Entre la panique et l’adrénaline, on est resté sous le choc quelques très longues secondes. On n’a pas parlé, on a juste… je sais pas, respiré. Pris le temps de se rendre compte de ce qui venait de se passer.
On venait de tuer quelqu’un.
Fanny est tombé à genoux, et j’en étais proche aussi. Une espèce de fatalisme m’est tombé sur les épaules à ce moment là. J’ai pas réfléchi plus que ça, comme si le bruit du métal du pied-de-biche qui venait de heurter le bitume sonnait notre sentence, la perte de notre humanité. J’ai soulevé le rideau pour voir qui était celui dont nous venions d’ôter la vie ; il a fait un bruit de succion dégueulasse qui a provoqué un sanglot horrible chez Fanny qui se couvrait le visage des mains. La combinaison de ce que j’ai vu, senti et entendu à ce moment là restera gravé dans ma mémoire jusqu’à ma mort.
Il avait les cheveux et la barbe longue de celui qui n’avait connu que la rue depuis longtemps, des vêtements élimés, sales, comme lui. Je ne veux rien oublier, parce qu’il était comme nous une victime des circonstances avant tout, même si je ne sais pas pourquoi il a décidé de nous attaquer au lieu de nous parler. Était il motivé par la peur, ou par autre chose, j’imagine que nous ne le saurons jamais. Peu importe. Son visage était figé dans une rage silencieuse, à moitié recouvert par le sang de l’impact. Mais un détail clochait.
Sa bouche était elle aussi couverte. De sang séché, mêlé de vomi, de détritus divers, coincés dans sa barbe et jusqu’à ses dents, pourries au dernier degré. Ses gencives étaient noires.
J’étais dans une transe étrange, me laissant repousser le plus longtemps possible le moment d’encaisser l’événement, une sorte de sérénité malsaine qui me permettait d’intégrer tous les détails importants avant de craquer. Avant d’essayer de devoir trouver les mots pour rassurer ma compagne qui s’effondrait à côté de moi, submergée par la culpabilité d’avoir du se défendre face à une menace imprévisible et sans aucun doute mortelle.
Ses ongles étaient longs, ébréchés, cassés pour certains, eux aussi noirs de sang et de morceaux de chair. Cet homme avait tué et s’était nourri de sa chasse.
Quelque chose est mort à ce moment dans nos esprits.
J’ai pris Fanny dans mes bras, pendant je pense quelques dizaines de minutes, tentant tant bien que mal de la rassurer, de lui faire croire qu’elle n’était responsable, coupable de rien, alors que comme elle je n’en croyais pas un mot. Je laissais ses larmes et sa morve couler sur mon épaule, ne songeant même pas à les essuyer. J’attendais simplement qu’elle trouve seule la force de se relever et de repartir, à la fois pour simplement, tant bien que mal, aller de l’avant, mais aussi pour essayer de trouver le moindre élément dans les environs, le moindre indice, le moindre début de réponse à l’incompréhensible énigme qui nous était posée. Juste comprendre.
On a fini par réussir à repartir. Je n’ai pas pleuré, parce qu’il fallait que je garde le regard clair. Je lui ai tenu la main tant qu’elle l’acceptait, errant avec elle dans les vestiges de cette damnée zone industrielle. On n’a pas parlé pendant les trois heures qui ont suivi, deux fantômes tentant de faire sens du monde dont ils avaient été bannis, trouvant un semblant de la vie qu’ils avaient connue dans la chaleur de leurs mains verrouillées l’une à l’autre. Sans succès.
Rien d’autre. Une succession de bâtiments vides, un silence terrifiant alimentant encore un peu notre paranoïa grandissante, d’autant plus angoissante qu’elle était désormais parfaitement justifiée.
Le signal du retour a été sonné par la découverte du cadavre d’un jeune adolescent, dont nous avons assez vite deviné qu’il avait été la victime de notre assaillant, à l’extrême limite extérieure de la zone. Ses vêtements avaient été déchirés, la peau de son corps réduite en charpie, il ne restait de lui que son visage qui n’avait pas été ravagé par la rage de son meurtrier, tétanisé entre la souffrance et la terreur absolue de celui qui est dévoré vivant. Je n’ai pas pris le temps de l’examiner plus avant, j’ai saisi le bras de Fanny et nous sommes rentré, courant aussi vite et aussi longtemps que possible, ne nous arrêtant que pour vérifier le temps de quelques regards paniqués les croisements des rues que nous traversions.
Nous sommes arrivé »chez nous » en milieu d’après-midi, barricadant toutes les entrées contre une menace invisible mais implacable. Nous n’avons pas échangé un mot jusqu’au lendemain. Nous sommes restés prostrés, serrés l’un contre l’autre, avec nos seules respirations pour nous tenir compagnie.
