« Mfais bfordel de mherfde, raaah ! »
Il porta la main à son visage, se demandant combien de fois exactement avant de pouvoir goûter un réel repos il devrait se manger des trucs dans la tronche. C’était épuisant.
Il tâta prudemment son appendice, heureusement plus de douleur et de surprise qu’autre chose, des soins ne seraient pas nécessaires, cette fois. Il renifla bruyamment deux ou trois fois, histoire de vérifier que les tuyaux étaient eux aussi en état de fonctionnement, par acquit de conscience, et aussi pour se retrouver une contenance. Il posa les mains sur ses hanches et examina les alentours d’un œil aussi inquisiteur et impassible que possible.
Avec un peu de chance, il réussirait à donner le change aux autres qui n’avaient peut-être pas vu ce qui s’était passé…
Son Drogo de compagnie effectua une parabole élégante pour se placer à sa hauteur et activa son système de haut-parleur, bidouillé par Larsen :
« Tu cherches quelque chose ? Pourquoi tu t’arrêtes ? »
Ouf.
« Il doit chercher des morceaux de son nez. Ou de son amour-propre, ptet’. J’crois en avoir vu voler un bout… »
Et merde.
« Très drôle, Andro, vraiment. Tu me pardonneras de pas rire, ça me fait mal aux sinus. Du coup vous avez vu, j’imagine ? ‘Fin, vu ce qu’il n’y a pas à voir, si j’ose dire.
– En dehors de toi qui te mange des murs invisibles, tu veux dire ?
– Oui, voilà. P’tit con.
– Ah c’est comme ça qu’un ranzer’ parle maintenant ? Y a plus de respect, franch’ment. Scandaleux. Et toi, Cap’, tu dis rien, face à cet odieux et évident cas d’insubordination ?
– T’as du me confondre avec un de vos parents. Moi j’suis là pour que le boulot soit fait, et bien fait. Et le fait est qu’on a pas le temps pour vos conneries, même si elles m’amusent beaucoup, donc vous me ferez le plaisir de les garder en réserve pour plus tard. Agcen, tu bouges pas, on arrive tout de suite, ça me paraît valoir le coup d’y jeter un œil en équipe, ton truc, là. »
Iels avaient pris l’habitude, maintenant, c’en était presque routinier. Une cohorte de Drogos fit très vite son apparition derrière Agcen, rejoignant leur copain, sans doute pilotés à distance par Larsen à la télécommande artisanale, ou Cap’ à la force de l’esprit. Leur petit ballet ne dura pas plus de dix secondes, puis un flash, un claquement résonnant dans le vide de la petite plaine, puis le spectacle désormais familier du reste de l’équipage reconstitué par la technologie xéno, au centre de la formation des machines. Et sans le moindre mot nécessaire, alors que tout le monde se rhabillait dans une ambiance détendue, les regards se portèrent partout où ils pensaient trouver un élément utile à la résolution de cette nouvelle énigme. Jusque là, ce genre de paroi invisible n’avait été trouvé que dans certains bâtiments ou structures abritant des progressions scriptées, à l’instar du parcours du combattant qu’iels avaient déjà expérimenté.
Mais dans un endroit autant à découvert, c’était, d’abord surprenant, mais surtout phénoménal, parce qu’il n’y avait pas l’avantage des murs et des plafonds pour maintenir le champ de force. Et surtout, aucune source d’énergie ou pilier matériel visible. Le mur invisible était là, tout simplement, à peine plus qu’une irisation discrète de l’air qu’on ne discernait que dans le coin de son regard en plissant les paupières.
Sa curiosité titillée par une pure réactance, l’équipage se dispersa tout autour du périmètre présumé pour essayer, dans un premier temps, de le délimiter avec un semblant de précision. Il ne fallut pas deux minutes pour que les moqueries et les rires se fassent entendre, tant l’attitude de chacun·e des membres était ridicule, avec la même méthode systématisée pour tenter d’éviter l’accident qu’avait connus Agcen.
Personne n’a l’air intelligent·e en avançant les bras tendus pour tâter l’air devant soi en ayant peur de se manger un truc dans la figure. À part peut-être un mime particulièrement doué, et encore.
La manège dura une dizaine de minutes dans la bonne humeur, le temps nécessaire pour faire collectivement tout le tour du champ de force en en suivant les bords, parfois étonnamment irréguliers, faisant même parfois des angles tranchants ; une aberration parmi tant d’autres, la curiosité avait largement pris le pas sur la surprise. Malgré le temps pressant et les priorités à garder à l’esprit, ce qui se passait était trop intéressant pour être ignoré.
