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Ni d’Ève ni des dents – Episode 42 (Final)

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Non Daté

Il semblerait bien que Louis ait réussi.
Et mes sentiments à ce sujet sont pour le moins mitigés. Depuis quelques temps, mon humeur oscille entre l’exaltation, les larmes et la rage impuissante, ne laissant qu’une relative place au repos, si tant est qu’on puisse appeler ça du repos. Je n’ai pas eu la chance de discuter avec lui avant qu’il ne se lance définitivement dans la mission qu’il s’est lui-même assigné, et cela demeurera à vie un de mes plus grands regrets. Je crois moi aussi que nous nous serions bien entendu.e.s ; ses ami.e.s n’ont que de bons mots pour lui. L’espoir subsiste, bien entendu, mais les circonstances ne sont pas favorables.
Je vous écris depuis une cave, quelque part en Zone Saine, telle qu’on l’appelle désormais officiellement.
Je ne sais pas trop comment vous raconter les événements récents; jamais encore n’avais-je vécu une telle sensation d’égarement et de doute. Écrire dans ce journal était plutôt facile, la plupart du temps, pendant que nous errions en Zone Infectée. C’était notre catharsis, un exutoire simple, auquel il n’était pas nécessaire de réfléchir outre-mesure. Il n’a pris une autre dimension que bien plus tard, lorsque nous avons compris sa portée potentielle, bien au-delà de nos personnes. Mais trêve de bavardages personnels. Cette entrée dans le journal sera la dernière avant que mes anges-gardiens ne le diffusent sur le net, conformément aux souhaits de Louis et Eric. Il va falloir que j’y réfléchisse bien, qu’elle compte. Après tout, nous n’avons pas beaucoup de temps avant que les risques que nous prenons ne deviennent trop importants.
J’ai compris que quelque chose ne tournait vraiment pas rond lorsque j’ai été, comme les autres, séparée du groupe à l’issue de notre visite médicale. Le soldat qui s’occupait de moi n’était pas brusque ni violent, mais je sentais dans sa retenue une gêne, un malaise profond ; il suivait les ordres, mais il n’était pas fondamentalement d’accord avec ; il avait peur avant tout. Malgré mes questions, il ne me regardait pas, ne me répondait pas, ne parlant qu’en de rares occasions, quand des gestes n’étaient pas suffisants pour me faire comprendre ce qu’on attendait de moi. J’étais profondément angoissée, j’étais trop fatiguée et confuse pour oser protester ou faire un geste de travers, j’obéissais aveuglément, en attendant la moindre ouverture, la moindre information. Elles ne sont jamais venues ; j’ai compris trop tard que nous étions piegé.e.s. Notre arrivée dans le camp et la visite médicale n’étaient pas à proprement parler un traquenard dans lequel nous serions tombé.e.s, rien n’était prévu par les autorités présentes, elles n’avaient fait que réagir. Mais malgré cela, la surveillance obstinée dont nous avons ensuite fait l’objet était sans équivoque.
Ma captivité solitaire, à mes yeux, ne mérite pas que je m’étende réellement dessus, mais par souci du détail, je vais tâcher de la détailler, il est vrai qu’elle en dit long. À peine sortie de la tente, j’ai été embarquée dans une voiture militaire et amenée dans un autre camp, à près de 3 heures de route, puis enfermée dans un petit studio soigneusement préparé à mon intention dans l’intervalle, en banlieue d’une grande ville que je n’ai jamais pu identifier. Dans les étages d’un immeuble, juste le mobilier nécessaire, des couverts en plastique, aucun équipement électronique, des plats préparés à mon intention à intervalles réguliers, des volets laissant entrer la lumière du jour mais ne permettant pas de discerner l’extérieur, rien qui puisse me permettre de tenter une évasion audacieuse. J’ai bien été traitée, mais comme les autres, avec une distance précautionneuse, une méfiance qui ne pouvait rien augurer de bon. Contrairement aux autres, je n’avais pas qu’un seul garde, mais toute une équipe qui se relayait pour s’occuper de moi. On m’amenait régulièrement de quoi me nourrir, m’hydrater et me distraire, tout en s’assurant que je ne puisse rien apprendre du monde extérieur. Je perdis très vite la notion du temps, tournant en rond comme une lionne en cage ; mes crises de colère ne me permirent pas d’obtenir la moindre information. On me laissait généralement m’épuiser seule, sauf en une occasion où je me mis à tenter de ravager le mobilier en espérant enfin provoquer une réelle réaction. Un soldat vint me ceinturer avec rigidité pour permettre à un autre de me faire une injection qui me laissa K.O pendant un bon bout de temps, sans un mot. Ce qui ne m’aida pas à conserver une chronologie solide, quand je me réveillais, au moins une nuit était passée, et j’étais tellement dans le coton que je ne pouvais pas être certaine d’avoir dormi moins de 12 heures.
Je crois être restée là-bas au moins une dizaine de jours, si ce n’est plus, mais je ne saurais en jurer. J’étais sans doute sous drogues sans m’en rendre compte, j’étais assez ramollie, et trop résignée pour essayer d’y faire quoi que ce soit si je m’en rendais effectivement compte.
