« Bon. Par où je commence, moi ? J’ai pas envie de remonter trop loin non plus, alors j’imagine que… ouais. Disons là. Accrochez vous.
Je m’ennuyais ferme, je somnolais à moitié dans mon hamac, mon lecteur musical sur les oreilles, quand le signal s’est déclenché. J’ai pris l’habitude de mettre le son au minimum pour éviter de rater le moindre élément d’activité potentielle ; notre alarme avait trop souvent des ratés dans ce vaisseau. Ça faisait genre trois semaines qu’on avait pas eu la moindre chance d’alpaguer une prise, on se baladait dans le secteur un peu au hasard. On espérait croiser un cargo ou un vaisseau civil peu protégé qui aurait pris une route peu fréquentée, pour éviter les grands axes. Les grands axes, ça coûte cher à emprunter, juste à cause des droits de passage ; des équipages qui auraient eu les moyens de passer par là n’auraient sans doute pas regardé à la dépense d’une escorte à peine moins chère. Autant dire que c’était clairement pas des endroits pour nous. On était très bien dans les petites zones non réglementées. Risquer petit, gagner petit, vivre petit, certes, mais vivre, malgré tout, v’voyez.
C’est le lot de petits équipages comme le nôtre, j’imagine : une puissance de feu limitée à cause d’un départ modeste, de mésaventures diverses et d’une réputation encore à faire ne nous donnant pas accès à un contrat de corsaires. Vous savez ce que c’est, on ne donne qu’aux riches hein. Notre dernier coup de malchance nous avait amené à devoir reprendre un petit tonnage, de repartir quasiment à zéro, encore une fois, en puisant dans les réserves qu’on avait réussi à se faire sur notre seul vrai gros coup précédent ; un vaisseau touristique illégal. Je saurais pas dire si on était persévérant, obtus, désespéré ou juste complètement con. Mais voilà. On était des pirates de l’espace, envers et contre tout, à devoir faire avec ce que le destin nous offrait ou nous balançait à la gueule, en fonction de son humeur. Ça fait partie du jeu, celui qu’on aime et auquel on a décidé de jouer, parce que c’est le seul. La mélodie de l’alarme qui m’a réveillé à ce moment là signifiait a priori qu’il s’était décidé, pour une fois, à nous sourire.
Donc je me suis levé vite fait, j’ai tout lâché derrière moi et je me suis précipité vers le cockpit pour voir de quoi il en retournait, bientôt rejoint par le reste de la bande, la même étincelle d’espoir dans le regard. L’analyse était formelle, une simple navette de transit à faible capacité de port. Un modèle courant, de série, sans modifications notables de l’extérieur ou aux capteurs, rien pour nous faire nous méfier, au contraire. Une aubaine en soi, mais presque trop belle pour être vraie. Mon enthousiasme a été douché instantanément. Pas d’armes ni escorte : aucune défense, nada. Ça voulait dire pas de ressources à protéger. Aucune gloire donc, et surtout un butin limité. Voire pas de butin du tout.
Du coup, comme tout le monde, je me suis tourné vers Cap’. À voir sa moue désabusée, mon jugement était le bon. Elle a haussé les épaules.
«Hey guys, c’est toujours mieux que rien. Au moins on aura pas à gâcher trop de munitions. Et puis ça nous fera quelque chose à faire aujourd’hui.»
Elle avait raison. Tout mieux que l’ennui, de toute façon. Elle s’est penchée en avant, elle a posé une main sur l’épaule de Tombal et elle a actionné l’intercom de l’autre. Comme d’hab, sans un mot, iels ont fait leur petit numéro de vétérans qui ont travaillé toute leur vie ensemble. Même pas besoin de lui demander que Tombal avait déjà basculé sur la fréquence publique du vaisseau qu’on avait décidé d’aborder. Quelque chose comme 25 ans qu’iels se connaissaient tous les deux. Ça se voit dans leur capacité à évoluer l’une autour de l’autre sans jamais se toucher ou presque ni avoir à verbaliser quoi que ce soit. C’est presque beau.
