search instagram arrow-down

Si vous ne me suivez par sur les réseaux sociaux, où je suis le plus actif, vous pouvez être prévenu.e par mail à chaque article.

Rejoignez les 117 autres abonnés

Infos Utiles

Mes réseaux

Archives

L’Incivilité des Fantômes, Rivers Solomon

Cut The Cord – Shinedown (extrait de l’album Threat to Survival)
Kuda Idu Svi Ti Ljudi – Zoster

Un problème redondant commence à se poser pour moi, à force d’écrire ces chroniques : comment éviter de me répéter dans mes introductions ? La solution est parfois de couper court, et c’est ce que je vais faire sans l’ombre d’une hésitation ici. J’ai déjà dit que j’éprouvais un profond respect pour le travail éditorial des forges de Vulcain lors de ma lecture de Souviens-Toi des Monstres. Puisqu’on parle en termes de profondeur, ce respect vient d’attendre les abysses ( *wink wink*). Je ne vais pas traîner à rentrer dans le vif du sujet, mais il est important pour moi de renouveler ma révérence et mes humbles remerciements à l’équipe qui s’est chargée de la traduction et de l’édition de ce texte, pour le texte lui-même, et pour avoir importé le travail de Rivers Solomon.
Pour ensuite pouvoir mieux prendre mon temps à expliquer pourquoi ce texte est si fort, percutant, et surtout, important ; parce que malgré les difficultés que j’anticipe à lui rendre justice, il en vaut très largement la peine.

Sur le Matilda, vaisseau gigantesque propulsé à travers l’espace, l’espèce Humaine tente de trouver une nouvelle Terre Promise pour se réinstaller, sans succès pour le moment. La vie s’y est réorganisée autour de ses différents ponts et la couleur de peau de ses habitant·e·s, divisant la population entre ses différentes classes et strates sociales, dépendant d’un ordre religieux et militaire extrêmement sévère et cruel envers ses habitant·e·s les plus défavorisé·e·s. Aster est de cielles-là. Une jeune femme brillante, née du mauvais côté de l’Histoire, qui n’a eu comme seule chance que celle de croiser Theo, Général-Chirurgien des Hauts-Ponts, Main Céleste, l’incarnation de la bonté et de la rigueur, et qui en a fait son assistante. Elle partage ses journées entre les tâches qui lui incombent en tant qu’esclave et sa vocation d’altruisme, lui faisant parcourir les entrailles du vaisseau afin de venir en aides à ses camarades d’infortune avec le soutien distant de Theo.