Quand finalement, un de mes gardes ouvrit la porte pour laisser entrer un haut-gradé. Un colonel, je crois, mais j’étais si épuisée et hébétée que son intervention ne m’a laissé qu’une longue impression de flou. Il a sûrement posé plus de questions qu’il n’a réellement écouté ce que j’avais à lui répondre. Ce n’était qu’une formalité, histoire de pouvoir dire qu’il avait suivi le protocole à la lettre ; mais ce que j’en ai vraiment retenu, c’était qu’il n’était certainement pas de notre côté. Il a évoqué la cour martiale, une accusation de haute trahison, un risque d’exécution dans le cas où je ne coopérais pas. Ça, je l’ai retenu, il a été excessivement clair à ce sujet. Je jurerais même qu’il y prenait plaisir, ce connard. Je n’oublierai jamais ses yeux. Ils bandaient de l’excitation du pouvoir. Ça m’a rappelé mon pire moment avec Francis. C’était même pire, je crois. J’aurais bien eu besoin d’un pied-de-biche. En tout cas j’en avais furieusement envie.
Quand il est parti, je me suis mise en boule dans le lit, et j’ai pleuré jusqu’à ce que l’épuisement moral m’emporte dans le sommeil. J’ai sans doute refait un tour du cadran à ce moment-là. J’ai été réveillée par une alarme tonitruante, sonnant de l’autre côté de la porte du studio, dans un lit tout propre, avec une nouvelle coupe de cheveux ; un costume aux allures officielles et un nécessaire à maquillage posés sur la table. Une note y était adjointe, m’indiquant que j’allais être jugée dans la journée et qu’il me valait mieux être présentable pour mon entrevue très prochaine avec mon avocate. Rétrospectivement, je comprends mieux pourquoi ils ont pensé que j’étais le meilleur choix des quatre afin de nous représenter à notre « procès ». Ils pensaient sans doute, à partir du rapide contact avec nous au camp, que j’étais la plus faible, la plus docile du groupe, ou à défaut la plus manipulable ; celle qui présenterait le mieux. Ils auraient été déçus ces cons. Mais sur le coup, ne sachant pas ce qui se passait pour les autres, je suis partie du principe qu’on leur donnait grosso modo les mêmes options, en espérant qu’iels allaient bien.
Je ne me suis pas maquillée, évidemment, et je n’ai enfilé que le strict minimum pour contenter ma pudeur, je n’étais pas franchement motivée à jouer selon leurs règles. À peine habillée, je me suis assise sur une chaise, et je me suis préparée à attendre qu’on vienne me chercher, résolue à devoir poireauter un bon moment ; ce n’était pas la première fois qu’ils jouaient avec ma patience. Mais après une centaine de jours de survie, paumée au milieu d’un monde en guerre, du décalage dans les repas et une eau qui refroidit au milieu de la douche n’allaient pas trop me déstabiliser, malgré leurs efforts en ce sens. J’ai donc été surprise de voir la porte s’ouvrir quelques courtes minutes plus tard, pour cette fois-ci laisser entrer mon avocate, dont le nom n’est pas important. Elle non plus n’était pas là pour m’aider, malgré ce qu’elle pouvait en dire. Elle puait le parfum et l’envie d’être ailleurs. Inutile de préciser que mon long sommeil n’avait pas été réparateur, je n’ai pas non plus de souvenirs marquants de cette séquence. Tout ce dont je me souviens clairement, c’est mon refus systématique de signer le moindre document qu’elle me tendait avec un regard entendu ; et son sourire suffisant à chaque fois qu’elle les reprenait en secouant la tête, comme si j’étais juste une sale gamine gâtée qui ne savait pas ce qu’elle faisait. Connasse. Ceci étant dit, je confesse m’être amusée à utiliser un truc de Daphné, qu’elle utilisait avec ses parents pour leur porter sur le système ; des bruits de bouche, à intervalles réguliers. Un genre de claquements de lèvres humide, dès que l’avocate disait un truc qui m’énervait. Un truc répugnant. J’avais bien le droit d’être un peu mesquine, merde. Et me dire que la petite leur faisait peut-être le coup ailleurs me rapprochait d’elle, ça me faisait du bien. J’en avais besoin.
Puisqu’il s’agissait là aussi de suivre le protocole, l’avocate resta avec moi pendant deux heures, dont 1 heure et demie de silence obstiné à partir du moment où elle comprit enfin qu’elle ne tirerait rien d’autre de moi que des bruits désagréables. Elle ne cessait de regarder sa montre en grimaçant à chaque gorgée de l’immonde café qu’elle avait ponctionné à mon stock jusque là intouché, tout en soupirant à chaque bouffée de ses putains de cigarettes mentholées. Sans déconner, c’était à se demander si elle non plus elle le faisait pas exprès. Je crois que je me suis levé pour vomir dans l’évier, à un moment, le cocktail d’odeurs était intenable. Je me suis sûrement assoupie aussi. Ou alors j’ai fait semblant, juste pour l’emmerder, je crois me rappeler d’avoir ronflé. Très fort.
Et puis on est parti pour la cour martiale. Aucun besoin de me mettre un bandeau sur les yeux ou quoi, ils s’en foutaient que je sache où j’étais, ou alors ils se doutaient bien que je n’en avais aucune idée, et que j’étais trop éclatée pour enregistrer une info utile de toute manière. Une fois dans la voiture, je me suis réellement réveillée. Le court passage à l’extérieur et la brise d’automne m’ont filé un coup de fouet. Je sentais que l’atmosphère n’était soudain plus vraiment la même ; les deux soldats qui nous escortaient étaient beaucoup plus nerveux, leurs allures bravaches ne donnaient pas le change. Mon avocate faisait nettement moins la maline aussi. Les langues se sont déliées dès le début du trajet, des questions que je n’étais pas censée entendre, mais qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de poser. S’ils avaient pu la faire taire avec une piqûre, ils l’auraient fait, j’en suis sûre, mais pour elle aussi, ils avaient des consignes. J’appris donc que notre trajet devait ne durer qu’une petite heure, et qu’il était sécurisé à toutes ses étapes. J’étais importante, très importante. Essentielle, même, puisqu’ils avaient carrément détaché un hélicoptère pour nous suivre, qui décolla quelques minutes avant notre départ. Et effectivement, tout le long du parcours, des camions, des voitures, des escouades à pied, tout un arsenal déployé pour s’assurer que j’arriverais au bout sans encombre. Notre trajet traversa un grand nombre de campements de fortune que je devinais accueillir les évacués de la Zone Infectée, bardés de défenses militaires qui les faisait ressembler à des prisons à ciel ouvert plus qu’autre chose. J’étais éberluée de ce que je voyais, c’était irréel, une démonstration de force qui me semblait complètement exagérée, malgré les informations que je détenais. Il se passait quelque chose de plus dont je me disais que je n’avais pas idée. Et je commençais à doucement craindre pour mes ami.e.s.
