
My Mother Told Me – Saltatio Mortis (extrait de l’album Für Immer Frei)
Imaginez que je commence cette chronique par un long et lourd soupir, faute de pouvoir le transcrire à l’écrit, d’une manière ou d’une autre.
Je vais faire très court en guise d’introduction ; je crois que je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi le premier tome d’une trilogie auréolée d’un large consensus autour de sa qualité ainsi que trois prix Hugo pouvait me donner envie.
Par contre, il va me falloir du temps et bien choisir mes mots pour vous expliquer avec toutes les nuances possibles pourquoi ce bouquin m’a fait le lâcher avec dépit au moment de le refermer, alors que tout s’était si bien passé pendant au moins 85% de ma lecture.
Cette chronique sera l’histoire de ma profonde déception.
Le Fixe est un continent fracturé, victime des caprices constants du Père la Terre, plongeant périodiquement ses habitant·e·s dans la tourmente des Saisons, troubles globaux qui détruisent tout sur leurs passages, à chaque fois de façon différente. L’Empire actuellement en place a semble-t-il trouvé une solution pérenne, ayant réduit en un étrange esclavage les orogènes (ou gèneurs), humains considérés comme des monstres, seul·e·s capables, à force d’entrainement drastique, de contrôler et d’apaiser les tourments de la terre et d’éviter des catastrophes mortelles à l’échelle du continent.
Nous suivrons trois personnages évoluant dans des trajectoires radicalement différentes ; Damaya la jeune orogène volée à sa famille pour être amenée au Fulcrum, l’école impériale, Syniète, orogène en mission en compagnie d’Albâtre, orogène légendaire à la puissance inégalée, et Essun, orogène clandestine installée dans un petit village, partie à la poursuite de son mari qui vient de tuer leur fils en découvrant qu’il était orogène, ayant enlevé leur fille elle aussi orogène, avant de fuir.
Il y a énormément de choses formidables, dans ce roman. Essentiellement des choses formidables, d’ailleurs. Ce qui est d’autant plus frustrant, mais on y reviendra en temps et en heure. D’abord, il faut saluer de la part de N.K. Jemisin une indubitable maîtrise. L’enchaînement des chapitres et des points de vues, la façon dont tous les éléments de compréhension de l’univers, des trajectoires des différents personnages et des révélations successives s’entremêlent les uns aux autres, très sincèrement, on touche du doigt la perfection. Chapeau bas au passage au travail de traduction de Michelle Charrier qui comme toujours en impose avec très grande classe ; c’est important de le dire.
Quelque part, c’est aussi simple que ça, tout est impeccablement en place, rien ne dépasse, rien ne manque. Cela permet au lectorat voulant se laisser porter de tout comprendre au fil des pages sans avoir à fournir le moindre effort tellement tout est clair, n’ayant guère qu’à ponctuellement accepter de devoir attendre pour une définition précise ou quelques détails singuliers. Et pour un lectorat plus attentif, on peut trouver ça et là quelques éléments discrets mais bien présents qui amènent de la cohérence globale comme des indices pour la suite des événements, sans trop en dire mais en laissant deviner ce qui pourrait advenir. Et c’est trop cool, évidemment ; parce que c’est passionnant et dense sans être pédant, accessible sans être simpliste.
C’est bien pour ça que j’ai dévoré ce roman, j’avais sans cesse envie de savoir ce qui m’attendait à la page d’après, me laissant parfois avoir, ayant plus régulièrement la satisfaction d’avoir vu juste parce que j’avais fait suffisamment attention. Je n’ai pas de problème à voir arriver de grosses révélations quand elles ont du sens et qu’elles ont été bien préparées.
Et là il faut parler des 50 dernières pages du roman, grosso modo, qui ont réussi à elles toutes seules à gâcher l’entièreté de ma lecture. Mais avant de parler de ces 50 dernières pages, il faut que je contextualise quelque chose à propos du reste du roman, qui fait en partie – je crois – sa renommée : à savoir son usage de la deuxième personne du pluriel dans les chapitres consacrés à Essun. J’ai beaucoup aimé cet usage, pendant l’essentiel de ma lecture. Non seulement parce qu’il avait quelque chose de rafraîchissant, mais qu’en plus il me semblait faire profondément sens vis-à-vis de son histoire propre, de sa trajectoire et de la suite d’épreuves qu’elle avait à traverser dans le roman.
