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Le Tour du Disque #31 – Jeu de Nains

Je crois bien que c’est ma couverture favorite des Annales.

Mine de rien, on commence sérieusement à s’approcher de la fin des tomes principaux des Annales. Il nous restera certes les Tiphaine Patraque, les hors-série, la Science du Disque-Monde et les adaptations audiovisuelles à couvrir dans le cadre de ce cher Tour du Disque, mais les Annales sont les Annales, et forcément, il y aura un sentiment d’achèvement quand je serais arrivé au bout des 35 tomes les composant.
Et ce sentiment commence déjà à se faire jour en mon p’tit cœur de fan, puisqu’avec Jeu de Nains, on entre de plain pied dans la section des Annales que je n’ai pas encore trop relu ; c’est à dire moins de deux fois. Je crois quand le cas qui nous concerne aujourd’hui, ce n’était que ma troisième lecture, expliquant plus aisément la relative pureté de l’effet de surprise qui m’a saisi à plus d’une occasion. En effet, en dehors de deux scènes extraordinairement puissantes de ce tome, et de fait inoubliables dès la première rencontre, j’avais quasiment tout oublié.
Ce qui explique sans doute mon scandaleux manque de foi quand au début de cette relecture, au vu du sujet choisi et des échos terribles avec l’actualité, j’ai pu naïvement craindre de la part de Terry Pratchett des erreurs de traitement ; ou du moins des errements un peu regrettables.
Mais bien entendu, le maître – je crois qu’on peut le dire, à ce stade – a su me rassurer avec sa classe et son talent habituel·le·s.
Un autre tome du Guet, un autre banger. Et on va en parler en détails, parce que bien entendu.

« Je n’ai aucune patience envers les imbéciles qui se trimballent une rancune sur huit cent kilomètres et un millier d’années. »

C’est bientôt le triste anniversaire de la Bataille de la Vallée de Koom : celle où les Nains et les Trolls se sont mutuellement tendus une embuscade meurtrière, racine originelle de la haine qui lie les deux espèces l’une à l’autre depuis des décennies. Et forcément, dans une ville aussi cosmopolite qu’Ankh-Morpork, où les Trolls et les Nains cohabitent tant bien que mal, un tel événement crée des tensions terribles, que le Guet de Samuel Vimaire doit essayer de contenir tant bien que mal. Or, quand un responsable culturel éminent des Nains les plus intégristes est retrouvé assassiné avec un gourdin de troll à côté de son cadavre, les choses semblent ne pas pouvoir encore empirer.

« Tout ça pour des millénaires de tension, de politique et de luttes pour le pouvoir. Les événements ont pris ces dernières années un certain tour, ce qui a poussé le pouvoir à se déplacer. Il y a ceux qui voudraient le voir retrouver sa place d’autrefois, même si son retour se fait dans un bain de sang. »

Dès la première page, Terry Pratchett, par l’entremise d’une longue citation contextualisée d’un livre sacré des Nains, déclare ses intentions : Jeu de Nains nous parle frontalement de la manufacture des conflits millénaires. On passera cette fois sur son légendaire sens de la synthèse, parce qu’au bout d’une trentaine de chroniques, la redondance serait criminelle, mais on pourra par contre insister sur la clarté du propos, et sur la limpidité de la démonstration. Parce que l’une des autres grandes forces de cet auteur, c’est aussi de savoir déguiser les éléments de cette démonstration sous abords de son intrigue et de ses personnages. Certes, certaines citations précises, certains segments singuliers du récit peuvent facilement en être extraits pour en exprimer le sens premier ou son intention, mais les exemples et les arguments de ces thèses se cachent dans l’organicité de ce qui nous est raconté.
Il est d’ailleurs à signaler depuis quelques tomes une nouvelle évolution du travail de Terry Pratchett quand à sa façon de raconter les choses, insistant beaucoup plus sur l’atmosphère de ses romans qu’auparavant. On retrouve évidemment le même art de la punchline qu’auparavant, mais avec une régularité beaucoup plus espacée, à la fois pour conférer à ces dernières tout le poids possible à force de minutieuse préparation, mais aussi et surtout, je crois, parce que certaines tomes précédents ont laissé des traces. Que ce soient les aspects les plus sérieux et dramatiques de Ronde de Nuit, l’expérience de Va-t-en-Guerre, ou les conséquences diégétiques – et méta – du Cinquième Éléphant, on ressent à la fois chez Vimaire, son entourage, et Terry Pratchett de profonds changements, de nouvelles façons d’appréhender le monde.

