L’accueil a pas été des plus chaleureux, c’est le moins qu’on puisse dire. On avait beau s’y attendre, malgré tout, ça faisait mal d’être regardé.e.s comme ça, avec autant de méfiance, voire de haine parfois. Francis et moi en tête, bien entendu, avec nos littérales têtes d’enterrement, quoique il fallait reconnaître que le gris lui allait mieux au teint qu’à moi. Les cicatrices, sans doute.
Mais bref. Le sergent de la patrouille s’est porté garant de notre bonne conduite auprès des sentinelles et a dit qu’il fallait nous garder en bonne santé, au moins le temps que le Lieutenant commandant la base prenne une décision à notre sujet. Le moment était fort à vivre, on se sentait sacrément spécial.e.s. Surtout quand il a crié un truc du genre : « C’était pas que des rumeurs putain, faut que le patron voit ça ! C’est plus gros que nous tout ce bordel ! »
Un poil surjoué si vous voulez mon avis, mais l’enjeu méritait bien ça. Je crois qu’il voulait surtout marquer les esprits. Et ça a marché, puisque pendant qu’on attendait à l’extérieur, prudemment adossé.e.s à une des tentes du camp, l’un des soldats du camp (Louis, qui deviendra d’ailleurs mon garde attitré et super copain) s’est penché vers nous en baissant son arme et nous a demandé de quoi il était question. J’ai un peu honte, rétrospectivement, mais qu’est ce qu’on a ri. Un fou rire d’une amplitude rare. Tout simplement parce que d’abord, Louis est jeune, et surtout, il fait très jeune ; avec un regard assez naïf (pardon hein, Louis, mais c’est vrai) qui ne cadre absolument pas avec sa carrure de gorille sous stéroïdes, ni avec son articulation scolaire et cultivée. Basiquement, le physique d’un athlète de haut niveau, avec un cerveau d’étudiant en fac de lettres et la timidité d’un gamin de dix ans, sans parler de la voix qui va avec. Tu m’étonnes qu’il était dans le camp en sentinelle et pas en patrouille. Il n’aurait fait peur à l’ennemi que de loin et en restant muet.
Et du coup, bah quand il nous a posé la question, déjà, on sentait qu’il était pas prêt. On a hésité, franchement, à juste nous défausser sur le sergent, à ne pas prendre cette responsabilité nous-mêmes. Mais on avait besoin de ça. Partager, d’abord, parce qu’après tout, on était là pour ça ; mais aussi le voir se décomposer au fur et à mesure qu’on lui fournissait les informations. Le rire est monté graduellement. Nerveux d’abord, parce que ce qu’on avait à dire n’était pas drôle en soi, et grave, mais qu’on était à bout. Et puis sa tête… sa tête ! Lui qui la jouait sérieux, sourcils froncés, mâchoire carrée, il a fondu, jusqu’à en laisser tomber son arme, et à galérer à la reprendre. Comme la majorité des situations les plus comiques qu’on a pu croiser, c’était la somme absurde de petits détails concomitants plutôt que la réelle drôlerie qui nous a saisi.e.s. En vrai, c’était pas drôle du tout, honnêtement. Et on ne le savait que trop bien. Mais encore une fois, la vie nous a donné une occasion en or de nous défouler un bon coup, et on ne pouvait pas faire autrement que la saisir. Sans compter qu’on avait peur, et pas qu’un peu.
On avait aucune garantie sur la réaction du Lieutenant, ni sur sa décision, après tout. On avait plus aucune prise sur les événements ; si tant est qu’on en ait eu une à un moment donné.
Mais voilà. On a tout dit ou presque à Louis, qui s’est mis à marmonner tout seul, a fini par nous expliquer qu’en effet, des rumeurs circulaient depuis un certain temps dans les rangs, mais jamais sans preuves. Beaucoup, beaucoup de rumeurs, la faute à une mobilisation précipitée, à des ordres contradictoires, mais avec certains éléments qui laissaient penser aux plus malins d’entre eux que certains détails avaient été trop bien planifiés ; et ce malgré la surprise supposée de l’infection, comme de l’invasion. On peut aussi sans doute parler de la méfiance généralisée envers un gouvernement, et donc un état-major, qui n’en étaient pas à leur coup d’essai niveau coup fourré, l’armée ne pouvait pas y faire intégralement défaut. Obéir aux ordres, oui, mais jusqu’à une certaine limite ; même certains officiers ont rechigné à la tâche, et pas qu’un peu, y compris dès le début des hostilités. On a pas eu moyen de vérifier les dates ni les horaires, faute d’accès, mais il y a fort à parier qu’on est passé plus d’une fois entre les gouttes grâce à ces manquements à la chaîne de commandement de ce côté du conflit. Un joyeux bordel, dont Louis n’a pas hésité à nous faire part.
Il était d’ailleurs sur le point de nous raconter une anecdote personnelle datant de la nuit de l’évacuation, à laquelle il avait participé, quand le sergent et son escouade sont sortis du préfabriqué qui servait de QG au Lieutenant de la base. Il a tout juste eu le temps de reculer et de se remettre en position. Le sergent n’était sans doute pas dupe, mais je pense qu’il s’en foutait complètement. Il avait l’air très remonté. Mais pas contre nous. Il s’est adouci juste le temps de nous demander de nous lever, et d’aller à la tente médicale, de l’autre côté du camp, pour quelques examens, une douche et un repas.