Et en effet. Car si le parcours se déroula sans accrocs, on ne peut pas en dire autant de l’arrivée.
Vous me pardonnerez j’espère mes futures nuances et imprécisions, parce qu’il faut dire les choses telles qu’elles sont, comme dirait Eric : quel putain de bordel.
Je crois que le plan était de me faire arriver de façon spectaculaire, de façon à capter des images évocatrices à plus tard fournir au public et médias inféodés au pouvoir ; plusieurs équipes de captation visuelle étaient présentes à l’entrée du camp vers lequel nous nous dirigions. Caméras, micros, tout le toutim. Et tout autour d’eux, des soldats. Plus encore que tous ceux que nous avons pu croiser pendant notre vagabondage en zone de conflit réunis. Véhicules, blindés, hélicoptères, c’était hallucinant. Mon premier sentiment était partagé entre leur crainte d’une attaque ou leur volonté d’impressionner, sans pouvoir me convaincre pleinement d’une hypothèse aux dépens de l’autre.
Je peux vous le dire maintenant que j’ai reçu l’information d’une source sûre : ils craignaient une attaque. Et ils avaient bien raison. L’ironie étant que cette crainte a précisément alimenté l’attaque en question, mais je m’avance.
Nous nous sommes garé.e.s tout juste après l’entrée de la base, la plus importante qu’il m’ait été donné de voir. À peine le moteur arrêté, les soldats nous intimèrent d’attendre qu’ils nous ouvrent la porte. Imbus de leur fugace importance, ils prirent tout leur temps pour faire le tour de la voiture avant d’ouvrir notre portière, les caméras ne devaient pas aider l’orgueil à se faire discret. Et c’est à partir du premier coup de feu, emportant la tête du premier des deux soldats, à moitié sur la vitre et à moitié sur mon visage, que vous comprendrez que la situation est devenue salement confuse pour moi.
Aucune sommation, aucun cri, pour commencer. Un long silence de sidération, tout relatif, le temps pour la plupart des soldats présents, de comprendre ce qui venait de se passer, et tout ce que cela suggérait. L’adrénaline aidant, j’eus tout juste le réflexe de me jeter à terre et de rouler sous le véhicule, je ne savais pas si la balle m’était destinée ou non. Le fait est qu’elle ne l’était absolument pas, mais je n’avais aucun moyen de le savoir, et pas vraiment la foi d’attendre pour le vérifier. Le plus simple serait sans doute que je vous raconte les choses à partir d’un point de vue autre que le mien, au moins pour cette séquence-là.
Repartons quelques journées en arrière, alors que Louis partait en permission, avec, caché dans ses bagages, notre journal. En bref, il avait pris contact avec certain.e.s de ses ancien.ne.s ami.e.s de fac auxquel.le.s il faisait une confiance totale. Il leur avait expliqué la situation, et fait promettre de l’aider à diffuser notre témoignage au plus grand nombre sous couvert de l’anonymat. À noter d’ailleurs que nos noms n’ont pas été changés, aucun.e de nous ne l’a souhaité, apparemment. La première partie de son plan s’est déroulé à la perfection ; il a pu rentrer en ville sans encombre ni susciter le moindre soupçon, en tout cas sans se faire emmerder par la hiérarchie. Seulement voilà, d’autres événements se sont déroulés en parallèle, l’obligeant à changer son fusil d’épaule en cours de route. Comme vous le savez, les informations circulent, souvent plus vite qu’on ne le souhaiterait, car les gens ne savent pas faire profil bas, surtout quand leurs intérêts sont en jeu. À peine arrivé en ville, Louis apprit d’abord que son projet était éventé, puis qu’il avait crée sans le vouloir une profonde dissension au sein des rangs, quelques pattes n’avaient sans doute pas été assez graissées, ou plus probablement, des langues trop pendues. Si d’aucuns jugeaient nos informations dignes de confiance et voyaient d’un très mauvais œil les agissements concertés du pouvoir en place, des forces Delviks et d’une partie de l’état-major, d’autres ne voyaient dans notre journal et dans les documents de Karim qu’une tentative de sédition malhonnête et dangereuse. Autant dire que les remous n’ont pas tardé à se transformer en lame de fond. D’où je suis, ou plutôt d’où nous sommes, impossible de savoir ce qui a bien pu filtrer vers le reste du pays, j’espère que vous me pardonnerez si je ne vous apprends pas grand chose ; ou si ma version des faits va à l’encontre de tout ce que vous croyiez savoir. En plus de tout le reste du journal, je veux dire. Excusez moi, je commence à divaguer, c’est un exercice compliqué. Bref.
