Jour 136 – 15 Septembre
Je suis encore là. L’horloge au mur indique 9h20. Le « petit-déjeuner » (à savoir deux tranches de brioche industrielle, un petit pot de confiture, du beurre et un grand verre d’eau) est arrivé sans compagnie ni commentaire, ce matin, par la trappe sous la porte. Je ne saurais dire si c’est un bon ou un mauvais signe. Mais peu importe, il me faut profiter du temps que j’ai… ou pas tiens.
Mon escorte vient d’arriver, il paraît que je suis attendu. Je vous laisse.
Et me revoilà, avec la certitude d’un sursis longue durée. Je vais donc pouvoir prendre un peu mon temps pour pouvoir vous raconter quelques petites choses en plus avant de devoir expliquer ma situation actuelle. À la bonne heure. Je vais tâcher de rester aussi chronologique que possible, du coup, histoire d’être clair.
Reprenons donc. Après une journée et une nuit consacrées à nous reposer, manger et boire dans de bonnes proportions et sans trop de craintes derrière une porte blindée, nous nous sommes résolu.e.s à repartir. Pas parce qu’on en avait envie, mais parce qu’on pensait ne pas vraiment avoir le choix. Ce que nous savions était trop important pour le garder pour nous. On avait pris le temps de compulser les papiers les plus importants de Karim pour en faire un dossier à peu près exhaustif et le prendre avec nous. On avait pas vraiment de plan, parce qu’on s’était résigné à l’idée qu’un plan ne survit jamais aux circonstances, mais on avait un but. Traverser le cordon sanitaire – ou militaire, peu importait – et transmettre nos infos au premier civil d’importance qu’on pouvait croiser. Répandre la bonne parole, en somme. Au pire, on se disait qu’un militaire pas trop débile pourrait même entendre ce qu’on avait à dire et qu’on pourrait s’en sortir en cas de mauvaise rencontre. On espérait secrètement ne pas avoir à jouer la carte des révélations non plus et juste pouvoir être laissé.e.s tranquilles en tant que civil.e.s ayant échappé au massacre. Mais on y croyait pas, surtout pas moi.
Dans cette optique là, on s’est débarrassé de nos armes ; après tout, plus d’infectés ou presque à craindre en partant vers l’est, et puis surtout, il fallait limiter nos risques de paraître menaçant si on devait tomber sur des militaires un peu stressés de la gâchette. Je vous épargne les premiers détails du périple, mais on s’est concentré.e.s sur la marche pendant la première journée, en étant le plus prudent.e.s possible. Ce qui explique d’ailleurs qu’on ait rien écrit dans le carnet à ce moment là, au delà du fait que rien n’y était vraiment notable pour nous ; bourlinguer était devenu une seconde nature. On passait littéralement notre temps à discuter de la situation et des révélations du bunker, ou à ramper au sol pour éviter de faire du bruit ou d’être vu.e.s. C’était aussi éprouvant mentalement que physiquement, heureusement qu’on avait bien profité de nos deux jours dans l’abri de Karim pour nous remettre d’aplomb. On avait des réserves.
La première nuit, Daphné a écrit quelques trucs dans le carnet, mais elle a arraché les pages qu’elle avait grattées une fois fini. On a préféré respecter son choix et sa colère, on n’a pas cherché à savoir ce qu’elle y avait dit. Et même si on avait voulu, on était pas d’humeur à faire un puzzle de papier en début de soirée, sans parler de devoir retrouver tous les morceaux avant ça.
Francis a dû lui dire un truc du genre : « Ça t’a fait du bien ? » avec un sourire moqueur, Daphné a dit oui en lui tirant la langue, on a tou.te.s rigolé et l’incident – si on peut appeler ça un incident – était clos. On se fait du bien comme on peut dans ces cas-là, chacun.e sa méthode. J’veux dire, moi, de temps en temps, je mettais un coup de poing dans un arbre, un poteau, un mur, n’importe quoi. Comme ça, gratuitement. Ça faisait mal aux phalanges, mais ça soulageait l’esprit. Il n’est pas question que ça fasse sens ou que ce soit une bonne décision, il s’agit juste de trouver la moindre ressource pour continuer à avancer. Je me nourrissais de ma colère et de ma douleur. Un peu de ma culpabilité, aussi. Parce que je me suis posé quelques questions, mine de rien, le genre qui ne sont pas bonnes à poser et qui n’ont aucune réponse pouvant apporter le moindre réconfort. Genre : pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Comment on s’est retrouvé.e.s à éviter l’évacuation alors qu’elle semblait si bien organisée ?
Les réponses les plus viables à mes yeux ayant fini par s’imposer étant : pas d’chance, nan, vraiment, pas d’chance, et ma préférée ; ils ont sûrement décidé de laisser quelques personnes au hasard pour avoir des sujets tests faciles à appréhender au moment d’envoyer des équipes scientifiques. Je vois que ça. Et autant dire que niveau douleur et colère, c’est plutôt efficace. Surtout depuis que j’ai eu l’occasion de faire confirmer cette hypothèse, mais j’y reviendrai, je m’égare un peu ; faisons les choses dans l’ordre.
