
Fight It Back – Accept (extrait de l’album Balls To The Wall)
J’ai déjà eu l’occasion de dire ici à quel point les suites pouvaient avoir un boulot difficile et complexe à abattre, je ne pense pas avoir au beaucoup d’occasions d’exprimer à quel point les troisièmes tomes de trilogies n’étaient pas non plus dans une situation enviable. Si Sénéchal II avait eu fort à faire pour me convaincre après Sénéchal, et avait plutôt fort – fort – bien réussi ; Sénéchal III était encore dans une autre sorte de bouillon. Il fallait confirmer l’exceptionnel et boucler une sacrée boucle, d’autant plus impressionnante à mes yeux qu’elle avait su s’élever à des hauteurs inattendues après un départ un poil compliqué ; ne pas s’y maintenir, c’était fatalement décevoir. Or, la déception, c’est aussi cruel que douloureux, d’autant plus quand le respect et l’appréciation se construisent sur le temps long et à force de certaines concessions et efforts d’adaptation ; une fois qu’on pense avoir vraiment compris le truc, le message et les valeurs véhiculé·e·s, même tacitement.
Et puisque vous n’êtes pas bêtes, vous aurez compris qu’il sera dans cette chronique, au moins un peu, question de déception. Alors rien de rédhibitoire, rassurez-vous : la trilogie Sénéchal, elle est toujours excellente, pas de souci. Seulement, je dois bien admettre, quand même, qu’on est pas passé loin de la correctionnelle, et que si j’ai finalement aimé ce troisième volume, j’aurais tendance à le considérer comme le plus faible – ou plutôt le moins bon, soyons magnanime – de l’ensemble.
Ça va pas être simple, alors allons-y.
Encore une fois, nous sommes dans la continuité directe du tome précédent et de ses révélations explosives, qui précipitent encore un peu plus les instances dirigeantes Mérionniennes dans la confusion et la panique ; ce qui n’aide évidemment pas à régler le problème du siège mené par les forces Castelloises. De ce point de vue ci, je n’ai strictement aucun reproche à formuler à l’encontre de Grégory Da Rosa ou son roman, évidemment. Ce qui était bon ou très bon l’est resté ; que ce soit le rythme général, la narration, la clarté des intrigues et sous-intrigues, l’exigence stylistique ou les complexes et profonds rapports humains, tout est resté au même niveau d’excellence. J’ai dévoré ce roman avec la même faim que les précédents, avec la même envie permanente de savoir exactement ce qui m’attendait à la page d’après, ne pouvant régulièrement pas me retenir de me dire « allez, un chapitre de plus, ça va aller vite ». Et de fait, c’est allé vite, je ne peux décemment pas me plaindre à ce niveau là, et je crois qu’il ne sera pas très utile de me répéter ou d’aller plus loin.
Seulement, j’ai parlé de déception. Oui, il y en a eu un peu. Parce que je dirais que dans le deuxième tiers de ce troisième volume, Grégory Da Rosa m’a un peu perdu. Là où j’ai salué de la complexité et des questionnements de qualité dans le tome précédent, il semble s’être échiné à donner toutes les réponses, avec exhaustivité, et peut-être un peu trop de didactisme à mes yeux, ce qui a donné lieu à quelques temps morts fort regrettables. Alors certes rattrapés par la plume efficace et sobre – à son niveau – de Philippe Gardeval, mais des temps morts tout de même, dont je pense qu’ils ne m’auraient pas manqué en cas d’absence. Ce n’est pas à dire que ces réponses ne sont pas satisfaisantes ou qu’elles sont incohérentes, mais je ne suis pas certain que j’aurais toutes voulu les avoir clés en main et avec un tel aplomb dans leur exposition. Je crains qu’à avoir trop bien préparé le terrain du doute dans les deux premiers volumes, Grégory Da Rosa m’ait trop donné le goût du mystère et de l’ambivalence. Jusqu’au premier tiers du roman, j’avais encore de merveilleuses hésitations à propos des différentes loyautés et allégeances de cette riche galerie de personnages ; je me souviens avoir claqué des doigts et tiqué en me disant à un moment que ça y était, la mèche était vendue. Et j’avoue, ça m’a déçu.