Cap’, elle, s’était raclé la gorge pour prendre sa voix de capitaine, celle qui arrivait parfois à imposer le respect à des gens qui faisaient le double de sa taille ou qui n’avaient pas la moindre idée de qui elle était. Cette voix-là, elle était capable de passer à travers les hiérarchies ou la moindre autorité. Même quelques xénos qui ne comprenaient même pas le sens premier de ses mots et qui parfois faisaient le double de sa taille avaient su ne pas faire les malins face à cette voix. D’après Larsen, c’était une question de fréquence, une résonance dans le cerveau reptilien, une connerie du genre, il avait lu ça quelque part. Moi je pariais, et je parie toujours, d’ailleurs, qu’il y a du techno-psy là dessous, mais j’ai jamais pu le prouver. Mais bref, Cap’ a aimablement conseillé au vaisseau de mettre en panne et d’attendre l’abordage sous peine d’un harponnage IEM. Dans un premier temps, genre 10, 15 secondes, aucune réponse.
Mais à la surprise générale, pour la première fois de notre carrière, le bluff a semblé fonctionner. Leur réacteur principal s’est éteint, les contre-feux ont stabilisé le vaisseau sur une vitesse suffisamment lente pour permettre un abordage ; et puis un simple signal réglementaire du code fédéral s’est mis à biper dans le cockpit après quelques secondes, signifiant la reddition. Autant dire qu’on s’y attendait pas. D’habitude, on utilisait cette tactique pour provoquer une réponse moqueuse des vaisseaux à laquelle on adressait la fausse menace, pleinement conscients que notre appareil ne pouvait pas se permettre le luxe d’un tel équipement. Mais grâce à un petit bidouillage d’Andro, ça nous permettait une fois sur trois d’accrocher la fréquence privée de leur intercom pour pouvoir les suivre de loin et de les aborder plus tard dans un moment d’inattention ou de relâchement. Le plus souvent à quai et sans avoir besoin de faire usage de nos armes. Malin, et pas trop fatiguant. C’est l’avantage de viser petit : ceux qu’on pille sont souvent encore plus minables que nous. Ou encore plus con ; je vous jure que ça existe. Ce qui est bien, du coup, c’est que ça évite d’avoir trop de concurrence.
Comme d’habitude, Cap’ s’est reprise la première, elle a violemment claqué les mains pour nous rappeler à l’ordre.
« Ok, on reste prudent. Tombal, tu fais cap sur eux, allure lente, prêt à faire demi-tour au moindre signe suspect, je te fais confiance. On sait jamais, ils peuvent très bien faire partie d’une mission secrète à la mords-moi-le-noeud ou je sais pas quoi, avec un armement furtif qu’on ne connaîtrait pas. Je suis d’accord, c’est peu probable. Mais on est jamais trop prudents ; tu arrêtes de faire cette gueule-là. Les autres, on s’équipe pour un abordage en douceur, armement minimum ; s’agirait pas non plus de causer un incident dès la montée à bord. Pas d’agressivité superflue, on prend tout ce qui a de la valeur, on repart, pas de dégâts inutiles. Pas la peine de créer la moindre rancune qu’on pourrait pas se permettre d’assumer plus tard. Allez ! »
Les quelques minutes suivantes ont été inexplicablement éprouvantes, horribles. Ce n’était pourtant pas notre premier abordage, mais quelque chose clochait, un truc dans l’air. Que le bluff fonctionne, et que ce vaisseau n’essaie même pas de fuir, ç’avait quelque chose de dérangeant et d’inexplicable. Le stress était palpable dans le sas. Cap’, Andro et moi, on a passé tout le temps d’attente à vérifier et re-vérifier notre équipement en boucle, les yeux rivés sur l’écran d’approche, dans un silence de mort. J’en avais de la sueur qui coulait de mes sourcils dans les yeux. Dégueulasse, et pas très propice à la concentration. Aucun mouvement chez notre future victime, pas le moindre signe d’activité. Que-dalle. Répondant à son instinct infaillible, Cap’ a basculé la vision en thermique à la seconde où les capteurs ont été à portée. Elle a pas réussi à retenir un cri de surprise. Aucune signature calorique. Rien du tout, pas un être vivant, même pas une machine qui chauffait à l’intérieur. Elle s’est tournée vers nous, interloquée, et nous a fait signe de faire la même chose pour ne pas avoir à nous expliquer. Andro non plus n’a pas pu se retenir et a laissé échapper, à voix basse :
