigner et surtout où les décisions sont prises en commun. Ma plus grande crainte, c’est peut-être que notre garde commence à se relâcher un peu. Ces derniers jours ont été beaucoup trop calmes. Je crains que Francis ait raison. La guerre sous sa forme actuelle voit peut-être sa fin arriver, et alors se posera la question de notre place dans le monde d’après ; si c’est encore un monde. Franchement, à cet égard, je ne suis pas super optimiste.
Jour 117 – 27 Juillet
9h30
Ces carnets vont commencer à me rendre superstitieuse. Après presque une semaine de calme, il a suffi qu’Eric exprime sa méfiance une seule fois pour que la situation se dégrade de nouveau. Pas tant que ça, mais tout de même suffisamment pour que nous ayons quelques raisons de devoir nous assurer d’être à nouveau sur nos gardes. Les avions, hélicoptères et drones sont de nouveau de sortie, surtout la nuit ; leur bruit déchire le silence, nous ne pouvons pas les ignorer. Pour l’instant loin de nous, mais viendra le moment où nous devrons composer avec.
Milieu d’après-midi
Ça y est c’est déjà de nouveau le bordel. En début d’après-midi, on a entendu un bruit de moteur qu’avait l’air de se rapprocher. Petite voiture, avec juste un type dedans, qui venait directement pour nous, enfin pour l’exploitation agricole, au départ. C’était moi qu’étais de garde dans la petite vigie qu’on a installé sur le toit du bâtiment principal – vigie c’est un grand mot hein, on juste bricolé quelques planches, repeintes de la couleur du toit, histoire de pas être vu trop facilement depuis la route et s’abriter de la pluie si jamais – et je vois que le mec a l’air d’être un soldat, à l’allure générale, genre petit chef. Donc je préviens les autres, et ils l’attendent dans la cour, planqués comme il faut.
Et donc le mec gare sa bagnole en dérapant sur le gravier, il devait se croire malin. Il descend vite fait et il court vers le bâtiment. À peine arrivé donc, il lève les mains et il se met à bafouiller, ce qui est quand même compréhensible, puisqu’il se retrouve nez à nez avec Eric et sa gueule d’ange, et surtout son fusil. Autant dire qu’il a pas fallu longtemps pour lui faire cracher le morceau. Un copain des déserteurs qui n’avait pas osé partir avec eux mais qui était d’accord pour leur filer un coup de main de loin, d’où le matos de communication. Et puis en fait c’était trop le bordel dans les rangs et il commençait à paniquer de pas avoir de nouvelles de ses potes, alors il a saisi la première chance qu’il a trouvé de venir les rejoindre pour les tenir au courant, et peut-être voir s’il allait pas les suivre, finalement. Autant dire qu’il était déçu.
Enfin bon, en gros, ça donne : des pourparlers en cours pour un éventuel cesser-le-feu, le temps que la communauté internationale se mette d’accord sur quoi faire des infectés et comment considérer l’intervention du Delvikélif, étant donné qu’ils ne veulent rien dire de leurs intentions réelles, au point qu’ils ont pour le moment coupé toutes leurs communications ou presque avec l’extérieur du pays. Il n’y a que les troupes sur places qui acceptent un peu de dialoguer, mais leurs intentions sont floues, et surtout leurs manœuvres sèment le trouble, puisqu’ils ont l’air de pas vouloir avancer depuis deux semaines. On dirait bien que les infos de Francis sont bonnes, tout ça a l’air de bien coller.
Et donc tout ça le type nous le balance en quoi… 5 minutes à tout casser, questions et réponses comprises. Et puis on s’est rendu compte qu’on avait un peu négligé le sergent à être aussi curieux. Mais que lui il était toujours au taquet, puisqu’il a sauté sur Eric par derrière en essayant de lui prendre son arme des mains. Son copain était trop peureux pour tenter un truc, il a sauté en arrière comme si la violence lui faisait peur en elle-même. Ç’a pas duré longtemps. Eric a tenu bon, ils sont tombés au sol en s’accrochant tous les deux au fusil, le sergent au dessus. Fanny s’est calmement tourné vers eux, elle a pointé son fusil à elle sur le sergent, et elle lui a demandé s’il tenait à la vie. Comme ça. J’étais resté en haut, parce qu’il faut que la relève mette une échelle qui reste par terre pendant le tour de garde, histoire de pas vendre la vigie voyez… Mais du haut ça faisait bizarre parce qu’elle avait pas parlé fort, et d’où j’étais ça ressemblait presque à un chuchotement. Je sais pas s’il a pas entendu ou s’il voulait pas entendre, mais il a continué à vouloir prendre l’arme des mains d’Eric. Elle a répété un peu plus fort, il a toujours pas laissé tomber. Je crois qu’Eric l’a supplié d’arrêter, en disant un truc comme : « me force pas à te mordre abruti ! », mais il était comme possédé. Et puis Fanny a tiré un coup de feu en l’air. Alors le sergent s’est relevé d’un coup, et dans le même mouvement, il a essayé de mettre un coup de pied au visage d’Eric et de se jeter sur Fanny pour lui prendre son arme à elle. Je crois qu’il était juste désespéré, il réfléchissait plus. Francis a juste eu à l’intercepter. Il l’a d’abord pris à la taille, il ne voulait pas lui faire de mal j’imagine. Seulement le sergent n’a pas su se laisser faire tranquillement, et il a tenté de se retourner, en se contorsionnant, entre ses bras, comme un serpent, pour carrément mordre Francis à la gorge.
***
Je me permets de reprendre à la place de Daphné. Parce que je viens de me rendre compte d’un truc, et en en discutant avec elle, je crois que ça vaut le coup d’avoir mon point de vue plutôt que le sien. Ce qui s’est passé en fait, et j’y avais pas réfléchi jusque là, c’est que j’ai contaminé le sergent. J’avais juste pas réfléchi, comme personne d’ailleurs, au fait que je ne n’étais pas vraiment guéri finalement, ou que du moins je n’en savais rien, en vrai. Je suis au mieux porteur sain de ce putain de virus. Et mon sang s’est mélangé au sien lors de mon pétage de câble de la dernière fois. Ce qui vient de se passer est complètement de ma faute, même si je ne m’en sens pas réellement coupable, plutôt responsable. Facile de se trouver des excuses, je sais. Mais le fait qu’il ait basculé en Violent aurait tendance à me montrer que l’incident était inévitable, aussi tragique fût-il.
Mais pour revenir sur ce qui s’est vraiment passé, il a effectivement essayé de mordre Francis à la gorge, ses deux mains battaient l’air et essayaient de lui griffer les yeux. Il était très rouge, le souffle court, la bave aux lèvres. Et pourtant il n’avais pas la teinte grisâtre caractéristique des infectés. Il était probablement en plein milieu de son basculement. Francis à réussi à rester calme, mais pas moi, j’avais la mâchoire trop douloureuse et la haine qu’il essaie encore de nous trahir. Alors j’ai pris mon fusil et je lui en ai collé un énorme coup à l’arrière du crâne. Sauf qu’il bougeait trop, et que je lui ai brisé le cou. Franchement, peu de regrets.
Mais pour en revenir au bordel évoqué plus tôt, alors qu’on le regardait son cadavre par terre, entre dégoût et tristesse de devoir encore en arriver là, on s’est rendu compte que le copain qui avait indirectement causé tout ça avait profité de la confusion et s’était barré avec sa voiture.
2 comments on “Ni d’Ève ni des dents – Episode 31”