L’armée s’est de fait, pour faire vite, séparée en trois : ceux qui nous croyaient, s’estimaient donc utilisés dans le cadre d’un crime contre l’humanité, et pensaient donc qu’il fallait absolument livrer notre témoignage au monde, ceux qui pensaient que nous n’étions que de sales complotistes à la solde de l’opposition, prêts à tout pour foutre la merde, quoi qu’il en coûte, et le reste, une minorité silencieuse, seulement là pour suivre les ordres et vivre sa vie sans poser de question, qui à vrai dire, se foutait de la situation tant qu’elle ne les impliquait pas réellement. De fait, ils étaient dans le deuxième camp, mais ils ont su prouver par la suite qu’ils étaient capables de changer de veste en fonction des circonstances et de leur intérêt personnel. Mon genre de personnes favori.
Et pendant les quelques jours de nos captivités respectives, pendant que Louis organisait son plan, d’autres s’organisaient aussi de leur côté. Quand Louis est arrivé en ville, il s’est donc retrouvé à assez vite devoir tout réévaluer à l’aune de ces nouvelles oppositions et semblants d’organisations. Lui et ses ami.e.s n’étaient plus les seul.e.s impliqué.e.s. Tant qu’il était dans le camp militaire et ses environs, à devoir louvoyer et faire les choses seul, il manquait de recul, d’une vision d’ensemble, qui s’est imposée à lui pendant sa permission. Mais pas qu’à lui donc, j’y viens.
Les révélations étaient trop importantes et impliquaient trop de conséquences d’une amplitude historique pour simplement référer à l’opinion et aux débats d’une manière conventionnelle. Tout le monde était d’accord là-dessus, il y avait nécessité d’action avant tout ; dans le sens de la justice face à un crime inédit, ou dans le sens d’une pérennisation du système qui avait pu mener à un tel abus. Il fallait d’agir à l’échelle de l’événement, le penser d’une façon nouvelle. Si d’un côté, le gouvernement et ses communicants ont donc choisi de jouer un jeu un peu tordu à base d’écrans de fumée et de manipulations, de l’autre côté, le consensus s’est vite formé autour de l’impérieuse nécessité d’agir vite et de frapper très fort, pour bousculer le paradigme. L’idée était de marquer l’opinion autant que prendre un premier pas dans ce qui se voulait d’office une révolution. Avant de seulement avoir son mot à dire, Louis était déjà dépassé par la vindicte de cette partie de l’armée qui était furieuse et humiliée d’avoir été un outil de coercition à son insu, au delà même de la rage humaine causée par la manœuvre à l’origine de tout cela. Il a donc dû se résoudre à réduire sa participation à la distribution du journal ; il n’avait semble-t-il pas sa place à de plus hauts échelons.
Les seuls détails en ma possession sur l’organisation de ce qui, selon les versions, a été qualifié d’enlèvement ou d’extraction, je vous les livre ici, comme les ami.e.s de Louis mes les ont fournies, puisqu’iels ont été impliqué.e.s à une moindre échelle. Pour faire simple, tout un système de cellules indépendantes s’est mis en place, avec des rôles et missions bien précises pour chacune d’entre elles afin d’assurer la réussite de ce qui s’est avéré être une opération militaro-politique d’envergure, constituée d’une myriade de plus petites opérations. Et dont vous n’avez pour l’instant peut-être même pas entendu parler, montée en seulement quelques jours, dont nous n’avons d’ailleurs nous-mêmes pas tous les éléments ; nul doute qu’elle a nécessité un nombre incroyable d’efforts et de sacrifices. La colère est un moteur fascinant lorsqu’elle est mobilisatrice.
L’évidence pour commencer, nous quatre sommes au cœur de tout le dispositif. Tout tourne autour de notre témoignage et des documents de Karim, que Louis a su mettre en sécurité dès qu’il en a eu l’occasion, en en faisant de nombreuses copies, qu’il a dispersées partout où il l’estimait pertinent. Le premier effort a été de localiser nos différents lieux d’isolement afin de nous exfiltrer et de nous amener en sécurité. De cela je ne peux rien vous dire de plus, puisque on me refuse la moindre information complémentaire, même à demi-mot pour tenter de me calmer ou me rassurer ; pour limiter le moindre risque qu’un.e d’entre nous ne soit retrouvé.e par la faute d’un bavardage malvenu. « On apprend des erreurs commises, on ne communique plus que sur ce qui est terminé et n’a plus aucun lien avec les opérations en cours », m’a-t-on dit. J’ai pleuré et hurlé, je regrette toujours cet état de fait, mais je le comprends désormais, autant que je le déteste. Iels me manquent, comme jamais rien d’autre dans ma vie. Je me sentirai incomplète tant que je ne les aurais pas retrouvé.e.s.
Je peux cependant vous dire que ma situation n’était pas la même que celle des autres. Ça, on a concédé à me le dire, sans doute parce que c’était évident. Tout un jeu malsain d’espionnage/contre-espionnage s’est mis en place au sein même de l’armée afin de trouver ou cacher nos situations respectives ; mon cas était trop spécial et important pour parvenir à passer entre les gouttes du renseignement.
Ce qui nous amène donc à l’opération que j’ai tout juste commencé à raconter plus tôt. Elle se voulait spectaculaire et violente. À la fois pour réussir à me sauver, mais surtout pour envoyer un message fort et définitif. Il ne s’agissait pas de se taire et de laisser faire, il s’agissait de faire basculer le rapport de force et d’engager un « radical changement de paradigme ». J’aurais préféré qu’il en fût autrement, mais le choix ne m’a pas été laissé, même si je fais le choix d’y participer en concluant ce journal. Mon espoir est que le message passe et ne laisse, pour le coup, pas le choix à ceux qui prétendent nous diriger. Qu’ils laissent la place afin d’éviter d’autres effusions de sang, que notre pays puisse finir de traverser cette épreuve dans l’union plutôt que dans l’accumulation des obstacles et des victimes ; au delà de ce dont nous avons déjà été tou.te.s victimes, même indirectement. Et je commence à me vautrer dans les clichés, donc si vous le voulez bien, nous allons rentrer dans le vif du sujet.
