Il nous est tombé dessus dans les minutes qui ont suivies notre sortie. Il semblait que la situation s’était enfin calmée. Notre coin de la ville était relativement épargné. « Relativement », seulement, parce que nous n’avions pas subi de bombardements ou d’assauts directs, mais pas mal d’endroits étaient quand-même affectés. Le chaos que seule la guerre sait créer, une atmosphère complète, qui affecte tous les sens sans exception ni filtres. Ça puait comme jamais, ça tremblait, on sentait notre peau s’épaissir de poussière avec chaque pas, nos oreilles sifflaient, même l’air avait un sale goût métallique, chargé de sang. Le vent n’aidait pas à nous épargner d’ailleurs, charriant les effluves comme les sons du conflit jusqu’à nous. Quelques cris, étouffés par la distance et la douleur, souvent brusquement tus par des coups de feu qui à ce stade se voulaient sans doute miséricordieux.
Encore une fois, on ne savait pas trop quoi faire. Nos corps nous criaient de fuir, mais nos esprits hurlaient encore plus fort que ce n’était pas une solution viable. Fuir d’un enfer à l’autre, la belle affaire. On le savait tou.te.s les trois, on avait la même conviction. Alors on ne parlait que par gestes, au moins pour nous éviter la poussière sur la langue en ouvrant la bouche. On communiquait par de vagues gestes et grognements. On avançait tant bien que mal en s’épargnant les scènes les plus visuellement difficiles, vers un coin de la ville qu’on espérait sans doute encore moins atteint par les séquelles que celui d’où on venait. Je faisais l’éclaireur, les filles derrière moi, ralenties par Daphné qui était épuisée, obligée d’être soutenue par Fanny pour pouvoir avancer. Et puis à un coin de rue, Francis nous est tombé dessus. Enfin, m’est tombé dessus, plutôt.
J’ai failli l’abattre, par simple réflexe, simplement parce qu’il courait et que je ne l’ai pas reconnu tout de suite, à cause de sa combinaison militaire intégrale. Notre chance commune s’est joué sur ma relative lenteur à réagir, à cause de la fatigue et de la confusion de mes sens, et sur son propre réflexe de me faire une blague. Une blague nulle hein. Je m’en rappelle même pas, si peu de temps après. Mais alors que je ne voyais pas son visage, et que je me rendais compte qu’il n’avait pas d’arme, j’ai entendu et reconnu sa voix, à peine étouffé par un masque en tissu de fortune qu’il s’était bricolé je ne-savais-comment. Et entre la confusion générale, la peur et l’angoisse j’ai à moitié compris ce qu’il m’a dit. C’était même pas drôle je crois bien, mais ça lui ressemblait trop, ça me parlait juste assez pour que je comprenne que l’enjeu, c’était surtout que je le reconnaisse, et qu’on s’était encore retrouvé. Et voilà, j’ai explosé de rire, j’ai laissé tomber mon arme, il a ri aussi, et on s’est tombé dans les bras. Pas longtemps, parce qu’on avait pas perdu le sens de l’urgence, mais quand-même. On sous-estime gravement la puissance des câlins, je m’en rends bien compte aujourd’hui. Les filles sont arrivées juste derrière, il y a eu un autre câlin express, à trois, cette fois, Francis a pris Daphné dans ses bras pour soulager un peu Fanny, et il nous a fait signe de la tête de le suivre, ce qu’on a fait. On avait pas vraiment de meilleure option.
L’adrénaline, l’excitation, la peur, tout ça à la fois, je ne saurais trop dire. Mais on a couru comme si on ne pesait plus rien, comme si les privations n’avaient plus aucune prise sur nous. Il y avait quelque chose dans l’attitude de Francis qui nous donnait une force, un espoir, quand bien même il n’avait rien dit. Mais il avait l’air d’avoir quelque part où nous amener, vraiment un endroit précis, pour la première fois depuis trop longtemps. Je sais plus trop combien de temps on a couru comme ça. Peut-être un quart d’heure, peut-être moins, sûrement plus. Mais peu importe, on a couru, sans prendre le temps de s’arrêter pour examiner les environs, et on a fini par arriver dans une autre cave, ou ce qui y ressemblait de l’extérieur. Et puis on a repris notre souffle, nos esprits, et on s’est rendu compte que c’était tout à fait autre chose qu’une cave. Et du coup, on a bien compris pourquoi Francis était habillé différemment, pourquoi il était si enjoué, et surtout pourquoi il avait l’air aussi en forme malgré cette infernale nuit.
Notre première impulsion a été de nous jeter sur la nourriture et les boissons, en nous retenant tout juste de nous attaquer à l’alcool. Rétrospectivement, c’est sans doute ce qui nous a sauvé la vie. Francis s’était déjà nourri, il a pu être plus raisonnable que nous, ou il avait simplement mieux dormi ; il s’est donc occupé de refermer la porte de l’abri après avoir vérifié que les abords immédiats étaient sécurisés.
Si je devais résumer à quoi ressemblait l’endroit, je dirais que c’était un improbable mélange entre une panic room et un abri anti-atomique, aménagé dans ce qui au départ ne devait être qu’une cave d’immeuble parmi tant d’autres. Improbable par l’évidente débauche de moyens, dans un quartier qui je crois était relativement modeste. Un groupe électrogène et de quoi le faire tenir semblait-il des mois, des stocks énormes, pour la même durée, et trois lits, planqués derrière une monstrueuse porte blindée, dont Francis avait donc réussi à piquer LES clés. Le tout dans un espace franchement pas mal aménagé, qui je pense devait forcément rogner sur une autre cave, quitte à l’avoir rachetée et intégrée au tout bien en amont. Mais le plus impressionnant, c’était le bureau.