Sauf que, au vu des bouleversements qui ont lieu au sein de ces fameuses 50 dernières pages, l’intérêt que pouvait revêtir cet audacieux choix narratif me semble s’écrouler comme un soufflé, absolument corrompu par ce que je ne peux voir que comme une volonté de diversion supplémentaire de la part de N.K. Jemisin. Alors ne nous mentons pas, c’est assez habile, en soi, et absolument pas incohérent. Sauf que le retournement en lien avec cette diversion est si logique et fait tant la continuité avec d’autres éléments du roman, notamment d’autres révélations – je pense surtout à une essentielle que j’avais su anticiper – que j’ai eu à ce moment le sentiment que ce choix narratif n’était finalement rien d’autre qu’une pirouette, de l’esbrouffe.
Dès lors j’ai perdu tout intérêt dans ce qu’on me racontait, parce que j’ai trouvé ça malhonnête ; tous ces chapitres, à mes yeux, n’avaient plus été écrit avec l’intérêt de raconter la meilleure histoire possible, mais comme une manœuvre froide pour piéger le lectorat qui aurait logiquement déduit ce qui était acquis comme complètement naturel dans l’ordre narratif du roman au moment de cette fameuse révélation. Je ne pouvais plus dès lors m’empêcher de penser que si N.K. Jemisin avait écrit ces chapitres autrement et avait laissé la semi-révélation en question se faire de façon organique, en soignant son déroulement propre, plutôt que la façon d’induire un doute qui n’avait à ce moment-là aucune raison d’être, j’aurais beaucoup plus apprécié cette fin de tome ; et donc le roman dans sa globalité.
Parce que là est mon autre gros grief avec le roman, et c’est bien la nature de sa fin, comme sa précipitation. Car si le roman entier consiste en la présentation soignée d’un univers foisonnant et vraiment passionnant, de personnages superbes, avec ce que cela peut contenir d’apparentes contradictions ou incohérences facilement imputables aux multiples points de vue présentés ; sa fin et son exécution très soudaine annulent, à mes yeux, tous ces efforts. Je n’ai guère mieux qu’une métaphore médiocre pour illustrer mon ressenti :
Imaginez que vous êtes en voiture et que vous demandez votre chemin à un piéton, pour une destination relativement lointaine où vous n’êtes jamais allé·e. Le piéton en question commence à vous indiquer le chemin en vous décrivant tous les coins et recoins par lesquels vous devrez passer, vous précisant des points de repère pour vous aider à vous situer, vous donnant l’apparence précise de telle statue que vous devrez croiser sur le chemin, des anecdotes et moyens mnémotechniques pour vous aider à vous en rappeler, parce que c’est long et compliqué, franchement, comme route à suivre. À tel point que des fois il revient sur ce qu’il a dit plus tôt pour se corriger, ou rajouter des détails. Ça dure un petit moment quand même, cette explication, mais vous vous dites que ça vaut le coup, parce que vous risquez pas de vous perdre, avec tout ce qu’il vous dit, alors vous écoutez poliment. Et à vrai dire c’est pas désagréable, il est gentil, de bonne volonté et fait clairement de son mieux. Et puis il en finit avec un grand sourire, et il conclut : « Ou alors, vous faites demi-tour, et c’est la première à droite. C’est vous qui voyez. »
Voilà. Et si vous pouvez imaginer le sentiment précis qui doit submerger un·e conducteurice dans cette situation précise, alors vous pouvez à peu près imaginer ce que j’ai ressenti durant ces dernières pages, qui bouleversaient absolument tout ce qui avait pu être raconté dans le roman auparavant, y compris et surtout tous les bouleversements précédents, qui étaient nombreux.
