Tout n’a pas été dit, bien sûr. Tout n’a pas été découvert, tout n’a pas été sourcé. Mais assez pour que les rumeurs, comme de véritables informations, se répandent, finalement, d’une manière ou d’une autre. Beaucoup des documents de Karim manquaient de détails et de références qui nous auraient permis d’en dater la plupart ; une recherche encore compliquée par le fait que beaucoup de ses notes étaient manuscrites, et pas très propres. Et puis bon, à partir du moment où on a compris qui était derrière tout ça, on a juste été submergé par une excitation mêlée de panique. Je m’en serais presque voulu d’être comme je l’étais. Comme un gosse qui aurait fouillé dans les affaires de ses parents pour y dénicher un secret de famille inavouable.
On a dû passer quelque chose comme une bonne heure à discuter ensemble des implications de cette découverte ; de sa véracité comme du fait qu’une bonne partie des soldats de base ne devaient pas être au courant. Après tout, peu de personnes devaient avoir été mises au courant, il avait sans doute suffi de fragmenter l’information. Ou bien même l’information n’avait pas eu besoin d’être fragmentée, c’est même l’hypothèse sur laquelle on a fini par s’arrêter, en partie parce qu’elle nous satisfaisait, et aussi parce qu’on avait salement besoin de se reposer. Et qu’une autre question est venue nous titiller d’ailleurs. Mais restons sur le sujet présent pour l’instant :
Imaginez un instant une grande puissance, dont le statut se fait de plus en plus discutable au sein de la communauté internationale, à cause notamment de choix très discutables de politique, intérieure comme extérieure, dont l’unité nationale s’effrite d’ailleurs de plus en plus. Imaginez ensuite que cette grande puissance base une grande partie de son équilibre sur ses ventes d’armes et de compétences en terme de « maintien de l’ordre ». Normalement, ça devrait déjà commencer à vous évoquer quelque chose. Imaginez maintenant que ce pays souhaite reprendre un peu la main sur la situation, quitte à sacrifier au passage la paix mondiale, en imaginant un virus extrêmement virulent, qui créerait le chaos partout où il passerait, afin d’affaiblir la concurrence, sans pour autant ruiner les infrastructures, ou pas directement.
Un virus en partie découvert, en partie cultivé et renforcé dans les laboratoires de l’armée, une arme bactériologique nouvelle génération, que l’État-major se gardait sous le coude, aux ordres d’un exécutif prêt à tout ou presque. Et puis arrive la perspective des élections, les événements à l’étranger, un peu partout, et l’impérieuse nécessité de vraiment, vraiment reprendre la main, pour que le pouvoir et tous ses bénéfices n’échappent pas à ses « légitimes » propriétaires.
Ne croyez pas que ce discours ne me gêne pas, je sais très bien comment il sonne, croyez-moi ; il a résonné dans ma tête pendant les cinq derniers jours. Mais il semble bien que les faits soient là, et qu’ils ne souffrent plus aucune nuance autre que celle d’un relatif conditionnel, par précaution.
Les points sont assez simples à relier maintenant, je pense, mais relions les ensemble tout de même, par acquit de conscience : le pays est dans un terrible état de tension depuis des mois, notre statut international est plus ridicule que jamais, nos gouvernants sont paumés et font face en permanence à l’ire populaire, mais font semblant de ne rien voir ni entendre. Mais ils ne sont pas dupes pour autant, non. Alors ils décident d’agir. Mais aucune chance qu’une action extérieure ait un quelconque impact intérieur positif, plus maintenant. Non, il faut agir au cœur même du système. Ce qu’il faudrait, c’est une bonne révolution, une bonne guerre, quelque chose qui marque les esprits, mais qui permette à ceux aux commandes de se donner une bonne image et d’avoir un étendard à brandir pour des années et des années, un argument d’autorité.
On ne peut pas se permettre d’envahir un autre pays, non ; on ne peut pas non plus se permettre une guerre purement économique, tout le monde s’en fout, et on ne peut pas non plus espérer d’être attaqués par un pays plus puissant que nous, ce serait suicidaire. Alors voilà, on manufacture ex nihilo une escarmouche, quelque chose de choquant, de violent, et pour autant de facile à contrôler, à circonscrire. On fait appel à un pays dans un état encore pire que le nôtre, dont on peut faire à peu près ce qu’on veut, et qui pourrait même disparaître par la suite sans qu’on n’en souffre nous-mêmes trop de conséquences ; on finance ça par le biais d’une bonne centaine de sociétés écrans et de partenaires privés, dont certains créés spécialement pour l’occasion, et voilà.
Pour éviter trop de risques, on se permet même de mettre en place une évacuation au dernier moment, en ayant préparé discrètement le terrain en amont. Comme ça on limite « raisonnablement » les pertes humaines, on se donne une certaine marge de manœuvre, mais on se donne en passant l’apparence de gestionnaires prévoyants et réactifs. Et on se permet même le luxe d’organiser cette invasion dans la région du pays la plus en difficulté, et par voie de conséquence, la plus contestataire ; comme ça on s’arrange même pour pouvoir y relancer l’économie et la contrôler plus aisément dans les mois qui suivent la fin du conflit. Et on se place en héros tout du long.
