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Ajedhora, Francis Lalanne

On va commencer par un aveu un peu coupable, aussi évident soit-il : je n’ai lu Ajedhora que parce que je pensais en tirer une chronique amusée et amusante, anticipant la joie espiègle d’y trouver des cartouches à foison pour tirer sur l’ambulance. Francis Lalanne est une figure très particulière de la culture populaire française dont les frasques et la personnalité ont pu donner naissance à nombre de séquences et citations assez cultes, à ses dépens, le plus souvent. Si je suis convaincu de ses bonnes et belles intentions la plupart du temps, sa façon de procéder et même d’exister publiquement me le rend à la fois sympathique et follement divertissant, mais a condamné à jamais sa crédibilité [EDIT : Les choses ont changé depuis, cet homme est un effroyable être humain.]. Donc, quand j’ai appris via Twitter et mes ami.e.s numériques qu’il avait écrit un roman de Science-Fiction, j’ai décidé de sacrifier à ma curiosité, un peu malsaine, j’en conviens. Féru de nanars au cinéma, je me suis attaqué à ce roman en pensant y trouver un nanar littéraire, ce qui aurait sans doute été une première dans ma carrière de lecteur. Cela aurait été un peu bête et méchant, mais parfois ça fait du bien, et quelque part, il n’aurait pas été à ça près ; no harm no foul.
Seulement voilà, pas beaucoup de raisons de rire, finalement. Au contraire même, je n’ai trouvé nulle trace de cette folie douce qui habite l’artiste habituellement, ou du moins à laquelle je l’ai associé. J’aurais même tendance à dire que cet ouvrage est très sérieux. Est-ce que cela veut dire qu’il est bon pour autant ? Non, certainement pas, au contraire même.
Mais la question de savoir pourquoi je l’ai trouvé très mauvais mérite d’être réellement creusée, et pas seulement écartée avec une attitude condescendante et moqueuse. Francis Lalanne s’est sans doute donné beaucoup de mal pour écrire ce roman, je ne vois aucune bonne raison pour ne pas me donner un mal similaire à expliquer précisément mon ressenti.
En route.

**Avertissement : Compte tenu du fait que le roman est très court et que je n’en conseille franchement pas la lecture, je vais me permettre de spoiler son intrigue en intégralité en parallèle de ma chronique pour appuyer mon propos au mieux**

Nous commençons donc le roman sur le Mayflower 2, vaisseau aux dimensions gigantesques, propulsé à travers l’espace pour tenter d’offrir une seconde chance à l’Humanité après avoir gâché la Terre. La première partie du roman est consacrée à une brève description de l’évolution de la société humaine qui y habite, ainsi qu’à sa quête infructueuse d’un nouvel habitat à coloniser. Après trois générations rapidement évoquées, nous faisons un bond dans le futur de plus de 900 000 ans pour retrouver cette même société humaine, à bord du même vaisseau, qui s’est enfermé de façon délétère dans des traditions et institutions dénuées de sens. Anton Hithloday, neveu de l’actuel président dont le nom est devenu une dynastie, enquête avec un ami journaliste sur des événements curieux autour d’un des moteurs du vaisseau. Lorsqu’ils découvrent que plus aucun moteur n’est fonctionnel depuis bien longtemps, ils sont pris en chasse et Anton est le seul à s’en sortir et se retrouve à devoir fuir. Il se retrouve ainsi à l’extérieur du vaisseau, qui s’était échoué sur Zrzi, un satellite de la planète-cité Ajedhora, habitée par une espèce saurienne intelligente avec laquelle il se lie d’amitié. De là, il découvre un système politique bien différent de ceux auxquels le monde humain avait pu s’habituer, remettant en cause toutes ses croyances. Et après que l’épave du vaisseau et l’immense majorité de ses occupants, à l’exception d’une vingtaine de jeunes gens sauvés in extremis, aient péri dans l’océan par un très malheureux concours de circonstances et l’agression d’un peuple tiers assimilables à des hommes-dauphin sauvages, il gagne le droit de s’installer avec sa petite communauté sur une petite île où l’espèce humaine pourra enfin repartir de zéro.

