Personne ne bougea plus pendant de longues secondes, pas même un spasme des doigts ou des yeux, pas un bruit, rien. Devant la porte désormais grande ouverte, on aurait pu croire à une collection morbide de poupées grandeur nature complètement désarticulées ; entassées là par un enfant qui ne prendrait pas grand soin de ses affaires.
Puis dans un sursaut collectif parfaitement synchronisé, l’équipage se réveilla, comme sortant d’un sommeil trop profond ou d’une apnée trop longue, aspirant de l’air avec avidité et un soupçon de panique. Dans leurs oreilles rendues sourdes à la fin de leur étrange épreuve, Tombal hurlait maintenant sa peur face au silence qui l’avait accueilli trop longtemps à son goût. Ce fut Agcen qui le premier parvint à articuler quelques mots pour le rassurer, malgré sa gorge asséchée et sa bouche pâteuse, le ramenant d’abord à un niveau de décibels supportable, pour ensuite le faire taire, face à l’absence apparente de réelle catastrophe.
L’instant était encore plus étrange que tout ce qu’iels avaient pu vivre jusque là depuis leur arrivée sur cette foutue planète, et ça voulait dire beaucoup. Il n’y eut aucun autre mot de prononcé en dehors de ceux adressé à Tombal, dont on entendait le silence angoissé, différent de son mutisme habituel ; il devait garder le contact comlink sortant allumé en permanence au lieu de le couper comme il faisait normalement.
Mais le reste de l’équipage restait muet, communiquant par des regards équivoques et quelques gestes économes, afin d’essayer de s’assurer que l’expérience avait été la même pour tout le monde. De toute évidence, c’était le cas ; tous les doigts pointaient les mêmes membres, mimaient les mêmes sensations, tous les visages laissaient transparaître la même confusion, mélangée à une étrange euphorie. Peut-être le fait de soudain se sentir si vivant·e·s après avoir cru mourir, une forme de soulagement quasi-cosmique.
Toujours est-il que dans le même mouvement, tout le monde se releva et épousseta ses vêtements, prélevant dans les bardas de quoi s’hydrater et se donner, au passage, un semblant de contenance. Cap’ se racla bruyamment la gorge et fit crânement face à la porte, que tout le monde avait soigneusement évite de seulement regarder jusque là, avec l’air de dire qu’elle n’avait toujours pas peur. Elle était assez convaincante, il fallait le dire, avec son petit sourire en coin et ses poings sur les hanches, fière d’avoir traversé l’épreuve. Elle ne prit même pas la peine de prononcer son ordre ou de faire le moindre geste en ce sens pour que son équipage la suive. Elle se contenta de passer le seuil, pour découvrir un immense escalier qui descendait fort abruptement vers les profondeurs, chichement éclairé par l’équivalent xéno d’ampoules discount.
Mais malgré elle, elle laissa échapper un sifflement admiratif qui provoqua un écho à la fois autour et derrière elle, alors que le lieu comme le reste de l’équipage lui répondaient ; il y aurait eu de quoi avoir le vertige, pour qui n’était pas habitué aux espaces infinis. Agcen savait qu’il aurait sans doute dû se sentir angoissé, tout de même, entre le sentiment de gigantisme de l’endroit et ce qui venait de se passer, mais son esprit semblait simplement refuser d’y penser. Ses pensées revenaient sans cesse à cette idée qu’il aurait dû avoir peur, ou simplement s’inquiéter, comme une langue qui viendrait titiller sans cesse une dent branlante. Mais à chaque fois, il sentait comme un voile couvrir son esprit, qui le faisait penser à autre chose, ou s’interroger à propos du moindre détail dans son environnement.
C’était d’autant plus déstabilisant et désagréable qu’il avait parfaitement conscience du phénomène, mais que ce dernier faisait précisément en sorte qu’il ne puisse pas y réfléchir plus de quelques secondes, encore moins en parler. Et à voir les regards aussi perplexes que papillonnants autour de lui, il n’était pas le seul à en souffrir. Juste un autre truc qui n’allait pas à ajouter à la longue liste de tout ce qui ne tournait pas rond dans le coin.
Mais la curiosité, alliée à des restes de l’étrange attraction subie plus tôt, lui fit oublier ses atermoiements, à l’instar de ses camarades. Comme lui, iels saisirent la rampe sans se poser plus de questions. Il fallait descendre aussi vite que possible sans sacrifier à la sécurité.
Très vite, on entendit plus dans le couloir que le bruit résonnant des bottes, le frottement timide des peaux sur le métal et le rythme angoissé des respirations. Il y avait dans cette ambiance, alors qu’iels continuaient d’avancer, une familiarité aussi réconfortante que profondément malsaine ; comme un déjà-vu qui s’éterniserait. Le plus pénible étant encore et toujours cette impossibilité de creuser la question, son esprit s’y refusant, faisant monter une insupportable tension au sein de l’équipe, sans que quiconque semble capable de la faire retomber ou de simplement l’exprimer.