« Car l’ennemi n’est pas le troll ni le nain, mais le scélérat, le nuisible, le lâche, le porteur de haine, celui commet des méfaits en les qualifiant de bienfaits. »

Car comme j’ai déjà pu l’exprimer auparavant, et comme je continuerai de le faire quand il s’agira de parler de Terry Pratchett et de son œuvre, leur qualité cardinal est bien d’intégrer l’évolution et l’apprentissage des différences comme un travail sur soi de longue haleine, en quelque sorte infini. Et si Jeu de Nains a bien une force à mettre à son bénéfice en plus de toutes ses autres qualités, c’est de démontrer à quel point le travail qu’effectuait Terry Pratchett lui donnait du grain à moudre. J’évoquais en introduction un léger sentiment de crainte de ma part, au début de cette lecture, quant aux échos un peu trop actuels que provoquait – encore une fois – ma lecture. En effet, j’ai, pendant un certain temps, cru que mon auteur de cœur aurait pu, par zèle allégorique, verser dans un universalisme un peu forcené confinant à une certaine forme de white-saviorism à l’échelle du Disque ; où l’humanité serait une sorte de mètre étalon de la normalité culturelle et politique, avec Vimaire en représentant de bon sens, venu mettre de l’ordre dans le désordre des Nains et des Trolls, manquant de ce je-ne-sais-quoi leur permettant éventuellement de mettre fin à leurs bisbilles ridicules.
Sauf qu’évidemment, j’ai eu tort, et je m’en suis rendu compte très vite. Bien entendu, Terry Pratchett a su éviter cet écueil avec son élégance habituelle, me faisant même me rendre compte avec mon admiration coutumière qu’il avait beaucoup réfléchi à la question, appliquant le produit de cette réflexion à son roman.
C’est ainsi, qu’ayant très bien compris que l’univers du Disque étant maintenant allé beaucoup trop loin dans les idiosyncrasies de ses espèces, il était impossible et même dangereux d’en faire des allégories directes ; l’universalisme de flic de Sam Vimaire ne peut en réalité fonctionner que sur le Disque, et encore, surtout à Ankh-Morpork, et en concédant quelques compromis à certains de ses particularismes les plus marqués. Dès lors, Terry Pratchett joue sur tous les tableaux avec beaucoup de malice et de confiance en son lectorat pour faire la distinction entre ce qui tient de l’intrigue directe appartenant en plein au Disque et ce qui peut faire office d’allégorie ou de parabole applicable au reflet de notre monde.

« Ils devaient à présent se réunir, les comploteurs, ceux qui discutaient à voix basse dans les recoins durant les réceptions, ceux qui savaient façonner l’opinion en poignards. »

Toute la force de ce roman, c’est de réussir à éviter la moindre essentialisation malsaine, à propos de toutes les forces en présence. Détritus est un Troll spécial parmi les Trolls, tout comme Chrysoprase ou Mr Brillant ou Brique, comme Hilare ou le grag Timidesson ou même Ardent parmi les Nains, Angua chez les Loup-Garou ou Sally chez les Vampires. La très grande intelligence de Terry Pratchett consiste à ne construire des généralités que pour mieux les exploser ensuite et prouver que rien n’est prévisible à l’échelle individuelle en dehors d’une connaissance préalable et approfondie de la personne en question. On peut certes trouver des ressemblances assez frappantes entre les fondementistes Nains et certains groupements intégristes religieux de notre monde, mais Pratchett ne commet jamais l’erreur de dresser un parallèle direct entre les deux, pour éviter des raccourcis malheureux. Au contraire, comme un rappel à Nobliaux et Sorcières, il s’intéresse plutôt aux mécaniques qui peuvent sous-tendre la radicalisation au cœur des conflits séculaires.
Sauf qu’étant extrêmement malin et ayant de la suite dans les idées, plutôt que de se répéter sur les mécaniques premières de cette radicalisation, il s’intéresse à ses évolutions, liées notamment à l’accélération de l’information, et à sa marchandisation : on passe de l’individu à la masse, on joue sur des tensions différentes. Les leviers comme les enjeux finaux changent, Terry Pratchett interroge assez frontalement notre rapport à l’Histoire et à sa potentielle manipulation, et c’est paradoxalement en ancrant cette interrogation dans des enjeux purement Disquiens qu’il parvient à lui faire exprimer toute sa valeur allégorique. C’est assez difficile à expliquer, mais je crois que c’est précisément parce qu’il détache autant que possible ses exemples de notre réalité qu’il parvient à leur faire exprimer toute sa compréhension de leurs mécanismes. Et de fait, par le même truchement, les petits détails qui trouvent une proximité avec notre actualité sont d’autant plus prégnants ; l’équilibre trouvé me parait assez exceptionnel de subtilité et d’intelligence, permettant à l’universalisme de flic de Sam Vimaire de trouver un écrin formidable pour s’exprimer à plein.