Point essentiel, ce roman ne se veut pas subtil, en tout cas je ne l’ai jamais ressenti de cette façon là. Il ne s’agit pas d’y trouver une quelconque allégorie ou une métaphore du réel au travers d’un texte se concentrant sur des enjeux dépendant uniquement d’une intrigue. Non, il s’agit simplement d’une transcription à peine transformée, crue, âpre, aussi brute que possible, de notre réalité dans un contexte différent ; afin d’en souligner avec encore plus de force les minimes différences, autant que les criants points communs. L’intrigue est vivante, et intéressante à suivre en elle-même, mais elle est surtout utile, en tant que vecteur direct du propos de Rivers Solomon. C’est la première chose qui m’a frappée. Nous avons beau être dans une diégèse qui n’a pas grand chose à voir avec notre monde, concrètement, la comparaison demeure essentielle et inévitable. C’est un sentiment assez étrange à exprimer, mais face aux terribles similitudes qui nous sautent aux yeux, les différences ne font que peu de poids. Je pourrais citer encore ce satané miroir déformant, mais il me paraîtrait plus précis et honnête d’évoquer ici un miroir sans tain bien trop honnête. Nous avons beau être dans de la pure science-fiction, ce roman se lit moins comme une dystopie spatiale que comme un simple mais radical avertissement. Il ne s’agit pas de nous préserver par la parabole, mais d’intensifier l’impact.
La sombre et terrible réalité du Matilda n’est que la réalisation ultime des mécanismes sordides que nous avons connu, que nous connaissons et que nous connaîtrons encore si nous ne faisons pas notre maximum pour les éradiquer dans l’œuf. Ces leviers, aussi vieux que le monde, que la civilisation humaine elle-même, où la différence n’est pas seulement vécue, mais bien utilisée, instrumentalisée, à l’instar de ses victimes. Quand bien même elles ne survivraient pas à l’épreuve des faits, des théories se développent comme se construisent des armes, afin d’asservir une partie de la population, dans une optique de conquête et de contrôle ; au nom de ces différences qui n’en sont, au fond, pas vraiment, mais qui sont présentées comme des gouffres impossibles à combler. Il est plus simple de faire contrôler une partie entière de la population par une autre en arguant de son infériorité ou d’une supposée incompatibilité culturelle ; y croire ou non est complètement secondaire, il s’agit de perpétuer, pas de convaincre. Une réflexion extrêmement bien menée qui m’a souvent rappelée certaines des théories évoquées dans Sept Redditions ; autant dire que l’évocation est flatteuse. C’est une lecture des mécaniques de pouvoir qui me plaît beaucoup, car elle n’essentialise pas l’être humain, mais décortique habilement la puissance d’une théorie tellement intégrée à l’imaginaire collectif qu’elle en devient indiscutable, surtout lorsqu’elle profite à une catégorie entière de la population qui a le contrôle sur ses applications, et que l’autre catégorie n’en vient même pas à penser la possibilité de la contester. Ceux qui ont le pouvoir sont les fautifs, car ils refusent de faire évoluer les choses dans le sens commun, alors même qu’ils sont les seuls à en avoir le pouvoir.

Mais la lecture politique de ce roman ne doit pas éclipser ses dimensions plus sociales et dramaturgiques, qui, bien qu’un peu en retrait et parfois plus maladroites, par la force des choses, n’en demeurent pas moins de véritables réussites. On sent bien, malgré l’indéniable maîtrise générale, que L’Incivilité des Fantômes est le premier roman de Rivers Solomon. Il faut bien admettre quelques légères confusions dans certains passages, notamment d’action, quelques petites incohérences et facilités qui, si elles sont mineures, m’ont fait buter quelques rares fois dans ma lecture, le temps de m’interroger et d’être sûr d’avoir bien compris ce qui se passait. Mais c’est être bien sévère pour peu de choses ; dans l’ensemble, vraiment, le roman jouit d’un excellent rythme et de personnages d’un organisme confondant, ce qui reste mon péché mignon. Mention spéciale au duo principal, composé d’Aster et Theo, deux personnages extrêmement complets, dotés d’un souffle impressionnant, dont les interactions sont un grand plaisir à suivre, autant pour la richesse de leurs échanges que pour la complexité de ces derniers, contenant souvent bien plus que les simples mots qui les composent. J’ai particulièrement aimé Aster, extrêmement riche et atypique, dans le meilleur sens du terme, dont les spécificités psychologiques et humaines sont extrêmement bien rendues et littéralisées, avec une précision impressionnante, rendant une complète justice à ses particularités, motrices de ses prises de décision, et donc d’une partie de l’intrigue. Au passage, salut respectueux à Francis Guévremont à la traduction, dont la tâche n’a pas dû toujours être aisée, mais qui je crois s’en est sorti avec les honneurs, surtout lorsqu’il s’est agi de rendre compte des différences entre les jargons propres aux différents ponts du Matilda.
Car l’usage des mots est fondamental dans ce roman. Au travers de l’usage qu’en font Aster ou Theo, leur prêtant une importance majeure, avec forces précautions oratoires comme scripturales, on retrouve cette idée cardinale que dans les mots et notre capacité à les utiliser correctement se trouve une partie de nos liberté ; et que notre liberté, précisément, dépend de notre capacité à verbaliser nos envies, nos valeurs, comme nos colères, pour mieux les partager et parvenir à les faire vivre par la force du collectif. Or, la Souveraineté, antagoniste en partie désincarnée du roman, contrôle le Matilda en bonne partie car elle en domine le discours dominant. Difficile de contester le modèle au sein-même duquel on s’exprime si notre parole n’a pas de valeur en soi, à cause des règles édictées par ledit modèle ; impossible si on n’a même pas l’occasion de s’exprimer. On pourrait croire que de verbaliser cette idée dans un roman comme celui-ci reviendrait à enfoncer une porte ouverte, mais constater que cette idée a des échos bien trop réels dans notre réalité change complètement la perspective, surtout quand « réellement », on est plutôt du mauvais côté de l’histoire, même malgré soi. Et considérant que toute l’intrigue tourne indirectement autour de cette idée précise, et qu’elle fait avancer cette réflexion en parallèle de sa propre progression, on tient là une formule qui fonctionne à merveille ; qui permet de s’émerveiller des trouvailles narratives en même temps que des réflexions plus extérieures au roman lui-même. Les fantômes incivils brillent par leur présence dans et en dehors du roman : brillant.

