
Creature – Yonaka (extrait de l’album Don’t Wait ‘Til Tomorrow)
Si j’aime autant l’Imaginaire, je crois l’avoir déjà dit, c’est pour sa capacité à transposer des questions extrêmement concrètes à des univers et situations qui le sont beaucoup moins ; ou du moins qui nous paraissent comme telles. Je crois que si je m’y suis autant attaché, au fil des années, c’est pour ces moments où je me rends compte de la métaphore, de la parabole, de l’allégorie, peu importe ; ce moment où je me dis « ah mais oui, c’est exactement comme… ». L’Imaginaire évoque les choses d’une façon différente, en se dépouillant d’apparences qui d’ordinaire brouillent notre jugement et notre lucidité, et en se parant d’autres qui changent avantageusement nos perceptions. Quand c’est bien fait, évidemment ; la qualité dépendant soit de la subtilité, soit de l’honnêteté de l’encodage du message inscrit en filigrane du récit, pour laquelle la sensibilité personnelle est toujours cardinale, Vita Nostra m’en soit témoin.
J’ai déjà eu l’occasion de résumer ma relation littéraire avec Catherine Dufour à l’occasion de mes récentes retrouvailles avec son travail, j’étais donc bien content de pouvoir continuer mon travail de ré-exploration avec Danse avec les Lutins, sans aucun doute sur la qualité de son travail. Le talent a ça de pratique qu’il donne confiance. Il n’était question que de savoir avec quoi elle allait m’impressionner cette fois, tout en faisant de mon mieux pour rester objectif sur ce que j’allais bien pouvoir en dire.
Et bon sang qu’il y en a, des choses à dire.
Sur une Terre qui n’est pas la nôtre mais qui y ressemble tout de même furieusement, les espèces féeriques vivotent tant bien que mal au sein de la société ograine, qui les y a intégrées par la force des armes, de l’argent et des mensonges au fil des siècles. Un banquier ograin, avide d’augmenter encore son immense richesse, devise un plan pour exacerber les tensions au sein du monde qu’il dirige depuis l’ombre afin de profiter des retombées économiques qui en découleront. Sans compter une seule seconde, évidemment, sur les conséquences sociales qui ne manqueront pas non plus de se manifester, amorçant une guerre inter-espèces, un incendie incontrôlable sur les braises couvant d’une rancœur séculaire savamment entretenue.
Un résumé lacunaire d’un point de départ réduit à sa plus simple expression, qui ne rend aucunement justice à la profondeur des problématiques abordées par Catherine Dufour dans Danse avec les Lutins. Ce roman transpire l’urgence, la fièvre impérieuse du besoin viscéral d’une transmission, des peurs bien trop concrètes de notre monde physique, transposées au monde de Blanche-Neige et les Lances-Missiles, si ma mémoire ne me joue pas trop de tours. Y sont abordés, pèle-mêle, les thèmes de la toute-puissance de l’argent, du dogme religieux, l’instrumentalisation de la jeunesse et des différences par l’un et/ou l’autre, le deuil, les relations humaines (transposées aux espèces féeriques), l’Histoire, la guerre… Tant de choses, en réalité, que les lister exhaustivement n’est pas la démarche la plus pertinente pour aborder l’analyse de cet ouvrage, bien qu’il faille, je pense, rendre compte de son fourmillement thématique pour parvenir à l’évoquer de façon juste et complète. Car malgré toute l’admiration que je garde envers le talent unique de Catherine Dufour, il faut bien admettre que ce roman souffre tout de même par moments d’une certaine confusion, à mettre je pense sur le compte de ce sentiment d’urgence que j’évoquais plus haut. Ce roman est né des temps particulièrement troubles que nous traversons tous et exsude d’une sincérité aussi louable qu’admirable, mais qui provoque tout de même logiquement un certain niveau d’abandon dans sa forme.
