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Le Tour du Disque #30 – Timbré

« Les gens sont bizarres. Volez cinq piastres et vous êtes un voleur à la petite semaine. Volez-en des millions et vous êtes soit l’État, soit un héros. »

J’étais assez impatient d’attaquer ce morceau du Tour du Disque depuis son départ. Au delà de l’évident et prévisible plaisir de la redécouverte, il y avait pour ce tome précis l’enthousiasme un peu curieux de pouvoir anticiper la remontée de mes souvenirs audiovisuels nés de sa formidable adaptation par la BBC. Je ne saurais pas trop dire pourquoi, mais quand existe une bonne ou excellente adaptation d’une œuvre littéraire, j’en trouve souvent la version originale comme décuplée par la possibilité de pouvoir joindre à ma guise des images aux mots.
Mais il n’est évidemment pas ici question de cette adaptation, ce sera pour une autre fois. Ce qui nous intéresse ici, c’est le texte, et rien que le texte. Et, quand même, mon appréciation de ce dernier, en lui-même et à l’aune de tous ceux qui le précèdent et le suivent, comme à l’aune de l’actualisation de mon ressenti à son égard.
Timbré, c’était un tome qui m’avait pas mal surpris, et un peu déçu, la première fois que je l’avais lu. Ce roman avait quelque chose de spécial allant au delà de son chapitrage – inédit pour un roman des Annales – et de ses accès de vulgarité, aussi choquants qu’ils étaient paradoxalement rares. Puis, à la relecture, avec l’appui de son adaptation ensuite, puis surtout avec une forme de mûrissement de mon côté, j’en suis venu à beaucoup plus l’apprécier, comprenant sans doute des choses qui avaient pu m’échapper les premières fois. Aujourd’hui, je peux affirmer que j’aime toujours beaucoup ce roman, mais pour des raisons complètement différentes d’avant. Tout comme je peux affirmer qu’il y a des choses à en dire.
Ça tombe bien, c’est l’idée de ces chroniques. Alors ne trainons pas plus.


« Tout ce qu’ont faisait avait une incidence sur tout le monde, tôt ou tard. »

Moite Von Lipwig a toujours vécu une vie d’escroc. D’une arnaque à l’autre en permanence, il a tout fait. Jusqu’au jour où il en a trop fait, et a fini par devenir gênant aux yeux du Patricien d’Ankh-Morpork, qui le fait arrêter, et pendre. Lorsqu’il se réveille de ce qui était une supercherie à laquelle tout le monde à cru, lui y compris, le Patricien lui propose un dernier marché. Rétablir la grandeur de la Poste municipale, qui périclite face à la concurrence déloyale des clics-clacs ; ou la mort. Toute l’ironie étant évidemment que la tâche s’annonce impossible ; il faudra au moins l’esprit d’un escroc d’exception pour se sortir d’une telle ordalie.


« Le monde était heureusement dépourvu d’honnêtes gens, et abondamment peuplé de petits malins qui croyaient reconnaître un honnête homme d’un escroc. »

Je crois que pour commencer, il faut parler de l’éléphant dans la pièce. (On aura qu’à dire que c’est le sixième.) Un roman de Terry Pratchett avec des chapitres, quelle est cette étrange décision ? Question valable, d’autant plus qu’elle ne sera, il me semble, pas prise de nouveau pour d’autres romans à venir. Et question pour laquelle, je n’ai qu’une seule potentielle réponse, me venant tout droit des quelques souvenirs de mes cours de français de collège qui me restent. Je crois que ce roman, au travers de ce choix narratif et de l’arc de son protagoniste, est un hommage complet aux romans picaresques ; or ces derniers étaient écrits sous forme feuilletonesque, avec des en-têtes annonciateurs des événements à venir au début de chaque chapitre. Ceci, ajouté au profil de filou débrouillard amoral de Moite Von Lipwig, merveilleux anti-héros diablement attachant en pleine rédemption/initiation d’une autre manière de mener sa vie, nouvelle évocation directe des aspects les plus importants du roman picaresque, me donne plutôt confiance en mon analyse, aussi amatrice et non sourcée soit-elle.
Selon cette hypothèse, donc, la forme du roman elle-même est une déclaration d’intention en soi, quoique sans doute cachée derrière des artifices pas forcément les plus évidents à décrypter ; j’aurais du mal à croire, à ce stade de sa carrière, que Terry Pratchett se soit dit qu’il était temps de changer à ce point de méthode narrative. D’autant moins que je sais désormais qu’il ne laissait rien au hasard dans la construction de son univers comme dans celle de sa chronologie ; si mon hypothèse est fausse c’est simplement qu’il y a une autre explication pour laquelle je n’ai pas les armes ou les données nécessaires.