Des Entrailles, l’endroit commençait doucement à se muer en Enfer.
Les pas s’additionnèrent, sans sembler jamais vouloir soustraire à l’environnement le moindre élément. Toujours les mêmes marches métalliques, la même rampe lisse et fraîche au toucher, la même acoustique, les sons qui se réverbéraient dans une étrange distorsion harmonieuse au contact des murs de sable vitrifié par un autre processus inconnu ou optimisé par les xénos. L’escalier ne semblait que pouvoir descendre, en ligne droite, sans discontinuer, avec aucune indication proche ou lointaine – aussi loin que l’équipage pouvait voir, du moins – que les choses allaient finir par changer.
Agcen aurait voulu calculer la distance parcourue, il y avait pensé dès l’entrée. Il aurait voulu demander aux autres comment iels allaient, il y avait pensé encore avant. Il aurait voulu comprendre comment ses pensées se refusaient à lui. Il avait l’impression d’un étau subtil qui lui écrasait subrepticement le cerveau de l’intérieur, comme une nouvelle épreuve encore plus perverse que la précédente, mettant cette fois son esprit au supplice plutôt que son corps.
Et toujours, implacable, cette obsession pour l’idée d’aller au fond, de savoir de quoi il était question, plus que tout autre chose. Il aurait pu s’arrêter pour manger ou boire, il aurait sans doute pu attendre quelques minutes, pour le principe de résister ; mais sans oser tester la théorie, il savait au plus profond de ses tripes qu’il ne pourrait même pas essayer de remonter. Même pas quelques marches. Ç’aurait été plus fort que lui.
Alors il avançait. Comme les autres.
Et essayait tant bien que mal d’oublier qu’il n’avait plus vraiment le droit de penser.
Ce qui ne l’empêcha pas, comme tou·te·s les autres, de ressentir un profond et salvateur soulagement en voyant enfin un subtil changement dans la lumière, une trentaine de mètres en contrebas. Elle indiquait vraisemblablement une bifurcation, ou du moins une nette modification du tracé. Agcen, au prix d’un certain effort douloureusement inattendu, tourna la tête vers l’entrée du tunnel, situé à quelques centaines de mètres au dessus d’iels. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait tant marché, et n’en ressentait que plus d’impatience et de frustration.
Ça, il pouvait le penser clairement : il en avait marre de ces conneries. Il voulait en avoir le cœur net, savoir ce que cachait réellement cet endroit et cette foutue planète. Il lâcha un grognement rauque, secoua furieusement la tête et entreprit d’accélérer le pas, emportant les autres dans ses pas. Une pensée nouvelle titilla l’arrière de ses pensées l’espace d’une demie-seconde humiliante :
Était-il vraiment maître de ses décisions, à cet instant ?
Même si le phénomène étrange qui lui emprisonnait la tête depuis quelques minutes ne l’avait pas décidé à sa place, il aurait balayé ce doute avec la même immédiateté. En tout cas il y croyait dur comme fer : c’était sa volonté, la sienne et aucune autre, que de précipiter enfin les événements.
Emporté par sa soudaine résolution, et trompé par la pénombre qui s’était accentuée sans qu’il n’y prenne vraiment garde, Agcen ne remarqua pas que l’escalier avait cesser de descendre pour rejoindre une portion de plat. Attaquant le sol selon le mauvais angle et avec trop de vélocité, il dut accepter de se ramasser pitoyablement sur la surface métallique afin d’éviter une mauvaise torsion de son genou qui lui fit tout de même atrocement mal. Il se releva péniblement, en grimaçant tout en massant sa jambe endolorie, vexé que personne ne lui vienne en aide, malgré quelques secondes à gémir sur le sol.
Mais il ravala ses remarques acerbes en constatant que toute l’équipe ne l’avait même pas vu tomber, collectivement hypnotisée par ce qui se trouvait désormais devant iels. Il suivit très lentement leurs regards en ravalant sa salive et respirant profondément ; il craignait l’effet que leur perspective allait avoir sur lui lorsqu’il la partagerait.
Et en effet, quelle perspective. Il laissa échapper une nouveau sifflement admiratif, quoique une oreille attentive ou exercée eût pu y déceler le trémolo discret de la peur instinctive.
Ce qu’iels avaient devant les yeux était la preuve définitive que les xénos leur mettait une tannée technologique. Et qu’il valait mieux être leurs potes que leurs ennemi·e·s. Si ce n’était pas déjà assez clair.
Fallait bien admettre une chose, au delà de tout le reste : ça avait grave de la gueule.
De là où iels se tenaient, ce n’était qu’une longue paroi courbe, se mouvant selon une très lente diagonale. Elle laissait ainsi deviner une sphère de proportions démentielles, qui paradoxalement, devenait encore plus inconcevable que la planète qui la contenait, à cause de sa proximité.