Alors certes, le cœur de cette trilogie-roman n’est pas tant dans l’intrigue elle-même, malgré ses multiples qualités, que dans ses implications, évidemment ; il s’agit de se demander quels sacrifices valent nos valeurs, ce que ces valeurs incarnent et signifient réellement dès lors qu’elles doivent être mises en application, ce que le pouvoir vaut et provoque chez cielles qui le possèdent, quel est le prix à payer pour l’obtenir, le garder et le mettre en branle. Que des questions passionnantes, et auxquelles fort heureusement Grégory Da Rosa ne répond pas systématiquement avec un ton trop péremptoire qui aurait sans doute desservi le propos, et toujours avec finesse et nuance. Mais pour autant, je crois que j’aurais préféré, tout simplement, qu’il laisse quelques zones d’ombres qui auraient enrichi ses questions plutôt que de les réduire à des cas trop singuliers et moins évocateurs. On a finalement, au travers du regard particulier de Philippe Gardeval, gagné en profondeur unique ce qu’on a perdu en universalité et en intemporalité. Si son cas, par le mélange du personnel et de l’important, a donné quelques scènes très fortes, très belles, ou les deux, y compris dans ce troisième volume, je crois que l’obligation à laquelle l’auteur s’est astreint de devoir lui faire tout dire lui a parfois fait perdre de vue l’essentiel, ce que les deux tomes précédents avaient mieux fait à mes yeux. C’est comme toujours un équilibre terriblement délicat.
Fort heureusement, ce sentiment de déception m’a assez globalement quitté avec les 40 dernières pages, qui concluent ce roman et cette trilogie en renouant assez subtilement avec ce qui m’avait tant séduit auparavant, délaissant les aspects les plus techniques du récit pour revenir à une forme de symbolisme métaphorique nettement plus séduisant pour moi. On y boucle définitivement des questions dont les réponses successives offertes dans le roman auraient pu verser dans l’incohérence thématique à mes yeux, et potentiellement gâcher à rebours ce deuxième tome qui restera mon favori, ce que j’aurais eu du mal à pardonner à son auteur ; il m’arrive d’être sans pitié. Blague à part, j’aurais trouvé fort dommage de terminer ce millier de pages par des conclusions trop abruptes qui n’auraient pas été à l’aune de l’art de la nuance mobilisé par Grégory Da Rosa jusque là, plaquant une vision trop simpliste sur des situations littéralement extraordinaires, en mobilisant maladroitement des tropes éculés à mes yeux. Avec ces 40 pages, ces tropes se révèlent définitivement mobilisés pour les bonnes raisons ; je ne peux pas dire que je les apprécie plus pour autant, mais au moins je comprends mieux pourquoi ils sont là et comment l’auteur souhaitait les articuler, tout comme ce qu’ils apportent à l’ensemble.
C’est donc encore un succès. Mitigé, certes par quelques choix qui ne m’ont pas séduit au premier chef, malgré, je pense, ma compréhension de leur motivation par un auteur que définitivement, par dessus tout, je respecte. Sénéchal me restera malgré ce petit – tout petit – arrière-goût de déception, comme une excellente trilogie de fantasy. Humaine, par dessus tout, par son illustration précise et féroce de la complexité de nos émotions en collision permanente avec nos ambitions et nos obligations. Ce roman-trilogie n’est pas tendre, mais il est lucide, sans être cynique ; il nous accorde le droit à souffrir que la vie est compliquée avant tout autre chose. Alors certes, j’y contesterais certains choix narratifs ou dramaturgiques, mais ces derniers de retirent en rien au talent immense de leur auteur, comme à son exigence et ses propres ambitions, pour lesquelles, encore un fois, j’éprouve, par dessus tout, du profond respect.
Et le respect en littérature, c’est chouette, je trouve. Franchement chouette, même.
Alors moi je dis, maintenant, M’sieur Da Rosa, qu’est ce que vous avez d’autre à me proposer ? J’suis prêt. J’attends.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