Et encore maintenant, j’ai le terrible sentiment de ne pas avoir su – ou pu – réellement rendre compte de la densité de ce roman unique, toujours une vilaine envie de laisser la découverte se faire le plus virginalement possible. Parce que cet ouvrage, presque malgré lui, parle de tant de choses à la fois, évoque si finement, malgré sa crudité, tant de problématiques auxquelles notre monde censément moderne devrait s’attaquer avec urgence que je ne voudrais pas leur faire l’injure d’une description lacunaire. Car le constat le plus violent de ce roman est le premier qu’il fait : malgré le temps, malgré les progrès scientifiques indéniables, nous ayant poussé·e·s vers l’espace, nous répétons encore les mêmes erreurs fatales, les plus impardonnables. Une perspective pessimiste, mais logique, au travers des prismes des réflexions et théorie qu’elle projette pour justifier de sa diégèse et des événements qui s’y déroulent. Un écho étrange avec Danse avec les Lutins, un constat amer, si ce n’est cynique ou lucide, difficile à dire ; celui qui observe encore une fois la nature cyclique de notre histoire, et notre capacité unique à nous inspirer des pires aspects de cette dernière pour en perpétuer les mêmes conséquences, encore et encore, malgré les lueurs d’espoir et de vie que nous savons parfois nous ménager, par l’effort collectif, au delà des pulsions individuelles. On pourra arguer de la répétitivité et de l’évidence du message, mais il semblerait bien que malgré les avertissements, nous soyons toujours incapables d’en tenir compte. Peut-être est venu le temps de le dire autrement, ou juste plus fort, allez savoir. On ne perdra jamais le temps ou l’occasion de chercher de meilleurs façons de faire comprendre que beaucoup de choses ne vont pas comme elles devraient aller, ne serait-ce qu’en montrant des exemples des choses, parfois toutes bêtes, que nous pouvons faire pour améliorer la vie de cielles qui n’ont pas autant de chances que nous, ou juste pour mieux vivre en communauté, sans que personne n’y soit jamais perdant. L’Incivilité des Fantômes participe à sa façon à cet effort collectif, sachant projeter une nouvelle lumière sur des réalités terribles que certains voudraient encore nier, par ignorance, ou pire, en toute connaissance de cause, sachant pertinemment que contester ces réalités reviendrait simplement à contester l’existence même du système qui les a amenés là où ils sont aujourd’hui. Le confort est sans doute la première, sinon la pire des causes d’aveuglement. Et il n’est sans doute pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Je ne prétendrais jamais voir parfaitement, mais je veux chercher toutes les sources de lumières disponibles. Ce roman en est une de plus, et une des plus brillantes qu’il m’ait été donné de voir, surtout dans la terrible actualité qui assombrit nos jours.

#BlackLivesMatter
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

6 comments on “L’Incivilité des Fantômes, Rivers Solomon

Laisser un commentaire
Your email address will not be published. Required fields are marked *