J’étais donc planquée sous un SUV, très haut sur roues, je pouvais bien bouger et regarder ce qui se passait autour de moi et reprendre un peu mes esprits. Je savais que j’allais être témoin d’une bataille désordonnée, qui ferait un massacre. Le coup de feu qui avait tué la moitié de mon escorte n’était pas une sommation, mais bien le signal de départ. Je fût surprise de voir la première chose qui suivit ; quelque chose comme les deux tiers des soldats présents n’esquissèrent pas un mouvement. Ils se regardèrent les uns les autres, la détermination prenant la place de la surprise. Et dans un élan général, ils sortirent des poches de poitrine de leurs uniformes des brassards de couleurs jaune qu’ils enfilèrent à leur bras gauche. Un signe de reconnaissance. Je compris instantanément de quoi il était question, et je ne pus retenir un petit gloussement de satisfaction. Les journalistes aussi d’ailleurs, qui s’enfuirent sans demander leur reste, sans que personne ne s’intéresse plus à eux. Puis un rugissement collectif retentit parmi les insurgés, et le combat commença, presque au ralenti ; malgré la rage, un malaise certain retenait les doigts sur les gâchettes.
Les plus intelligents parmi ceux qui n’avaient pas de brassards lâchèrent leurs armes dès que la lumière se fit dans leurs esprits, mais les autres, plus motivés par des idées d’un autre temps que par leur propre survie, ne prirent pas plus longtemps à ouvrir le feu sur ceux qu’ils estimaient être des traîtres. Les insultes fusèrent en même temps que les premières balles. Mais malgré la combativité des victimes de ce qu’il faut bien appeler une embuscade, ce fut un massacre. Un carnage qui repeint l’entrée de la base en rouge, une mare de sang s’étendit très vite jusque à moi, malgré la distance qui me séparait alors de l’affrontement. Mon gloussement ne fut plus qu’un hoquet étranglé alors que je voyais les corps tomber, les uns après les autres. J’en fais encore des cauchemars qui ne cesseront probablement jamais. Dans ces derniers, c’est moi qui tire sans répit sur des soldats sans défense ; je ne pourrais jamais croire que je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé ce jour là. Moi et les autres, nous avons commencé tout ça ; que ce soit malgré nous ne rentre pas en ligne de compte. Nous avons fait un choix lorsque nous avons décidé de transmettre les documents de Karim. Et je ne sais toujours pas si je le regrette ou non, impossible de savoir si nous avons simplement précipité l’inévitable ou crée cette situation.
Je me suis roulé sur le dos afin d’essayer de fermer les yeux, de me plaquer les mains sur les oreilles, pour enregistrer le moins possible de l’horreur de ce qui se passait tout autour de moi, sans succès. Le bruit était trop fort, les vibrations trop violentes, et le sang qui se mit à couler sous moi était impossible à ignorer, imprégnant mes vêtements jusqu’à me coller à la peau, poisseux et puant. Cela dura une dizaine de minutes je crois, puis un relatif silence reprit ses droits sans que j’arrive à en prendre conscience, j’étais trop tétanisée, concentrée sur une chanson que j’essayais sans succès de me chanter intérieurement pour conjurer ma terreur. Ne me demandez pas laquelle, je l’ai oubliée ; mon cerveau l’a effacée de mes souvenirs, et je n’ose pas imaginer ma réaction si je devais un jour l’entendre par accident.
Puis je fus sortie de ma transe malsaine par une main qui se voulait délicate sur mon épaule. Je hurlai pourtant, bien entendu. Je me mis à battre des jambes et des bras pour chasser l’intrus, me cognant violemment au châssis de la voiture. La douleur rompit l’enchantement, faute d’un meilleur terme. Puis j’entendis une voix de femme, douce, aux accents rassurants. Je m’y accrochais tant bien que mal pour progressivement sortir du brouillard, au fur et à mesure que le calme revenait. J’ouvris finalement les yeux pour établir un contact visuel avec la première femme soldat croisée depuis le début de tout ce merdier. Comme un signe. Je ne sais pas trop pourquoi, mais cette vision me rassura, sans doute en rapport avec le fait qu’elle ne portait pas d’arme, mais un brassard jaune à son bras, et qu’elle s’était allongée de tout son long dans le sang pour m’atteindre, aux dépens de son confort. Nous n’échangeâmes pas un mot, laissant nos yeux faire l’essentiel du travail. Je sais à quel point c’est stupide, mais ma première pensée fût de me dire qu’elle était incroyablement belle. Malgré le sang, malgré ses blessures au visage et au cou, elle me fascina ; il y avait là un contraste saisissant entre la violence, la rage et la volupté de son timide sourire qui me ramena à la réalité. Elle chuchota mon nom, avec une nuance interrogative. Je hochai la tête, et elle me donna le sien en retour, en plaquant sa main sur son cœur. Émilie.
Je vous épargne le reste ; la pénible sortie de sous le SUV, le long à pied trajet jusqu’à l’intérieur de la base, désormais aux mains des insurgés, la douche, le traitement de mes blessures, le trop court temps de repos et les discussions interminables sur la suite des événements. Il paraît que Louis y était. De toute façon, je ne me souviens de rien ou presque ; ma présence n’était qu’accessoire. Je n’étais déjà plus qu’un symbole qu’on arbore.