Il ne s’agit pas de dire que le style est confus, certainement pas, la plume délicieusement acerbe de Catherine Dufour demeure un régal à lire, tant au fil des dialogues ciselés que de ses réflexions désespérément lucides ; mais le roman va vite, car il veut aller à l’essentiel. Ce faisant, il élague sa narration à coup d’ellipses et de raccourcis qui brouillent parfois un peu les pistes et concentrent beaucoup d’éléments dans des espaces contraints, rendant certains passages et informations un peu confus·e·s en lien les un·e·s avec les autres. Mais il ne faut rien exagérer, l’essentiel est largement préservé. Je dirais que ce roman est une succession de scènes incroyablement puissantes et évocatrices, où Catherine Dufour exorcise avec une maestria certaine une partie de ses démons, nés des épreuves collectives que nous avons dû traverser ces dernières années ; ces scènes étant diluées par la nécessité de pouvoir en digérer une avant de passer à la suivante. Nous enchaînons donc des passages légers et d’autres bien plus lourds, avec toujours une même excellence, mais pas toujours au service des mêmes mécanismes dramaturgiques. À lire, c’est brillant, et à étudier avec un peu plus de recul, ça ne l’est pas moins. Disons juste que ce roman est plus un sprint qu’une course de fond, et parfois il ne nous laisse pas assez de temps pour bien respirer.
Mais voilà le plus gros problème (de riche) avec un ouvrage comme celui-ci, qui concentre en lui tant de bonnes choses, aussi bien exprimées : comment leur rendre justice ? Je pourrais me contenter de jurer sur des lignes que Catherine Dufour est brillante, à l’instar de ses romans, mais ce serait aussi stérile que répétitif, d’autant que ce n’est certainement nouveau pour personne s’étant déjà un tant soit peu intéressé à l’Imaginaire francophone. Alors comment je fais ? J’essaie de décortiquer un peu plus avant les raisons qui font que j’ai été, moi, aussi impressionné par ce que j’ai lu. Et même si, là encore, je risque de me répéter, au diables l’avarice, faisons pleuvoir les compliments. Retour obligatoire sur ce style unique qui m’a fait sourire plus souvent qu’à mon tour, dans lequel se niche la puissance de l’effet de surprise comme dans peu d’autres que lui. Depuis que j’ai lu son interview en conclusion de L’Accroissement Mathématique du Plaisir, et notamment son rapport à Terry Pratchett, j’aime à penser à la propension de Catherine Dufour à ricaner plutôt qu’à pleurer des choses qui l’émeuvent, simplement parce qu’elle semble en sortir plus de force d’action. Et je crois que cela se ressent assez bien dans sa façon d’écrire. Bien au delà des nombreuses et amusantes références au Disque-Monde et ses personnages, qui rendent la comparaison – ou du moins le rappel – inévitable à mes yeux, j’ai croisé des similitudes notables entre les deux, à ceci près qu’elle les a poussées bien plus loin que lui, à la fois dans le rire et dans la gravité, elle élargit plutôt l’horizon des possibles. Je dirais qu’elle ne fait pas preuve de la même pudeur. Là où Pratchett est souvent dans la retenue et l’évocation afin de ménager ses effets dans l’esprit des lecteurices, Dufour est dans la démonstration et le spectaculaire, à la fois dans les événements présentés, mais aussi dans la manière de nous les balancer à la figure. Elle ne s’embarrasse pas de détails ou de bonnes manières, parce que la vie ne le fait pas ; en tout cas c’est comme ça que je le perçois à chaque fois. Il s’agit de ne pas mentir, d’être aussi crue que possible avec la vérité pour lui donner une force d’impact brute, qui frappe là où ça fait mal, quitte à ce que le rire lui-même fasse mal aux côtes. Pour mieux en tirer la substantifique moelle réflexive.