« Il était membre du gouvernement, non ? Les gouvernements prennent de l’argent aux citoyens. C’est à ça qu’ils servent. »

Ceci étant dit, je crois très fort à mon hypothèse ou à une théorie approchante, ne serait-ce qu’à cause de ce que Moite Von Lipwig représente au sein de ce roman. Très tôt, Terry Pratchett se fend indirectement d’une déclaration d’intention extrêmement claire au travers des pensées de ce qui est alors un escroc cherchant une sortie malhonnête d’une situation épineuse où pourtant, il a une porte de sortie honnête toute tracée pour lui, quoique extrêmement difficile. Et cette déclaration d’intention vise, à terme, à faire comprendre à Moite – et donc à ses lecteurices – que le crime ne se limite pas à la violence physique et aux conséquences visibles, directes ou douloureuses de nos actes. Et c’est en passant par cette prise de conscience que Moite apprend déjà un peu à vivre différemment, en arrêtant de se mentir à lui-même et en sortant de ses routines malsaines ; le rangeant dès lors dans la case des purs héros Pratchettiens : ceux capables d’écouter et d’apprendre, de changer pour le mieux, quand bien même ce changement a du passer à par une certaine coercition.
Toute l’ironie étant évidemment que c’est de son passé d’escroc et de charlatan que Moite tire toutes les compétences qui feront de lui un excellent receveur des Postes, mais surtout son sens de l’écoute et du détail, retenant les détails utiles à la fois à sa charge et au renforcement de son lien social avec tous les gens qui l’entourent. Habilement, en le mettant dans une situation d’où il ne peut sortir sans dommages mais où trouver les moyens de rendre les choses plus confortables les rendent finalement agréables, le Patricien donne à Moite les clés de sa liberté, lui montrant indirectement ce dont il est capable sans avoir à tout le temps considérer qu’il a quelqu’un ou quelque chose de dangereux aux trousses. Bien que le Patricien ne fonctionne réellement comme exemple qu’au sein du Disque-Monde, j’aime bien l’idée de voir en lui une personnification du concept de nudge ; offrant sa confiance et un partie de son pouvoir à des gens qui ne le mériteraient pas forcément sur le moment, mais à terme.

« Aucune définition pragmatique de la liberté ne serait complète sans la liberté d’en supporter les conséquences. »

Même si c’est subtil, ou du moins superficiel à certains égards, Timbré pose aussi les bases d’une certaine réflexion sur la notion de liberté, particulièrement en lien avec le souci très moderne des marchés financiers, évidemment directement personnalisés par Jeanlon Sylvère, reflet sombre de Moite, la conscience en moins, et semble-t-il quelques talents en plus. Ces deux personnages sont là pour représenter cette notion de liberté s’exerçant au dépens de celle des autres, se trouvant des excuses pour échapper à la responsabilité que leurs prises de décision devraient supposer. Si longtemps après, je demeure assez fasciné de constater que des échos du Dernier Héros continuent de résonner entre les lignes des textes de Terry Pratchett, en voyant à quel point ses analyses et inquiétudes demeurent : les seigneurs des ténèbres ont été remplacés par des banquiers d’affaires. Encore une fois, il faut saluer la continuité thématique et narrative dont fait preuve l’auteur, ce texte comme les autres fourmillant de rappels intra-diégétiques à des idées, personnages et situations passées afin de rajouter à la complexité des histoires qu’il nous raconte, sans pour autant les rendre indigestes ou trop démonstratives.
Et donc, malgré une première moitié du roman parfois un peu trop technique ou pédagogique pour être aussi facétieuse que d’habitude, Terry Pratchett continue sa longue exploration critique de la modernisation du monde pendant et après la révolution industrielle, où le marché prend le pas sur les autres aspects de la société. À cet égard, on ne peut pas, je crois, ignorer le parallèle inévitable entre la privatisation forcenée des clacs par une bande de banquiers ineptes, avides de se faire de l’argent par dessus tout, quitte à détruire la source même de leur profit, pour peu que ce soit rentable, et celle, catastrophique, du rail britannique, dont l’auteur a été témoin. Bien que manquant régulièrement de subtilité, il faut bien l’admettre, il demeure très agréable de lire une dénonciation si frontale et claire de la tyrannie du capitalisme immoral et stupide, où le profit devient une fin en soi, sans autre but qu’une accumulation ostentatoire d’argent et de pouvoir.