D’autant plus intéressant que le champ de force enfermait complètement le petit complexe dans une zone absolument à part du reste de la planète, bien au delà d’une simple séparation géographique ; c’était la première occurrence d’une telle unicité dans tout ce qui avait été exploré par l’équipe depuis leur arrivée sur la planète. Sans parler d’une évidente volonté de cacher quelque chose à ses visiteurs, même si, évidemment, il était impossible de préjuger avec exactitude des volontés des bâtisseurs de l’endroit. Le plaisir de la conjecture était d’autant plus fort qu’elle était irrésistible.
Face à l’évidente impossibilité d’accéder à pieds aux bâtiments protégés, Cap’ décida d’ordonner aux Drogos, censément autorisés à aller n’importe où, de traverser l’obstacle, pour lui rendre compte de ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur. Bien entendu, puisque le destin est souvent farceur, cette fois-ci, les Drogos se révélèrent incapables d’exécuter l’ordre, butant contre la paroi invisible comme des mouches sur une vitre. Ils ne cessèrent leur sarabande obstinée que sur un contre-ordre mental de la part de Cap’, si sec qu’il fila des acouphènes à tout le monde.
Alors que les Drogos se rangeaient sagement derrière elle, elle s’excusa de son violent accès de frustration par un petit geste de la main et tâcha de réfléchir plus posément, laissant échapper au passage un long soupir peu coutumier. Elle sentait quelque chose d’important, et elle n’aimait ni être incapable de l’identifier, ni que ce quelque chose lui échappe potentiellement. Car si elle ou l’équipage ne trouvaient pas vite une solution, le plan d’action était formel ; il fallait simplement laisser tomber et préparer tout ce qui pouvait l’être, il était hors de question de passer plusieurs jours sur ce problème.
Même si tout le monde en avait très envie, ce qui ajoutait une étrange fébrilité collective aux données du problème.
Curieusement, ce fut de Tombal, resté du côté de l’épave de la navette pour essayer d’en extraire du matériel utile à rajouter à Achille ou Hector quand le temps le permettrait, et accessoirement essayer de déterminer les raisons de l’inexplicable silence de ce dernier depuis le crash, qui trouva la solution. Suivant d’un œil les pérégrinations du reste de l’équipage pendant ses menus travaux à l’aide d’un autre Drogo bricolé spécialement pour lui par Larsen, il avait pu intégrer un sacré paquet de données au fur et à mesure.
Et si de son aveu propre, Tombal n’était pas un intellectuel ou un cérébral, il n’en restait pas moins un observateur attentif, doué d’une réelle mémoire pour les détails. Or, c’était lui qui avait été chargé de cartographier un maximum des lieux, au début de toute cette affaire, bien que l’entreprise ait été entre-temps partiellement abandonnée. Ses drones étaient évidemment passés à l’endroit concerné, et avaient fait un état des lieux complet. Seulement, lorsque le reste de l’équipe s’était téléporté sur place, un truc l’avait embêté, sans qu’il ne sache exactement quoi. Mettant cela sur le compte de sa distraction, tout occupé qu’il était à essayer de déloger un élément d’armement encore intact piégé dans une gangue de ferraille tordue sans l’endommager, il avait mis la contrariété de côté.
Jusqu’à ce qu’elle lui revienne brusquement au moment où Cap’ ordonnait à ses bestiaux de tenter une traversée infructueuse. Il avait alors laissé tomber son travail en cours pour s’installer à sa console de pilotage, qui lui servait de bureau lors des escales. Avec l’aide d’Achille, il avait renvoyé ses drones sur place pour refaire une cartographie des lieux et vérifier si son intuition avait été valable. Il ne faisait pas confiance aux Drogos.
L’équipage, voyant arriver la cohorte des machines personnelles du pilote taciturne, qui ne les tenait jamais au courant de rien, attendit de voir de quoi il retournait avant de dire quoi que ce soit, se contentant d’échanges de haussements d’épaule et de moues confuses. S’il se permettait un truc pareil, c’est qu’il avait quelque chose de valable à vérifier ou mettre en place ; rien d’autre à faire qu’attendre. Il ne parlerait d’ailleurs que s’il avait raison. Un très grand sens de l’économie, Tombal.