La nuit est passée, nous laissant nous endormir très tard, pour quelques courtes heures, par pur épuisement. Le repos n’était clairement pas suffisant mais nous a permis d’engranger suffisamment d’énergie et de courage pour faire quelque chose aujourd’hui. Passée la gêne de nous réveiller dans les bras l’un de l’autre dont nous n’avons finalement pas fait grand cas, eu égards aux circonstances, nous avons très vite discuté de ce qui nous était arrivé hier.
Peu de mots, simplement le besoin vital de traiter les informations, les faits bruts, sans jugement de valeur. Être pragmatiques, cyniques, pour réussir à avancer, ne pas laisser le boulet de la culpabilité et de l’horreur nous clouer sur place. ( »Rapide résumé de la situation… Je sais pas ce que j’espérais… Ce journal me sert juste de psychanalyste putain…)
On est montés sur le toit pour surveiller les environs, toute la journée. On a trouvé une paire de jumelles pour remplacer le télescope chez un ornithologue amateur. On n’osait déjà plus sortir, par peur de croiser encore d’autres preuves que le danger grandissait.
Un pressentiment largement justifié, finalement, puisqu’en milieu d’après-midi, on en a eu la preuve définitive. Et on a commencé à comprendre les raisons de l’évacuation…
L’immense majorité arrive de l’ouest (l’opposé de la ville d’où revenait Francis), une masse éclatée de plusieurs centaines de corps rendus flous par la distance et la pollution. Certains arrivent par la route, certains hors des sentiers battus, mais tous sans exception se dirigent vers nous. A pieds. Nous ne pouvons pas encore les identifier à l’heure qu’il est, nous nous concentrons sur leur progression, lente, forcément, mais… Je commence à manquer de synonymes pour »terrifiant ». Il nous est impossible de savoir leurs intentions, évidemment, mais quelque chose dans leur constante avancée revêt un caractère furieusement inquiétant, comme une aura de colère, de rage qui viendrait déjà ronger les murs de la ville.
Comme une impression que nous sommes en guerre contre un ennemi que nous ne connaissons même pas, dont les intentions nous sont inconnues. Comme une impression de fatalité. Rien dans ce que nous pouvons voir de leur apparence ne nous indique quoi que ce soit de précis sur leurs intentions ou même leur état général. Ce que nous craignons le plus, évidemment, c’est qu’ils soient tous comme celui qui nous a attaqué. Et nous n’avons encore une fois pas assez d’éléments pour juger de ses raisons à lui. Juste la faim, la maladie, pire ?
On les a observé aussi longtemps qu’on avait de la lumière, une chance qu’on soit au printemps… A vue de nez, vu leur allure, on a une dizaine d’heures avant qu’ils n’arrivent vraiment dans les premiers quartiers de la ville. Je ne connais pas trop, j’ai déménagé ici pour mes études, et j’ai limité mes mouvements au campus et au centre-ville ; je crois qu’ils tomberont d’abord sur des quartiers résidentiels. Fanny est dans le même cas que moi, elle n’en sait pas plus.
Et voilà. Nous sommes sur le toit, j’écris ces lignes à la lueur d’une des nombreuses lampes torche que nous avons trouvé dans l’un des appartements de l’immeuble. Fanny est à côté de moi, elle essaie tant bien que mal de discerner des détails dans la nuit, éclairée par une généreuse pleine lune. Nous n’allons pas trop tarder à aller dormir, même si nos sommeils sont plus agités ces derniers jours, et nettement moins réparateurs. Encore une fois la réalité a prélevé son tribut sur nos attitudes respectives. La culpabilité est toujours là, juste rendue muette par la nécessité de la survie.
Encore une dizaine de jours de réserve en nous rationnant à l’extrême, même si nous avons décidé d’aller piller un maximum de bâtiments un peu éloignés demain pour fortifier nos stocks au mieux.
Les prochains jours seront décisifs.
Jour 26
Début d’après-midi
Nous avons trouvé pour environ 10 jours de stocks supplémentaires. Ils arriveront aux abords de la ville dans 4 ou 5 heures selon nos prévisions, ce qui nous laisse peu de temps de recherches et d’observation avant de devoir simplement nous résigner à nous barricader pour de bon. Leur apparence ne laisse rien présager de bon. On dirait une armée en ordre de bataille, même si leur mouvement d’ensemble est étrange. On ne les voit pas encore assez bien. Je me suis fabriqué des armes et un semblant d’armure. Nous en saurons plus ce soir, les jumelles devraient nous permettre de mieux voir.
J’ai peur.
Milieu d’après-midi
Francis nous a retrouvés.
Zombies? J’adore les histoires de zombies!
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