L’un des reproches que je vois souvent être fait à la Science-Fiction – ou à l’Imaginaire en général – par des gens qui n’en lisent que peu ou pas du tout, c’est que c’est trop compliqué, que cela nécessite trop d’efforts d’abstraction. Ce reproche m’a toujours agacé car il dénote d’une certaine ignorance, et surtout d’une sale mauvaise foi. La complexité d’une oeuvre dépend bien souvent des ambitions qu’on place en son sein lors de sa création, et des moyens qu’on se donne pour y parvenir ; et ce peu importe le genre ou le domaine littéraire abordé. De même, de l’autre côté du spectre, l’appréciation de la complexité d’un roman dépend également de la somme d’efforts qu’on se trouve prêt à investir dans sa lecture au moment de l’entamer. Si on part de l’idée que toute oeuvre artistique est nécessairement politique, tout peut être sujet à interprétation, et alors des efforts doivent forcément être investis dans la compréhension complète d’une oeuvre qui se propose d’offrir une vision particulière du monde, tel qu’il est, ou tel qu’il pourrait être. Ç’a toujours été à mes yeux la grande force de la Science-Fiction (et de l’Imaginaire en général), au delà du simple divertissement, un roman offrira toujours, même à son corps défendant, des idées et des concepts qui échappent à notre vision habituelle des choses, sauf si la réalité rejoint la fiction, et alors la dimension prophétique prend une tout autre valeur (coucou 1984).
Et donc, Francis Lalanne s’est un jour décidé à écrire de la Science-Fiction. Noble intention, que, pour le coup, il n’a jamais été question pour moi de moquer. Tout le monde est capable de proposer quelque chose de neuf et d’intéressant, en dépit d’un bagage complètement étranger au domaine. Si je prône le respect global des œuvres, ce n’est pas pour moquer les ambitions d’un chansonnier, aussi lunaire puisse-t-il être ; la lumière provient parfois de sources inattendues. Cependant, comme j’ai déjà pu le dire ici, je jugerais plutôt les ouvrages que je lis à l’aune des moyens mis à disposition de l’ambition déclarée. Et c’est là que le bât blesse.

Ce roman va beaucoup trop vite, et prend de fait beaucoup trop de raccourcis. À peine 200 pages, couvrant d’abord près d’un million d’années d’Histoire humaine, à bord d’un vaisseau spatial semblerait-il capable de traverser l’espace intersidéral en permettant à un équipage de plus de 100 000 personnes de vivre à son bord ; puis nous narrant l’acclimatation d’un homme à une nouvelle planète, son satellite, leurs habitants et leur système politico-judiciaro-économique ; et enfin sa décision que oui, franchement, pendant tout ce temps, l’Humanité à fait n’importe quoi, et qu’il est bien temps de radicalement changer. Le plus gros souci de ce roman, c’est qu’une trop grosse partie de son volume n’est là que pour justifier l’existence du reste, et est donc expédié avec une certaine indolence, et surtout un terrible manque de cohérence.
La première partie est elle-même subdivisée en cinq sous-parties, quand les quatre autres parties sont d’un seul bloc, de longueurs très inégales, chacune consacrées à des aspects différents du roman, les différentes étapes de l’Humanité et de son représentant, Anton. Le problème n’est pas tant ce découpage anarchique que ce qu’il suggère en terme de structure globale. Ce roman se veut être la présentation de l’utopie « Libertale » des Ajedhoriens, et y consacre totalement sa quatrième partie. Ce qui veut dire que pendant quarante pages, nous n’avons droit qu’à une description technique (et ô combien laborieuse) du fonctionnement des institutions d’Ajedhora, sans aucune mention des personnages. L’idée d’une utopie en SF n’a beau pas être neuve, elle demeure intéressante en soi, et suggère un réel travail d’abstraction et de mise en place des idées qui la sous-tendent. Mais pas en quarante pages, et pas au sein d’une intrigue qui prend tant de place, surtout pour raconter si peu de choses, qui plus est sur des bases aussi fragiles.