« Qu’est ce que c’est que ce bordel ? »
On savait très bien que les vaisseaux automatisés existaient, mais les probabilités d’en croiser un à cet endroit là étaient bien trop minces. Ça coûte trop cher pour se balader seul dans un secteur non-reglementé, d’autant plus aussi mal famé que celui-là, c’est une technologie précieuse quand même. On était perdu, à vrai dire, même Cap’ savait pas trop quoi dire, ça se voyait. Elle se mordillait la lèvre, elle se grattait beaucoup, elle était nerveuse. Et être nerveuse, ç’a jamais été son genre. C’était plutôt le mien. De mon côté, j’étais juste excité ; c’était trop bizarre, trop unique pour que je songe même à avoir peur. Je voulais savoir ce qui se passait, j’avais pas envie d’y réfléchir. Mais on avait plus le temps de discuter, on était trop près, et surtout trop curieux, pour reculer à ce moment-là.
La connexion s’est faite en douceur, l’ordinateur central a scanné l’intérieur des deux sas et ne nous a signalé aucune anomalie atmosphérique ou d’agents pathogènes connus. Puis il a effectué les contrôles de routine en parallèle de l’IA de l’autre vaisseau, et là non plus, rien à signaler. On pouvait y aller sans scaphandres ni respirateurs, comme d’habitude. Donc on a pris une grande respiration et une fois la porte ouverte de notre côté, on a franchi le sas, les doigts sur les gâchettes de nos stunners, nos sens en alerte. Cap’ devant, puis moi, Andro et Larsen juste derrière. Tombal est resté au pilotage à mâchonner son amphétube comme si c’était la routine, avec son air d’en avoir rien à foutre. Il en a souvent rien à foutre, à vrai dire, donc je devrais dire « son air habituel ».
La première chose qui nous a surpris, c’est l’odeur. Sur ces vaisseaux civils, le confort, c’est important, donc tous les systèmes de ventilation sont optimisés pour éviter l’arôme de renfermé qu’on récupère avec n’importe quel modèle militarisé comme le nôtre au bout de seulement quelques jours de voyage. Le confort n’est pas primordial, tant qu’on respire et qu’on est vivant, tout va bien, l’odeur, c’est secondaire. Et mine de rien, on s’y habitue, à ce sale goût dans le fond de l’air, à un tel point qu’on finit par plus vraiment y faire attention. Mais cette odeur là ? Pfouah. Non, c’était encore autre chose ; ça nous pris à la gorge direct ; rien que d’y repenser j’ai à moitié envie de gerber. Andro s’en foutait lui, forcément, donc il m’a buté dans le dos alors que je me penchais en avant, à tousser et à me retenir de vomir en même temps, les mains sur les genoux. J’en ai fait tomber mon stunner, c’était infâme.
Pour le reste, je vous la fais courte. On avait été surpris par l’odeur, mais en vrai on avait tous connu pire, et malgré notre réputation de minables, on est des pros. C’était pas une odeur de mort, on l’aurait reconnue, c’était autre chose qu’il fallait identifier. Donc on s’est repris, et on est parti·e·s pour fouiller le vaisseau, à la recherche de quelque chose ou quelqu’un qui aurait pu nous expliquer ce qui se passait, parce que clairement, il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout.
Et puisque notre priorité c’était le butin, on est allé directement dans la soute. C’est là qu’on est tombé sur un cadavre, planqué derrière une cloison, enroulé dans une couverture de survie.
Et qu’au même moment, une voix désincarnée aux accents métalliques est sortie des haut-parleurs pour nous saluer de façon trop polie pour être honnête.
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