« Quand Jeanlon Sylvère parle de liberté, il pense à la sienne, pas à celle des autres. »

Toujours dans cette continuité thématique, Terry Pratchett ne fait finalement que continuer à explorer lui-même ses opinions sur un sujet qu’il n’a pas pu creuser exhaustivement jusque là, s’offrant le regard d’un escroc connaissant trop bien les ficelles plutôt que celle d’un flic pour en dénouer tous les tenants et aboutissants. C’est d’autant plus intéressant que pour une fois, on part d’une position plutôt ambivalente avec Moite, qui doit gagner sa liberté autant qu’une certaine tranquillité d’esprit, et surtout se rendre compte de ses méfaits et de son isolement social, pour pouvoir avancer. Le lien social devient facteur (huhu) d’émancipation, ce dont l’auteur a toujours été un fervent défenseur, mais trouvant ici une nouvelle manière de l’illustrer. Assez ironiquement, il finit par faire penser à Moite que sa gentillesse et son don de soi au profit de la société constituent une sorte d’étrange addiction qu’il a contracté au hasard de ses pérégrinations, et qu’il pourrait arrêter quand il veut, pour partir et retrouver une vie de charlatan ambulant ; je veux voir là-dedans une évocation de l’aliénation du travail. Pour Moite, sans amusement, il n’y a rien de valable, il lui faut rendre sa vie ludique pour qu’elle soit intéressante, ou qu’Adora en fasse partie. Mais là encore, considérant que leur couple est construit sur des – adorables (huhu) – jeux de séduction et d’ironie permanente, je trouve ça assez cohérent également.

« Quand Des Banques Font Faillite, Ce Sont Rarement Des Banquiers Qui Meurent De Faim. »

Car finalement, c’est bien au contact de l’équipe de la Poste et des personnes qui gravitent autour que Moite trouve du sens à son honnêteté. Là où au départ, il ne sympathise avec Yves, Liard ou Monsieur Lapompe dans une optique de profit et d’appropriation, c’est finalement l’apport humain qu’il trouve presque par surprise à leurs contacts qui le font profondément changer. Ce n’est pas seulement la douleur des lettres lui hurlant leur besoin d’être distribuées qui le convainc de faire son travail, mais sa conviction naissante qu’elles doivent effectivement l’être. Et cela se retrouve dans l’écriture même des personnages secondaires, d’abord aisément moqués par la narration pour leurs particularités, puis pris en pitié et en compassion, pour finalement complètement basculer dans une forme de compréhension bienveillante, dès lors que les bons éléments ont été pris en compte. Yves a tendance à être obsessionnel quand il est passionné, ce n’est pas étrange, il suffit juste de savoir lui parler de la bonne manière et dans les bonnes circonstances, de même que Liard, en dépit de ses côtés proto-complotiste et rétrograde, sait faire preuve de bon sens, d’une réelle empathie et d’une certaine logique ; il suffit d’intégrer son logiciel pour mieux interagir avec lui. Ce que Moite appelle des « leviers », initialement, sont finalement simplement des traits de personnalité : il ne tient qu’à lui de les considérer comme des moyens de manipulation ou non.
Et c’est bien ça qui le différenciera de Sylvère et des gens comme lui, en définitive, bien sa capacité à comprendre qu’il n’est pas seul, et qu’il peut trouver à se réaliser autant au travers des autres que seulement pour lui-même. Peut-être un peu gnangnan, mais par les temps qui courent, surtout quand c’est aussi bien écrit, c’est foutrement plaisant à lire.