Et puis voilà. Une journée et demie plus tard, je me retrouvai ici, en compagnie des ami.e.s de Louis, sans autres nouvelles de l’extérieur, isolée pour ma protection et celle du mouvement que nous avons lancé sans vraiment le vouloir, sans que je puisse déterminer si nous l’aurions seulement souhaité. Cela doit faire une quinzaine de jours que je suis enfermée. Extrêmement bien traitée, bien sûr, mais enfermée tout de même ; j’aurais du mal à dire que je suis libre. Tous les jours on me dit « bientôt », tous les jours on revient sur les promesses de la veille en arguant de nouveaux développements que j’ignore, en me donnant des informations au compte-goutte qui ne cessent de se contredire. J’aimerais croire à la sincérité de mes sympathiques geôlier.e.s, iels semblent parfois plus perdu.e.s que moi sur la conduite à suivre. Ma vie n’a plus dès lors tournée qu’autour de ce que j’aurais à dire dans ce journal, Émilie – qui fait désormais office de garde du corps et de confidente – et mon désir brûlant d’enfin retrouver mes ami.e.s. Le reste ne m’importe que peu, désormais.
Alors voilà comment je vais conclure. Je vous ai dit tout ce que j’avais à dire. J’ai été honnête, j’espère que ça se sent. Nous l’avons tou.te.s été, nos omissions nous appartiennent, elles ne vous apporteraient rien et nous priveraient de tout. Le reste est entre vos mains ; je pourrais même affirmer avec certitude que nous en lavons les nôtres. Toujours dans l’optique de préserver la sauvegarde du mouvement, on n’a pas pu m’assurer qu’une copie de ce journal parviendrait à Eric, Daphné et Francis, même à demi-mot. Mais je veux le croire, sinon il perdrait de sa valeur à mes yeux. Alors mes derniers mots ne seront pas pour vous, ils seront pour ielles. Rassurez-vous, je ne serais pas longue.