Et donc on s’est levé, et on y est allé. Mes sentiments sur la suite sont… confus. Et mitigés. Je ne saurais pas dire si on s’est fait avoir ou s’ils ont pris les précautions que la situation requérait de leur part. J’attends de voir où tout ça nous mène avant de me prononcer. Espérons que je puisse écrire mon verdict dans notre bien-aimé carnet. Mais je m’égare à espérer et faire des plans sur la comète de nouveau, pardon.
Louis et deux nouvelles sentinelles ont voulu braquer leurs armes sur nous au début du trajet, mais le sergent leur a fait signe de les baisser avec un tic d’agacement. Il a grogné un truc sur le fait que la distance était courte et qu’on était pas l’ennemi. Il a rajouté un truc sur le fait qu’ils étaient un peu cons de pas encore avoir compris et qu’il fallait se détendre un peu, que la fin était proche, qu’on avait pas besoin de victimes collatérales supplémentaires. Personne n’a moufté. Autoritaire, sévère, un peu pisse-froid ; mais juste et respecté, le sergent. Je l’ai pas côtoyé longtemps, mais de toute évidence, c’était un bon gars, et je regrette de pas pouvoir le recroiser de sitôt. C’est pour ça que je donne pas son nom, d’ailleurs, je préfère ne pas lui attirer d’ennuis. Et s’il veut se faire connaître, ce sera facile pour lui. Mais bref. Arrivé.e.s devant la tente médicale, la plus grande du camp, qui en occupait carrément un côté entier, on a arrêté de faire les malin.e.s, parce qu’on se doutait bien que les examens seraient pas rigolos, et que les résultats le seraient encore moins.
Même si on avait forcément perdu en pudeur, depuis le temps, on a pas trop réfléchi au fait qu’ils nous séparent à l’entrée des douches, la civilisation reprenait ses droits, après tout. C’est la dernière fois que je les ai vu.e.s, même si je ne m’en suis rendu compte que bien plus tard, accaparé que j’étais par la sensation d’être propre pour la première fois depuis trop longtemps. J’avais juste un caleçon propre sur moi, un médecin m’a alpagué directement en sortant de la douche, m’a installé dans un lit de camp et m’a examiné sous toutes les coutures. C’est à la moitié de l’examen que je me suis rendu compte que j’étais tout seul. J’ai commencé à m’agiter, à m’inquiéter, à les réclamer, mais il a su me rassurer. Ou m’endormir, je sais pas trop. Je crois que la douche, et le fait que quelqu’un s’occupe de moi m’ont détendu au point que je me sois endormi. Mais mes souvenirs sont flous de toute façon, à ce moment-là. J’étais tellement dans le coton qu’on aurait pu m’administrer une piqûre de n’importe quoi en prétextant que c’était des vitamines, j’étais épuisé, et en confiance.
Et je me suis réveillé dans la cellule que j’occupe depuis trois… quatre jours, tout seul. Enfin pas vraiment tout seul, puisque Louis avait été affecté à ma garde. Et vient donc le moment de parler de Louis plus en détail, puisqu’il m’y a autorisé. Et que de toute façon, quoi qu’il arrive, il sera nécessairement sous le feu des projecteurs à un moment ou à un autre, puisque c’est lui qui sera chargé de reproduire et diffuser notre journal au plus grand nombre. Avec la complicité des autorités du camp, je précise. Ou du moins leur bienveillante indifférence, tout du moins. C’est difficile à voir d’où je suis, les procédures et les apparences les empêchent, je crois, de pouvoir réellement se positionner sur le sujet. Mais le fait est que malgré leurs fouilles poussées et la cachette un peu nulle que j’ai du bricoler pour ranger le carnet de façon discrète dans mon sac, ils me l’ont laissé. Alors que je ne me fais aucune illusion sur le fait qu’ils l’aient trouvé. Ni que l’interrogatoire poussé que j’ai subi hier n’était là que pour croiser mon témoignage et, je l’espère, celui des autres. Ils ne m’ont pas pressé ni violenté, jamais traité comme un menteur. Mais pour autant, ils ne m’ont laissé aucune brèche, aucun échappatoire. Si j’avais menti, leurs questions auraient fini par soulever mes incohérences, ou les nôtres, donc, dans une hypothèse plus optimiste.
Mais revenons à Louis. Quand je me suis réveillé, il m’a abordé à travers la porte, tranquillement, pour m’expliquer ce qu’il avait le droit de me dire. Ou me dire ce qu’il avait le droit de m’expliquer, au choix. Toujours est-il qu’il ne savait pas grand chose, et qu’il ne s’en est pas caché une seule seconde, ce qui m’a fait l’apprécier tout de suite. Il m’a dit qu’il ne savait pas où étaient les autres, autrement que juste « pas dans l’enceinte du camp », qu’on ne lui avait pas dit, qu’il n’était pas censé le savoir. On a beaucoup ironisé sur la situation, on a ri jaune de nos ignorances respectives, et comme ça, on est devenu potes. Aussi simple que ça. Et comme il était officiellement mon garde attitré, ça tombait quand même vachement bien.
Et de fil en aiguille, je lui ai fait lire le journal. Et puis il m’a suggéré de le faire diffuser sur le net. Parce que figurez-vous qu’il réfléchit, le Louis. Et qu’à la grâce de la fin quasi-officielle du conflit, il est en permission dans quelques jours.
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