« N’importe quel imbécile ignorant peut oublier de changer quelqu’un en grenouille. Il faut être très malin pour se retenir de le faire quand on sait combien c’est facile. »

Quelque part, on en revient encore à l’une des citations centrales de Lou-Tsé dans Procrastination à mes yeux ; les règles existent pour qu’on réfléchisse avant de les briser. C’est d’une certaine manière ce que Moite apprend à faire, en intégrant les conséquences de ses actes à la mise en branle de ces derniers : réfléchir. Au travers de son parcours, mais surtout par l’opposition entre les clacs privés et la Poste publique, entre une démarche de profit et une démarche de service dont le profit de se calcule pas réellement en piastres, Terry Pratchett illustre son dilemme, et les difficultés que suggèrent les choix qu’il opère. De même qu’il illustre le chemin parcouru par une société qui parfois confond le progrès et la précipitation, si j’ose dire, ne s’arrêtant qu’à la question du comment accélérer avant même de se demander si on ne va pas déjà trop vite.
Car si les clacs et leur offre technique est plaisante et diablement efficace, dès lors qu’elle se rend indispensable, elle peut devenir dangereuse entre de mauvaises mains, tout comme n’importe quel service similaire ; l’actualité mondiale nous en est absolument témoin, je crois.
Ce que je trouve assez fort, avec ce roman, c’est que Terry Pratchett ne tombe pas – ou pas complètement – dans un piège passéiste en voulant démontrer que c’était mieux avant quand tout était plus lent ; il parvient à trouver un certain équilibre dans son questionnement, arguant plutôt qu’il ne faut simplement pas mettre la charrue avant les bœufs et prendre le bon temps pour faire les choses au bon rythme en ayant une pleine et entière connaissance des ramifications de nos décisions. Comme de la même manière, il ne tombe pas dans le piège de l’homme providentiel. Si Moite a des idées, elles ne sont pas toutes bonnes, et surtout, il a pleinement conscience qu’il ne peut certainement pas les mener à bien tout seul, ce que Terry Pratchett met bien en avant, avec des personnages qui se réalisent au contact de Moite tout en l’aidant à se réaliser lui-même.
J’aime beaucoup cette idée aussi exprimée d’une autre manière dans le cycle du Guet que pour que les choses fonctionnent, on a pas tant besoin de saint·e·s ou d’héro·ine·s que de gens motivés et idéalement intègres travaillant ensemble dans un but commun et clairement établi. Et non pas de gens cupides prêts à tous les mensonges et toutes les compromissions. Encore une fois, on perd peut-être un peu en universalité sur ce volume à devoir répéter ce genre d’évidence de façon assez frontale, mais ça fait toujours du bien par où ça passe.

Mais les types comme Sylvère se fichent de la loi. Ils ne l’enfreignent jamais, ils se contente d’employer des gens pour ça. »

Vous l’aurez compris ; j’aime TImbré en grande partie parce qu’il est à mes yeux légitimement énervé à propos de choses extrêmement actuelles – qui le sont d’ailleurs depuis trop longtemps – et qu’il verbalise extrêmement bien sa colère. Très honnêtement, si ce volume conserve complètement ma tendresse à son égard, je dois tout de même constater une petite baisse de régime dans sa qualité la plus Pratchettiennement littéraire, souffrant sans doute d’une exigence technique plus poussée qu’à d’autres occasions, notamment à cause de ses propos sur la finance et les montages légaux mais illégitimes en découlant. C’est toujours le prix à payer pour l’inclusion d’un propos précis au sein d’un univers ne s’y prêtant pas forcément au premier abord. Je trouve personnellement la démonstration assez brillante et implacable, mais Terry Pratchett prêchant un converti avec moi à plus d’un égard, difficile de dire autre chose ; il n’empêche qu’honnêtement, on perd un peu en facétie ce qu’on gagne en agressivité, si légitime soit-elle. Ce n’est finalement que le symptôme d’une évolution au niveau du Disque, celle que je constate depuis une dizaine de volumes maintenant, une évolution que je ne peux que saluer pour ce qu’elle suggère d’ambition chez son auteur à ne pas stagner ou céder à la facilité, comme ce qu’elle témoigne de sa cohérence.
Et sachant que le prochain tome nous amènera encore du côté du Guet, je ne peux pas bouder mon plaisir à cette perspective.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

1 comments on “Le Tour du Disque #30 – Timbré

  1. Symphonie dit :

    Timbré est l’un des romans du Disque-Monde que j’ai le plus relus avec Le Régiment et le cycle du Guet, j’adore Moite Von Lipwig (et ses interactions avec les autres personnages, notamment Vétérini, sont tellement géniales).

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