La difficulté de la SF n’est pas tant sa complexité que son exigence. J’ai longtemps été séduit par une idée qui disait que dans un ouvrage d’Imaginaire, vous n’aviez, en tant qu’auteur, droit qu’à un seul joker. L’idée est que si vous avez un concept scientifique, une idée quelconque qui sous-tend votre intrigue, vous n’avez pas nécessairement à l’expliquer si elle constitue votre point de départ. Par exemple, dans le Space-opéra, on part du principe qu’un carburant spécifique ou une technologie dédiée a permis le voyage interstellaire. Cette idée est là, elle ne sera pas discutée, et permet au reste de l’intrigue de se dérouler ; mais les autres concepts développés, s’ils ne sont pas expliqués, eux, feront obstacle à la bonne compréhension de l’intrigue, de ses tenants et aboutissants. Il n’est pas obligatoire de les expliquer dans le détail à chaque fois, mais il s’agit de leur donner de la vraisemblance, ou tout du moins une explication un tant soit peu valable, d’évoquer la question, pour que le lecteur n’ait pas à le faire lui-même. La suspension consentie de l’incrédulité du lecteur est un ouvrage délicat qu’il appartient à l’auteur de construire, et là est l’exigence, qu’il ne faut donc pas confondre avec la complexité, sinon le château de cartes devient de plus en plus bancal au fil de l’ouvrage, et finit immanquablement par s’écrouler.

Et ce roman est rempli de raccourcis, de problèmes de cohérence qui m’ont fait lever les yeux au ciel à de bien trop nombreuses reprises. Comment un vaisseau peut-il avoir voyagé pendant un million (!) d’années avant de s’échouer sans que personne d’autres que les dirigeants successifs ne soit au courant, comment le vaisseau a-t-il seulement tenu aussi longtemps, comment la population a survécu, l’air de leur planète d’accueil était-il seulement respirable ou pas trop chargé en miasmes, comment les ajedhoriens parlent-ils exactement, et comment Anton est-il capable d’apprendre leur langue aussi vite, pourquoi les ajedhoriens sont capables de coloniser un satellite mais très peu capables de naviguer sur leurs propres océans ? Et j’en passe, bien entendu. Autant de questions qui ne trouvent pas de réponses, ou des réponses bien trop lacunaires pour être satisfaisantes. J’ai assez vite compris que tout le but de cet ouvrage n’était pas d’écrire un roman de SF avec une ambition utopiste, mais bien de décrire une utopie, avec comme solution toute trouvée de la placer dans un contexte de SF. Et donc, par voie logique, tout le texte autour de cette utopie n’est qu’accessoire. Ce qui explique sans aucun doute sa médiocrité, ou en tout cas le manque de soin qui y est apporté, contrairement à la précision qu’on ressent bien dans la description du fonctionnement supposé de cette utopie.

De ce constat découlent deux gros problèmes extrêmement signifiants. Le premier se situe dans la qualité purement littéraire du roman, extrêmement médiocre, tendant franchement vers l’amateurisme, avec des soucis de vocabulaire dans la narration, des dialogues parfois à peine compréhensibles, sans compter qu’ils sonnent terriblement écrit et manquent méchamment de naturel. Mais c’est le second qui m’a le plus hérissé le poil, et sans doute le plus révélateur des manquements de Francis Lalanne en tant qu’auteur de SF, à savoir la nature et le fonctionnement de son « utopie ».
Quel est l’intérêt de placer son intrigue et son utopie sur une planète étrangère, avec une espèce biologiquement et culturellement si différente de la nôtre, pour les faire fonctionner d’une façon si proche de la nôtre ? Changez « ajedhoriens » par « humains » dans le texte, et rien ne change. Le dépaysement n’est qu’un artifice, un exotisme vain, qui suggère plus qu’il ne justifie, et surtout, n’apporte qu’un vernis au raisonnement plus profond, qui de son côté manque cruellement de force, et surtout d’exigence. Il ne suffit pas de créer de nouvelles unités de mesure correspondant de façon déséquilibrée à notre système métrique et de noms sonnant différemment des nôtres pour inventer un nouveau monde ; l’effort doit être ailleurs.
Le principal reproche que je formulerais, de ce point de vue, concerne l’incapacité totale de Francis Lalanne à s’extraire des fonctionnements de notre propre système pour « construire » celui qu’il propose ; il ne fait que modifier des dispositions existantes pour les faire correspondre à ce qu’il estime être leurs fonctionnements optimum, sans aucunement questionner le paradigme qu’il prétend attaquer. L’exemple le plus parlant de cette incapacité étant bien entendu le terme de « libertalien » qu’il essaie de faire passer comme le concept clé de la réflexion des ajedhoriens, qui n’est finalement qu’un néologisme relativement creux, plaçant la responsabilité individuelle au centre de tout. Sans compter l’ironie de constater que le paradigme global de cet univers, justement, exclut donc d’office les questions de discriminations de tous types, ne considérant la société que comme une somme immuable d’enjeux économiques et politiques, une masse collective sans la moindre expression individuelle pouvant en déséquilibrer les balances. Comme le racisme ou le sexisme, au hasard. Cette même ironie qui me fait également constater que les deux seules femmes présentes dans l’intégralité du roman ne sont présentées que comme de potentielles conquêtes sexuelles ou des machines reproductives, et doivent représenter à tout casser une page entière à elles deux à l’échelle du roman en terme de visibilité.
Si je suis prêt à reconnaître que l’année de parution, et donc d’écriture – 1982 – a pu jouer sur certaines des thématiques évoquées, et que les temps troublés que nous vivons exacerbent sans doute mon attention à ces sujets, il faut bien dire, tout de même, que le compte est très(x1000) loin d’y être. Quand je pense à une tétralogie aussi massive et exigeante, par exemple que celle de Rama, de Clarke et Lee, qui s’empare autrement mieux des mêmes thématiques, force est de constater que quand on veut faire les choses bien, il faut prendre le temps et le volume nécessaire, et surtout faire preuve d’un colossal niveau d’exigence. Et je me dis encore qu’il faudra vraiment que je relise ça et que je le chronique ici un jour. Vraiment.