Il ne suffit cependant que de quelques petites minutes pour que la réponse tombe finalement. Il avait vu juste. Un des Drogos enclencha son haut-parleur :
« La topographie est plus la même que la dernière fois que les drones y sont passés. Les bâtiments sont pas organisés pareil, et le sol est plus à la même hauteur partout. Ça bouge, à l’occasion, me demandez pas pourquoi. Mais d’où je suis, en suivant vos mouvements, je vois que le champ de force épouse la forme des cinq bâtiments les plus au centre du schéma avec quelques dizaines de mètres de décalage. Je me suis dit qu’il y avait ptet’ quelque chose à en faire. »
Il ne laissa même pas le temps d’une réponse ou d’un remerciement ; il avait vu ce qu’il avait à voir, dit ce qu’il avait à dire, pas besoin d’en rajouter. Il voulait sans doute plus que tout avoir un peu de tranquillité dans les oreilles plutôt que des interrogations stériles pendant qu’il bossait. Motivé à rester en contact pour le bien du collectif, mais pas non plus à tout prix.
Alors évidemment, l’information en elle-même n’était pas essentielle, elle ne faisait qu’indiquer une piste possible ; mais une piste, c’était toujours mieux que rien. Et celle-ci en particulier contenait suffisamment d’éléments qu’il suffit alors à Cap’ d’extraire de leur contexte un peu trop laconique pour en tirer l’essentiel utile. À savoir qu’il y avait une machinerie là dessous, qu’on pouvait sans doute localiser assez précisément pour que Cap’ puisse tenter de l’accrocher avec son pouvoir sans se tuer à la tâche avec une chance de succès nulle ; il n’y avait rien de plus épuisant d’après elle que de projeter ses pensées vers le vide, elle se faisait comme aspirer son énergie vitale quand elle essayait.
Il lui fallait une cible claire, quitte à devoir se fatiguer pendant des heures à lui donner un bon message émotionnel ; au moins elle pouvait être endurante sans avoir l’impression de se faire passer le cerveau à la tondeuse à gazon laser.
Et autant sonder tous les bâtiments présents dans cet îlot mystère n’était absolument pas envisageable, autant il fallait admettre que n’avoir à viser que les cinq édifices centraux était autrement plus pratique, et potentiellement moins fatiguant.
Et de fait, il ne suffit alors que de quelques minutes pour que Cap’ discerne clairement une interface psionnique dans l’un des bâtiments, qui d’après elle semblait presque l’attendre, un sentiment très difficile à croire, et encore plus à décrire de façon parlante, venant d’une machine, qui plus est d’origine xéno.
Par chance, elle n’eut pas besoin de verbaliser quoi que ce soit ou de demander le recours de Larsen, qui n’attendait que ça, pour envoyer après quelques essais une impulsion correcte que l’interface put interpréter correctement. C’était allé très vite, laissant l’équipage un peu bête, surpris que cela n’ait pas posé plus de difficultés que ça. Mais soit, sans un bruit ni éclat, le champ de force disparut. Andro, qui s’y était adossé en attendant que ça passe, tomba à la renverse dans un franc éclat de rire, parce qu’il avait un sens de l’humour extrêmement généreux. Ses camarades restèrent de marbre, trop concentré·e·s sur l’enjeu présent. Même Andro finit par capter l’ambiance, et son regard, redevenu sérieux, se tourna lui aussi vers le complexe dont la voie venait d’être ouverte.
Cap’ respira un grand coup, laissant filer un souffle final sec et déterminé, se secoua les épaules, et avança vers leur nouvelle destination, bientôt suivie par le reste de l’équipe qui comprenait doucement que l’exploration de cette zone pourrait bien se révéler plus importante que le reste de leurs pérégrinations. La patronne avait l’œil et l’attitude des grands moments. Ceux où on faisait et disait exactement ce qu’elle ordonnait ; pas par peur ou lâcheté, mais par respect.
Il ne restait que quelques enjambées avant d’arriver à destination, quand elle se retourna subitement, un rictus curieux sur le visage, un renfrognement peu familier, à la limite de l’étrangeté sur elle qui gardait un masque si égal le reste du temps. Elle leva les deux mains un peu brusquement, causant un sursaut dans le groupe qui désormais lui faisait face et échangeait des regards interrogatifs.
« Bon. Je vous ai fait le sale coup de pas vous prévenir une fois, après ce qui s’est passé avec Agcen, j’aurais bon dos de vous le refaire une deuxième fois. Donc je vais vous dire, ça me paraît important d’être honnête. Je pense que je sais ce qui se cache, là derrière. Plus précisément, là dessous…Autant que vous soyez prévenus. »
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