Donc. On a continué vers l’est au matin du deuxième jour, mais on s’est vite trouvé face à un obstacle de taille ; à savoir un nombre croissant de patrouilles militaires, à l’air extrêmement agressives. On a même vu, de très loin, alors qu’on inspectait un tronçon routier aux jumelles, un trio de post-infectés se faire abattre à vue, sans sommation, par une patrouille motorisée. On en a conclu que notre décision d’avancer lentement par des axes peu fréquentés, au maximum sous le couvert des arbres, avait été la bonne. Seulement, ce n’était pas suffisant, plus on avançait vers la »frontière », pire c’était, niveau densité. Rien ne devait passer, c’était clairement la doctrine. On est reparti.e.s dans l’autre sens, à la fois pour être un peu plus en sécurité, mais aussi et surtout pour trouver un point d’observation qui nous permettrait de discerner une éventuelle faille dans le barrage.
Autant dire qu’il nous a au moins fallu la moitié de l’après-midi pour qu’on se rende à l’évidence. Aucun espace, aucune faute évidente dans le dispositif pour des yeux non exercés et sans réelles compétences comme les nôtres. On était coincé. À l’est, le cordon, au nord, la mer, à l’ouest, le reste de l’armée, et la mer derrière. On est reparti vers le sud, en se disant qu’en longeant le cordon vers l’intérieur des terres, on avait peut-être une mince chance de trouver une solution.
Qu’on a pas trouvée, bien entendu, puisque le lendemain, en début d’après-midi, on s’est fait chopper par une patrouille au hasard d’une clairière, alors que ses membres s’y faisaient un pique-nique impromptu ; ils nous ont entendu arriver et ont usé de leurs compétences à eux pour être discrets juste ce qu’il fallait pour nous surprendre. Autant dire qu’on faisait la gueule, parce que nous faire avoir aussi bêtement après s’être sorti de tellement de guêpiers, c’était rageant. Mais bon, la fatigue en plus de circonstances difficiles, pas étonnant que notre attention se soit relâchée à un moment. Et puis, finalement, on s’est rendu compte qu’on avait eu plutôt de la chance. Déjà parce qu’ils ne nous ont pas buté direct, évidemment, mais surtout parce qu’en fait ils n’étaient même pas agressifs. Alors oui, ils nous ont alpagué.e.s, mais c’était très étrange.
L’ambiance s’est étrangement détendue, je ne saurais pas vraiment la décrire correctement. Comme si on savait comment ça devait se terminer, alors on s’est pas emmerdé à y mettre les formes, d’un côté comme de l’autre. On était quatre, fatigué.e.s et pas bien reluisant.e.s, ils étaient cinq, en pleine forme, armés et entraînés. Il fallait bien qu’ils nous fouillent, alors ils l’ont fait, et on les a laissé faire, en espérant que tout se passe bien. Vraiment, c’était bizarre. Je ne pourrais pas parler au nom des autres, mais très vite, j’ai cessé d’avoir peur. Je gardais juste les bras en l’air en attendant que ça se passe. Juste une question d’attitude générale et d’atmosphère je crois ; des petits détails que j’ai pas notés consciemment, mais qui étaient suffisamment parlants pour que mon esprit les enregistre, si ça se trouve.. Peut-être que la perspective de la fin du conflit les détendait et leur faisais voir les choses différemment, ou peut-être qu’entre la veille et ce jour précis les ordres avaient changés. À ce moment j’en savais rien, mais j’étais serein quand même. Même quand le sergent en charge du groupe a mis la main sur le dossier de Karim, j’ai pas balisé une seconde. J’ai même directement pointé les pages les plus intéressantes. Il y a juste un soldat qui a remonté son fusil – sans avoir le doigt sur la gâchette, cependant, j’ai remarqué – et qui m’a fait un petit bruit de bouche pour me signifier de me taire. Mais on a tous souri quand il s’est penché un peu en arrière pour essayer de voir ce qu’il y avait entre les mains de son chef. Détendus, je vous dis. L’arrestation de groupe la plus tranquille de l’histoire de la guerre.
Ce que j’ai appris un peu plus tard, c’est que dans les faits, effectivement, pas mal de sections militaires avaient reçu de nouveaux ordres, quelques jours auparavant déjà, indiquant d’épargner les populations civiles, y compris post-infecté.e.s. Mais ces ordres étaient en contradictions avec d’autres ordres reçus précédemment, émanant d’autres sources d’autorité. En d’autres termes, c’était la merde au sein de l’état-major, et on est tombé sur un des groupes issus de la frange la plus modérée de ce conflit interne, heureusement majoritaire. Seuls quelques petits groupes d’allumés de la gâchette profitaient de la confusion pour se faire du ball-trap en bagnole sur les routes de la région.
Pour ce qui est du dossier Karim (nom officiel), on a été assez supris.e.s, on va pas se mentir. Je m’attendais au minimum à un gros rire incrédule voire moqueur, ou à un sourcil levé, genre dubitatif. Mais non. Il a rien dit, le sergent. Il a juste continué à lire pendant que ses soldats attendaient avec l’air perdu. Au bout d’un moment ils se sont relâchés, et nous aussi. On s’est sagement assis, et ils se sont échangés les papiers en échangeant des commentaires à voix basse. On a bien vu qu’ils étaient choqués. Il y en a même un qui m’a regardé avec un air désolé à un moment. J’ai pas pu me retenir de lui faire un clin d’œil et un grand sourire. Il a frissonné le pauvre.
Et puis après vingt bonnes minutes, le sergent a rassemblé ses troupes, ses esprits et les éléments du dossier, il s’est secoué un bon coup et nous a fait signe de nous lever et de les suivre.
Et on est parti.e.s vers l’est, sous bonne garde, quoique relativement amicale, pour arriver une bonne heure plus tard dans un camp militaire dressé à la lisière de la frontière avec la Zone Saine. C’est là qu’on a été séparé.e.s.
Il y a trois jours donc.
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