Mais passons, il n’est nul besoin d’épiloguer plus longtemps sur cet ouvrage. Pas grand chose ne va dans ce roman, du concept de base à la réalisation. Si je peux discerner quelques signes d’une noble intention, le travail n’y est pas pour justifier de sa réalisation, loin de là. Au contraire, j’aurais tendance à y discerner une vision malsaine de la littérature, arguant qu’il suffit d’être allé au bout pour justifier d’une quelconque reconnaissance, ou échapper à la moindre critique ; car ce roman sent la paresse à plein nez dès qu’il est dépouillé de ses atours utopiques. Il fallait bien mettre en place un contexte justifiant de ces quelques idées qui mériteraient honnêtement, pour certaines d’entre-elles, d’être creusées, mais il est loin d’être suffisant, et surtout il rend ce passage tenant presque de l’essai encore plus long et indigeste qu’il ne l’était au départ. Un mélange des genres terriblement faible et inconséquent qui ne m’aura pas laissé indifférent, malheureusement. Le monde décrit est mort, sans souffle, et son utopie n’en a que le nom. J’aurais aimé en rire, j’en ai grincé des dents.
Cependant, ce livre a un mérite. Si vous êtes un.e fan de Karim Debbache et de son émission Crossed, vous aurez sans doute deviné où je vais à la simple évocation de ces noms. Ajedhora est sans doute à la littérature ce que House of The Dead est au cinéma, c’est à dire un exemple parfait et quasi complet de tout ce qu’il ne faut pas faire pour pondre une oeuvre de qualité, ou au moins passable. À l’exception notable que Ajedhora se lit seul.e et est donc une expérience plus difficile, et surtout beaucoup moins drôle. Mais l’idée est là. Ceci étant dit, je ne vous conseille franchement pas de vous le procurer ou de le lire, le jeu n’en vaut clairement pas la chandelle. J’espère donc que cette chronique aura été tout de même un peu utile.
On n’a qu’à dire que je me suis sacrifié pour l’équipe.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

12 comments on “Ajedhora, Francis Lalanne

  1. FeydRautha dit :

    Tout ceci partait d’une plaisanterie, mais je remarque que ta critique est écrite de façon très respectueuse et argumentée. Je m’incline doublement.

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    1. Laird Fumble dit :

      Merci beaucoup.

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  2. Alex Nikolavitch dit :

    Ah, c’est triste quand même, parce que le synopsis que tu donnes au départ pourrait faire un petit Fleuve bien sympa, par exemple.

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    1. Laird Fumble dit :

      Comme souvent, mon déplaisir naît principalement de la frustration. Il y a toujours moyen de raconter quelque chose de bien si on y met les ressources et l’effort, même sans être totalement original.e. Mais pas là quoi. ‘^^

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  3. Bravo pour ton excellente chronique : elle est très argumentée et bien écrite. Je ne savais pas non plus que Lalanne avait écrit un roman SF comme quoi!

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  4. Thomas Geha dit :

    Bravo pour ton dévouement mon ami !

    Aimé par 1 personne

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