J’exagère un peu, mais j’ai eu le sentiment d’une trahison. L’impression que ces 500 pages n’avaient compté pour rien, parce que tout ce qu’on m’y avait dit, en particulier toutes ces choses qui venaient contredire les convictions et les connaissances des personnages pour reconstruire un paradigme différent, absolument tout était à remettre de nouveau en question. Alors que j’avais consacré autant de temps de lecture à ce roman, il me disait tranquillement, en un temps extrêmement réduit, avec un air narquois, qu’on allait tout reprendre depuis le début avec le prochain volume. Et pour autant que je puisse concevoir l’idée selon laquelle mon côté analytique fasse de moi un lecteur un peu trop difficile par moments, ou que la période puisse ne m’être absolument pas favorable concernant mes lectures ou le plaisir que je peux y trouver… bah ça m’a profondément gonflé. Parce que j’ai eu le sentiment d’avoir lu tout ça pour rien ; et que toute la confiance que j’avais placée en N.K. Jemisin au fil de ma lecture n’avait aucune valeur. Alors que bordel, ces 450 premières pages, elles défonçaient tellement.
Si ça se trouve, ce premier tome se serait coupé un tout petit peu plus tôt et aurait démarré le suivant avec cette fin comme introduction, ou alors aurait fait l’impasse sur cette deuxième personne du pluriel, encore une autre solution, allez savoir ; j’aurais pu me joindre aux chœurs des satisfait·e·s. Si je suis aussi déçu, c’est bien que je suis passé très près. Encore une fois, ça se joue à 50 pages à peine.
Mais que dire maintenant ?
L’évidence commande que je vous conseille évidemment de lire La Cinquième Saison si ce n’est déjà fait, ne serait-ce que pour vous faire votre propre avis, évidemment ; que vous puissiez me dire si je suis tout seul à avoir cette impression de m’être fait avoir, non pas par l’histoire, mais par son autrice, déplaçant le curseur de la surprise à un endroit désagréable.
Pour le reste, je ne peux que regretter une sensibilité personnelle à des aspects narratifs qui laissent bien d’autres que moi de marbre, tout en saluant tout de même la globalité du roman ; il fallait bien qu’il m’élève au plus haut pour que la chute me fasse si mal. Mais j’ai de toute évidence un problème avec l’impression que peuvent parfois me donner certaines auteurices de préférer faire les malin·e·s et jouer avec les conventions narratives parce qu’iels le peuvent à simplement raconter de bonnes histoires de la façon la plus cohérente possible. Même si je conçois que c’est quelque chose de très compliqué à appréhender et/ou à doser au moment de l’écriture, et que le transfert ne peut pas toujours se faire facilement à la lecture.
Encore et toujours, quand il s’agit de déceptions, je peux toujours me consoler en me disant que j’en ai encore appris un peu plus sur moi et mes goûts de lecture, que je trouverai sans doute mon plaisir dans d’autres ouvrages avec d’autant plus d’acuité que j’aurais ce roman en tête, quelque part.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Moi, je t’avoue que c’est un livre que je n’ai pas réussi à finir.
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Carrément ? Qu’est ce qui t’as arrêté ?
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L’écriture, le style. Je précise, je l’ai lu en anglais. Je n’ai tellement pas accroché que ça m’a complètement bloqué. Pourtant, en format court, j’aime bien Jemisin.
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Le style sur l’ensemble du roman, ou plus particulièrement les chapitres à la deuxième personne ? J’avoue que je suis curieux, même si Michelle Charrier a sans doute fait un taff de dingue j’ai trouvé que ça filait tout seul dans les deux cas.
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Merci pour ta chronique, d’autant qu’elle n’a pas dû être évidente à écrire 🙂
Je fais partie des personnes qui ont adoré le cycle, mais ça reste essentiel d’avoir des avis qui vont à contre-courant, y compris (surtout ?) quand il y a de bonnes choses dans le livre. A titre personnel, même si je leur reconnais de vraies qualités, je n’ai en définitive pas aimé Gagner la Guerre, plusieurs livres de Gemmell (je ne sais plus lesquels), l’Assassin Royal (j’avais un camarade à l’IUT qui en était un fan absolu, j’ai jamais osé lui dire), et d’autres livres pourtant reconnus. Parce que quand on n’adhère pas à quelque chose que beaucoup ont aimé (et inversement), c’est facile de se sentir isolé et de ne pas oser le dire. Donc c’est important d’avoir accès à des ressentis différents.