Et je sais parfaitement de quoi j’ai l’air à débiter tout ça, vraiment. Mais je vous jure qu’il faut me faire confiance. On avait tout sous les yeux, tout était là, ne laissant aucune place au moindre doute.
Notre pays a littéralement organisé sa propre invasion, pour s’assurer la main-mise sur une partie de sa population et une image virginale à l’internationale, au dépens d’un nombre monstrueux de citoyens, y-compris étrangers. Le secret a été de fragmenter l’information, de ne pas partager les intentions avec toutes les parties impliquées, tout le long du chemin, et seul un petit nombre de personnes a su voir ce qui se tramait ; avec de toute évidence une majorité n’y voyant pas d’inconvénient majeur, ou pire, une grande partie y trouvant un intérêt.
Vous comprendrez donc aisément pourquoi on a quand même eu du mal à se détacher du sujet, la fatigue et la faim ont seules finalement eu raison de notre fièvre.
La nuit qui a suivi était très agitée. Quelques coups de feu épars, des bruits lointains de bombardement, mais pas avec la même intensité qu’auparavant, mais des cauchemars et des résurgences de moments difficiles, rendus plus pénibles encore par l’anticipation du lendemain.
Au réveil, Francis a anticipé nos questions et nous a spontanément raconté comment il s’était retrouvé en possession des clés de l’abri de Karim, et donc sa mort. Une histoire moins palpitante en elle-même, en comparaison de la révélation de la veille, mais on sentait bien qu’il avait besoin d’en parler, pour soulager sa conscience. Alors on l’a écouté.
Guidé par son envie d’action, Francis était directement allé chercher Karim, demandant sa localisation à ses amis Proprios, pour le trouver en bordure de la ville, dans un petit campement avancé, utilisé pour tenter de voir les mouvements de troupes ennemis (sic). Il nous a passé la conversation, mais Karim a été convaincu, et l’a amené directement dans son abri pour lui montrer et expliciter ce dont je vous ai déjà parlé. Et puis le dernier assaut a eu lieu. Karim a fourni une partie de son équipement à Francis et l’a amené avec lui à l’extérieur, pour se battre, l’un comme l’autre pensant que c’était là la seule solution valable pour tenter de renverser le cours de ce qui nous arrivait à tou.te.s.
Mais ce n’était pas une bataille, c’était un massacre. Supériorité numérique, technologique et tactique évidente. L’armée n’était pas là pour faire des prisonniers, seulement le ménage. Je ne saurais retranscrire correctement l’ampleur du traumatisme, comme les larmes et les sanglots de Francis, je m’en abstiendrais donc, en espérant qu’il pourra un jour en faire lui-même le compte-rendu, avec la même émotion qui nous a torturée au moment d’entendre son récit. Ils ont tenté, bravement, j’aimerais le croire, de combattre au mieux de leur capacité. Mais l’inévitable est arrivé trop tôt, fauchant Karim d’une balle à la poitrine, en plein milieu d’une rue. Francis n’a rien pu faire, et face au choix de tenter de sauver un homme de son agonie, sans aucune garantie, ou de fuir pour pouvoir peut-être transmettre son histoire, il a dû se résigner à fuir. Sans un regard en arrière, malgré les mains tendues par le désespoir et la douleur qui tentaient de l’atteindre. Sa première impulsion a été de partir loin, aussi loin que ses pieds lui permettaient, mais le souvenir de notre groupe était trop fort ; et l’espoir de nous retrouver chevillé à son corps. Il fallait qu’il nous retrouve avant de prendre une décision, au moins pour savoir et ne pas se sentir coupable de notre abandon en plus du reste. Nous lui avions donné une seconde chance, il ne voulait surtout pas la gâcher en ne nous en donnant pas une à son tour.
Et c’est ainsi qu’il m’est tombé dessus, au hasard d’une rue, après une nuit entière à nous chercher dans ce qu’il restait de la ville et à éviter les patrouilles. On pourrait presque parler de miracle.
Nous avons passé la journée suivante, entière, à juste rester ensemble, à savourer ce que nous savions être nos derniers moments d’humanité et de solidarité. Beaucoup de larmes, pas toutes tristes, et c’est sans doute l’image de nous que j’aimerais retenir si notre destin commun doit être celui que je crains.
Maintenant, je crois qu’il faut que je me repose. Je me suis assuré que ce journal et tout ce qu’il contient ne disparaisse pas en même temps que moi, puisque je ne sais toujours pas de quoi demain sera fait. J’ai raconté l’essentiel, je crois. Et si je dois encore être là demain, je prendrais le temps de raconter le reste.
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