Et thématiquement, c’est la même chose. On peut sans doute discuter de la pertinence de l’analyse proposée par Catherine Dufour, du transfert symbolique qu’elle opère au travers de ses personnages et des rapports qu’ils entretiennent, faisant de l’argent une nouvelle force motrice du monde, une nouvelle Foi à mettre au côté des autres consacrées par l’Histoire, tout comme on peut sans doute discuter de ce qu’elle dit donc de notre monde ; je sais que j’y adhère pleinement, et c’est, sans doute, pourquoi j’ai été conquis par son argumentaire et par la charge émotionnelle qu’elle y attache. Comme pour toute grande oeuvre de fantasy, on peut s’interroger sur son intention allégorique, même si elle ne fait pas vraiment de doute ici, mais force est de constater que par ce sempiternel effet de miroir déformant, les questions soulevées dans ce roman sont évocatrices de questions que nous devrions aussi nous poser de notre côté de la réalité. Je ne peux pas croire que le clin d’œil à Danse avec les Loups du titre ne soit qu’une pirouette amusante, Catherine Dufour est bien trop malicieuse pour ça. D’autant que certaines scènes du début du roman sont bien trop évocatrices de réalités que notre Histoire contemporaine a bien trop volontiers balayées sous le tapis. Ce roman explore avec brio et empathie les mécaniques d’un monde qui oublie cielles qui le font fonctionner et broie sans la moindre once de compassion des générations sous les rouages d’une machine devenue trop grosse pour être arrêtée sans emporter son monde dans son explosion ; au risque de faire du désespoir le seul moteur mobilisateur d’une génération qui se sentirait sacrifiée d’avance. Ce roman frappe d’autant plus fort qu’il brille par l’actualité d’une grande partie de ses propos, en grande partie grâce à ce sentiment d’urgence, cet impérieux besoin d’un changement radical de paradigme ou d’une remise en cause permanente du modèle que nous avons choisi d’adopter, ne laissant plus que la question non moins impérieuse des méthodes à appliquer pour y parvenir. Encore une fois, l’analyse et la solution proposées peuvent sans doute créer débat, mais elle auront au moins ce mérite là, et c’est toujours un très bon point. Il ne s’agit pas tant de proposer une réelle et définitive réponse à une question aussi vieille que nous, mais de nous enjoindre à ne jamais cesser d’y réfléchir.
Très honnêtement, je ne m’attendais pas à lire un ouvrage aussi dense et aussi foncièrement, pleinement engagé en entamant Danse avec les Lutins, même si je n’avais (presque) aucun doute sur sa qualité. J’aurais sans doute pu m’en douter, mais mes souvenirs de Blanche-Neige et les Lances-Missiles étant bien trop flous au delà de mes rires incrédules de l’époque ; il m’a fallu m’en rappeler plus au milieu de ma lecture pour me rendre compte que c’aurait finalement dû être évident, ne serait-ce que parce que j’ai bien compris, maintenant, que Catherine Dufour ne rit jamais vraiment que pour le plaisir du rire seul. Encore une fois, elle est bien trop maline pour ça.
Je ne pourrais pas affirmer que ce roman est aussi parfait que je l’aurais aimé, il faut bien admettre quelques raccourcis dommageables et quelques instants de confusion dans son déroulé. Je crois que j’aurais peut-être aimé que le récit prenne un peu plus son temps, explore plus profondément certains de ses personnages et thématiques. Mais pour le reste, ne nous leurrons certainement pas : c’est brillant. Et aurais-je été aussi bouleversé par tant de ces scènes sans ce terrible sentiment d’urgence, cette fiévreuse panique chevillée à tous les aspects du texte ? Sans doute que non. Comme toujours, pas de lumière, aussi puissante soit-elle, sans le moindre risque de quelques ombres. La littérature n’est pour moi jamais aussi forte que lorsqu’elle bouscule cielles qui s’y confronte. J’ai été bousculé de bien des façons, c’était fort. Très fort. Diablement fort, oserais-je. L’essentiel est préservé donc. Ne me reste plus qu’à lire ce que je n’ai pas encore lu, et à enfin relire Quand les Dieux buvaient. J’ai déjà hâte.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Ah oui non mais, Catherine Dufour RULES !
Ça m’avait aussi été très difficile de parler de ce roman, tant il remue de choses, tant tout un tas de sujets y sont traités à la fois frontalement et avec subtilité.
Il est juste oufissime.
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Je vais le voir avec une tendresse croissante dans mes souvenirs dans les temps à venir, c’est clair. =)
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