Et ça permet aussi de remettre en perspective notre rapport à la lecture, ou même à nos propres livres en tant qu’auteurices. Ce n’est pas parce que X personnes ont aimé que tout le monde aimera, et ce n’est pas parce que Y personnes n’ont pas aimé que personne n’aimera. Je trouve d’ailleurs le métier de libraire assez compliqué pour ça, vu de l’extérieur. Ca ne doit pas être évident de conseiller un livre, un film, etc.
Et effectivement, c’est pas si grave de ne pas aimer quelque chose, il y en a tellement à disposition ! (so many books, so little time T_T)
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Je ne suis pas sûr de bien saisir ton impression de t’être fait avoir.
J’ai trouvé que LA révélation sur la connexion entre les 3 points de vues était logique dans le sens où on la sent venir à un moment et que c’est évident quand elle arrive.
Concernant la narration à la seconde personne, je mélange un peu les tomes, mais clairement elle a un sens et lorsque la découverte de ce narrateur se fait c’est là aussi évident (mais il se peut que cela n’arrive que dans le 3e tome, je ne sais plus).
Dommage que ces éléments t’ai gaché ce qui était un beau voyage.
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Le problème c’est qu’à l’aune de ce seul tome, la narration spéciale n’apporte finalement rien puisqu’elle rompt la connexion entre les trois points de vue et fait diversion sur l’évidence.
À partir du moment où il y a une première connexion, la deuxième devrait se faire aussi ; sauf que la narration suggère une déconnexion plus importante. Donc quand elle se fait quand même, je la trouve malhonnête, du fait qu’elle n’apporte rien, et qu’on a aucun élément d’explication quant au fait qu’Hoa raconte ça à quelqu’un et donc à nous, d’une autre manière que le reste de l’histoire.
Encore une fois, je ne dis pas que la narration à la deuxième personne n’a pas de sens, je dis qu’à la fin de ce premier tome, alors que tout ce qui a été raconté n’a pas servi à grand chose puisque tout est bouleversé, elle n’en a pas assez.
C’est pas un problèmes de faits, c’est un problème de cadrage.
Tant de mise en place pour une suite de twists si précipités, je trouve que c’est du cliffhanger trop facile et presque putassier. Ça gâche toute la subtilité et la maîtrise du reste du roman.
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C’est intéressant, d’autant qu’il est assez clair que la déception vient de la narration elle-même et n’a qu’assez peu de rapport avec la réputation du cycle. Bon, moi j’ai adoré, mais c’est intéressant quand même.
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La narration n’est qu’un élément d’une déception plus large, mais effectivement, j’ignorais l’essentiel de la réputation du roman avant de m’y attaquer.
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Je comprends le point de vue même si je ne vois pas une diversion dans le choix de l’autrice. Mais on a toujours le droit de ne pas aimer un livre, fusse-t-il généralement bien considéré (parlez moi de l’assassin royal…)
Par contre, je crois que tu retrouverais peut-être les qualités que tu as citées dans le 2e tome, sans les défauts.
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Un jour peut-être, oui, je donnerais une autre chance à la suite.
Mais bon, tant de choses à lire ; ce genre de déception constitue une trop bonne excuse pour faire un peu le tri dans mes perspectives.
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Je peux comprendre ce qui t’as gêné. Je l’ai découvert en audio (je suis actuellement en pleine écoute du second volume) et je dois dire que cet artifice narratif est particulièrement efficace sous ce format-là.
J’aime personnellement beaucoup ma découverte et je prends plaisir à poursuivre avec cette narration dans la suite. Mais cette fois, avec uniquement cette narration.
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