Eric, je t’aime, de tout mon cœur, comme l’ami, le frère que tu as su être pour moi dès les premières secondes de notre rencontre, comme celui qui a su comprendre ce qui se passait entre nous dès lors, et qui a toujours su me respecter et m’aimer d’une façon dont je n’aurais su rêver, y compris dans des circonstances idéales.
Daphné, je t’aime, comme l’amie, la sœur que j’ai toujours rêvé d’avoir. J’ai toute confiance en toi pour devenir la femme que tu rêves de devenir. Nous nous retrouverons, et je tiendrai ma promesse envers toi. Enfin bon, je ferai de mon mieux. Comme toi.
Francis, je te pardonne. Et je t’aime toi aussi, même si c’est forcément plus compliqué à dire qu’à rendre réel. Mais tes mots ont su me faire croire que tu étais sincère et sur un chemin qui t’amèneras toi aussi à être un frère pour moi. Ou à défaut, un grand-oncle. C’est toujours ça, pas vrai ?

J’ignore quand, j’ignore comment, mais nous nous retrouverons. Nous bâtirons notre maison, tou.te.s ensemble, comme nous l’avons rêvée, quand rêver était notre seule option. J’espère que vous vous souvenez bien de notre point de rendez-vous ; je me prends à espérer, souvent, que vous y êtes déjà, et que vous m’y attendez, avec la même merveilleuse torsion des boyaux que celle qui est la mienne alors que j’écris ces lignes. Je n’aurais qu’une seule requête à vous formuler ; est-ce-qu’Émilie peut venir ? Faites moi confiance, vous ne le regretterez pas.
Merci.
À plus tard. Je vous aime.