Il y eut quelques pas timides de plus qui firent passer l’équipage de l’autre côté de cette bifurcation qui se révélait être un seuil les menant à une petite corniche. Andro le premier, évidemment, s’avança jusqu’au bord pour avoir le meilleur point de vue, tendant béatement le bras pour tenter de toucher la surface de ce qui constituait apparemment le noyau mécanique de la planète. Le silence n’avait été que fugacement brisé par les grognements d’Agcen au moment de sa chute, et aucun mot n’avait encore été prononcé ; l’endroit exsudait une ambiance sacrée encore renforcée par les regards en hauteur qui rappelaient à tout le monde des excursions touristiques dans d’anciennes basiliques ou cathédrales.
Mais pas de vitrail ou de lumière savamment travaillée ici, rien d’autre que le même sable vitrifié à perte de vue pour toute paroi, et la lente rotation silencieuse de la sphère, qui paraissait impossible de quiétude. Mais sa surface à elle était tout sauf régulière, on y devinait aisément des irrégularités évidentes, malgré la lumière toujours aussi chiche, dont on pouvait à peine discerner les sources, des sortes de patchs luminescents sans épaisseur, disséminés un peu partout.
Entre les entrelacs de mèches métalliques épaisses comme des troncs d’arbres qui formaient la sphère, selon une organisation chaotique mais troublante de beauté, on pouvait voir ponctuellement surgir des corniches similaires à celle sur laquelle étaient perchée l’équipe, dans une attente fiévreuse.
Andro, qui ne regardait même plus où il posait les pieds, se tenait tout juste à la limite avant une chute évidemment mortelle, lorsque ses doigts organiques établirent un contact troublant de simplicité avec l’objet de sa fascination. La sphère, aucunement troublée par une aussi insignifiante perturbation, ne sembla évidemment pas en ressentir le moindre dérangement, continuant sa rotation avec une lenteur qui aurait pu confiner à l’exaspérant. Seulement, il fallait bien admettre que ce lent mouvement avait quelque chose de profondément apaisant, en ce qu’il forçait tout le monde à devoir simplement attendre qu’un de ses accès veuille bien s’aligner avec la corniche qui les accueillait ; Agcen sentait l’étau se desserrer petit à petit sur son esprit, aussi simplement qu’il s’était mis en place.
Se sentant un peu plus libre de ses mouvements comme de ses décisions, il s’assit par terre, laissant glisser ses doigts sur le métal alors qu’il respirait lentement, aussi profondément que possible, les yeux fermés. Il essayait de retrouver un semblant de contrôle de ses émotions, beaucoup trop chamboulées par les événements récents ; sans parler de son libre-arbitre. Il s’était clairement passé un truc pas normal du tout, là-haut, et iels en sentaient encore les effets, directs ou collatéraux. Il osa :
« Hm. Ahem…Hm. Je… Vous…Euh… Ça… Va ? Tout le monde va bien ? »
Un silence gêné, des regards circonspects. Agcen eut l’impression d’avoir lâché une caisse pendant la messe. Une sourire d’embarras commença à lui envahir le visage avant d’être subitement stoppé par sa prise de conscience.
Ce n’était pas sa voix qui était sortie de sa bouche. Si habitué qu’il était à s’entendre, il n’avait pas fait attention. Il tenta à nouveau de s’exprimer, pour entendre filtrer de sa gorge un feulement rauque, comme si une boule de poils y était coincée, articulant des mots certes compréhensibles, sans aucune douleur ni gêne, mais tout de même salement parasités.
Il toussa par réflexe et but de longues gorgées de sa gourde en espérant chasser l’inquiétant phénomène, pour de nouveau ne parvenir à articuler que des borborygmes pouvant à peine être qualifié de langage. La panique le gagnait progressivement, cette atteinte à sa chair, à ce qu’il était fondamentalement, lui qui aimait tant parler et s’entendre dérouter les gens qui daignaient l’écouter…
Une réaction de sidération avait gagnée le reste du groupe qui ne savait trop que faire ou dire, paralysé par la peur similaire, bien qu’un peu dérisoire, de perdre ses voix, ou plus naturelle, de constater une pire perte. Personne ne bougeait plus, en dehors d’Agcen qui se massait la gorge et continuait à boire pour tenter de se rassurer, sans succès.
Ce fut un bruit strident qui mit fin à la scène, donnant à tout le monde l’impression de se faire enfouir des aiguilles à tricoter dans les oreilles, mettant toute l’équipe à terre, hurlant de douleur, les deux mains se couvrant inutilement les côtés du crâne.
Par chance, le terrible assaut auditif fut aussi bref qu’il fut violent.
Par malchance, à en croire le soupir désabusé qui émana en parfaite harmonie du groupe, une voix bien connue se fit entendre.
Paaaardon-pardon-pardon, c’était une fausse manip’, ‘scusez moi, pardon ! C’est compliqué ces trucs là, excusez moi, je débute. Vraiment, je suis con-fus. En un seul mot, ‘tention.
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