C’est lui et son contenu qui nous ont remis dans la merde jusqu’au cou hein. À cause de ce qu’on y a découvert, on en est là aujourd’hui – moi, en tout cas, j’aimerais être aussi optimiste pour les autres – même si je n’ai pas encore réellement de preuves à ce sujet. Mais la coïncidence est trop grosse.
Bref. Avant de nous montrer ce qu’il avait découvert sur le bureau, Francis nous a laissé nous goinfrer, en prenant garde tout de même à ce qu’on ne mange pas trop vite pour ne pas brusquer nos organismes, c’était presque mignon. Et puis il a pris le temps de nous expliquer comment il était arrivé là, et comment il nous a retrouvé.e.s. La cave était celle de Karim, et c’était lui qui avait amené Francis là, convaincu par sa soudaine envie d’action ; c’était pour ça qu’il était sorti le soir d’avant. Ils étaient dans l’abri de Karim quand l’attaque de l’armée a eu lieu, puisque c’était bien « notre » armée qui s’était décidé à attaquer, j’y reviendrai. (Désolé, c’est sans doute à partir de là que ça commence à devenir le bordel à expliquer)
Pour commencer, il faut donc savoir que Karim n’était pas vraiment journaliste dans le civil. Plutôt du genre libre-penseur. Mais le genre un peu trop libre, y compris dans les méthodes. Francis lui-même a confessé avoir eu du mal à l’écouter sur la durée tellement il mélangeait tout. Disons pour rester diplomate que l’aspect très complotiste des informations que nous lui avons fourni malgré nous apportait une eau bien pratique à son moulin. Il y avait beaucoup de tri à faire dans tout son bordel conceptuel, entre les vraies infos et des choses plus… compliquées.
Mais toujours est-il qu’il semblait avoir beaucoup de pognon à sa disposition, pour pouvoir se faire construire une telle cave et pour passer autant de temps à fouiller sur internet et dans les journaux pour pouvoir construire une bonne partie de ses théories. Seulement voilà, même une horloge cassée indique la bonne heure au moins deux fois par jour, pas vrai ?
Karim avait vu venir l’invasion, et beaucoup trop de détails troublants étaient exacts pour qu’on puisse se moquer de lui. Surtout qu’il est mort maintenant, et il paraît que c’est mal vu de se moquer des morts, même quand ils étaient un peu allumés de la tête. Je veux dire, franchement, les dispositifs de contrôle mental dans les vaccins… Quoique, avec le recul, c’est pas plus ridicule que ce qu’on a appris, d’une certaine façon. Donc je retire ce que je viens de dire, et je reviens à l’essentiel. Karim avait donc appris on-ne-sait-comment que l’invasion allait arriver, expliquant dans ses propres notes que la plupart de ses sources n’étaient référencées nulle part, par sécurité au cas où il se faisait avoir par le gouvernement. Autant dire qu’il a eu le nez creux aussi sur ce coup-là.
Mais je m’égare encore, pardon. En gros, Karim a montré tout ça à Francis pour lui faire comprendre que lui aussi était dans le genre à agir, mais qu’il lui fallait juste du monde en qui avoir confiance pour pouvoir vraiment faire des choses concrètes. Et comme nous avions une conscience aiguë de la complexité de la situation à ses yeux, avec notamment l’implication du Delvikélif et de la puissance censément étrangère qui l’avait armée, le virus en tête, il estimait sans doute pouvoir nous confier quelques secrets.
Le premier étant l’explication des zones-sanctuaires. Les filles m’ont expliqué vite-fait. C’était lui. De simples diffuseurs automatiques de parfums, sur piles, mais chargés avec un mélange à la con, genre eau/vinaigre/liquide vaisselle, sans doute un peu plus compliqué que ça en terme de dosage et de produits, mais dont tous les ingrédients étaient facilement trouvables. Quelques nuages dans l’air suffisent à indisposer les infectés de tous types, qui se retrouvent, par pur instinct, à éviter les zones en fonction du sens du vent. Tout bête, et relativement discret, forcément. Et voilà, pendant qu’on galérait dans notre coin, lui faisait des petits allers et retours entre son bunker perso et différents coins de la ville pour poser ses diffuseurs. Certains même posés à titre d’essai jusqu’à une semaine avant l’attaque. L’ironie étant, bien sûr, qu’ayant trop pris la confiance, il a quand même fini par se faire mordre et infecter à son tour. J’avoue que je me marre un peu en l’imaginant se réveiller de ses semaines d’infection en se rendant compte qu’il s’est fait avoir, sans doute bêtement. Francis a pas réussi à lui soutirer cette info là.
Mais, si vous suivez, ou que vous avez l’esprit affûté, vous devriez vous demander, à ce stade, comment il a pu apprendre ce genre de choses. Et bien c’est tout simple en fait. Le virus a été fabriqué par notre gouvernement, et certaines infos ont fuitées dans notre armée. Puisque forcément, le plan de faire envahir notre propre pays par une puissance étrangère à nos ordres, ça n’a pas plu à tout le monde. Alors des gens ont parlé. Eh oui.
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