7 comments on “Ni d’Ève ni des dents – Episode 42 (Final)

  1. bailaolan dit :

    Hé bien, ce fut une sacrée chevauchée.

    Aimé par 1 personne

    1. Laird Fumble dit :

      J’espère pouvoir conclure qu’elle a emporté au moins une certaine adhésion ?
      Merci de nous avoir suivi jusque là en tout cas. ❤

      J’aime

      1. bailaolan dit :

        On pourrait même dire que j’étais collé à mon siège!

        Aimé par 1 personne

  2. muriellerochebrunet dit :

    Fantastique dernier épisode : élégant, touchant et attachant…. Adieu Eric, Fanny, Daphné, Francis, et enfin Louis et Emilie… Je vous ai aimé… Vous me manquerez… même Francis 😉 !

    Aimé par 1 personne

  3. Albi dit :

    Tout lu quasiment d’une traite, donc clairement : récit bien mené malgré le thème on ne peut plus familier (;- ), personnages attachants malgré un trop peu de substance, la fin suscite un intérêt un peu moins soutenu (à partir du moment où l’armée et ses objecteurs de conscience entrent en scène). Il y a incontestablement de la place pour un roman avec des personnages et un contexte plus fouillés. Merci pour ce très sympathique partage.

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    1. Laird Fumble dit :

      Merci beaucoup ! 😀

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