« Pourquoi vous soucier d’un troll du ruisseau complètement défoncé ?
-Et vous, pourquoi vous soucier de quelques nains morts ? répliqua monsieur Brillant.
– Parce que quelqu’un doit le faire !
– Exactement ! […] »

Et c’est ainsi qu’avec une transition formidable – ne m’applaudissez pas, je le fais moi-même, merci – il est temps d’aborder le traditionnel point Vimaire-est-mon-personnage-préféré-et-vous-allez-rien-faire de cette chronique du Guet.
Le truc, c’est que notre commissaire divisionnaire favori est trop narrativement et thématiquement puissant pour que je puisse faire l’impasse sur tout ce qu’il représente à l’aune de ce roman, comme à chaque fois. Tellement puissant d’ailleurs qu’il faut bien reconnaître qu’après des tomes un peu plus chorales, on revient à un ouvrage qui se concentre énormément sur lui ; je pourrais trouver ça dommage si ce n’était pas si logique et bien exécuté. Parce qu’en fait, non seulement Terry Pratchett n’a pas vraiment le choix quant au volume de Vimaire dans ce roman, mais en plus c’est de toute manière logique : en dépit de quelques coups de main ponctuels, tout ici passe par lui.
Car si le thème général de ce roman est le conflit séculaire, il s’agit aussi d’interroger notre rapport conscient à cette question. Et avec son tempérament bien à lui, Sam Vimaire est un vaisseau parfait pour les réflexions de Terry Pratchett à ce sujet. Et de fait, on ne fait jamais l’impasse sur les difficultés du duc d’Ankh a appréhender sereinement les incessantes nouveautés du monde qui l’entoure. Tout comme Angua et Sally ont initialement du mal à s’apprécier à cause de rancunes instinctives rejouant ce qui avait pu arriver à Bourrico et Détritus dans Le Guet des Orfèvres, Vimaire a toujours des blocages avec ce qu’il ne connaît pas ; les tensions intercommunautaires ne sont pas tues, les antagonistes n’en sont pas les seules victimes ou instigateurs, et surtout rien de tout ça n’est réellement neuf.

« Ah mais qui vous garde, vous, monsieur le duc ?[…]
– Encore moi. Sans arrêt, répondit Vimaire. Croyez-moi. »

Mais le détail essentiel, avec Vimaire, c’est qu’il est en lutte permanente avec lui-même et son image ; il ne se laisse aller à aucune hypocrisie, aucune mauvaise foi. Oui, il est d’une certaine manière nostalgique de l’époque où le Guet n’était qu’une petite équipe devant faire face à un dragon dans Au Guet !, il a du mal avec certains aspect de la modernisation de son milieu de travail, entre l’intégration d’une vampire en qui il a énormément de mal à placer sa confiance ou la présence ennuyeuse d’un désorganiseur dans sa poche, étant extrêmement mal à l’aise avec la magie et la technomancie. Sauf qu’en dépit de ses doutes, de sa méfiance et de ses mauvaises pensées fugaces, il ne veut pas se retrouver dans une situation le rapprochant de ce qu’il déteste ; ce contre quoi il estime devoir lutter en tant que flic.
Et si le lit régulièrement penser à mal agir, ou à s’accorder quelques moments de faiblesse, à s’accorder quelques débordements moraux, quand il s’imagine au pied du mur, ou même quand il s’y retrouve, il s’efforce systématiquement de faire le bon choix ; celui qui ne le forcerait pas à s’arrêter s’il devait se retrouver en face de lui-même. C’est là la grande force de Sam Vimaire, en tant que personnage et en tant que concept anthropomorphisé jusqu’au bout : il représente le gardien qui garde le gardien qui garde le gardien, la maîtrise de la rage, de nos plus bas instincts. Il représente la sagesse consistant à savoir qu’on est pas seul dans le monde, et qu’il faut à la fois surveiller et accepter d’être surveillé pour pouvoir vivre en bonne intelligence. On retrouve ça dans toutes les attitudes de Vimaire, acceptant de reconnaître quand il s’est trompé, quand il ne sait pas, quand il a besoin d’aide ou de soutien, et surtout quand il doit faire des compromis, même à rebours de certaines de ses valeurs, afin d’atteindre un compromis permettant d’atteindre à un consensus de plus grande valeur. Même si, aussi, il représente aussi régulièrement l’idée qu’en tant que flic, il faut parfois savoir causer des problèmes pour en éviter des plus gros.

« On peut sortir un Nain des ténèbres, mais on ne peut pas sortir les ténèbres d’un Nain. »

Et le plus impressionnant, dans tout ça, c’est que Terry Pratchett, à mes yeux, n’appuie jamais trop ses effets pour exercer sa démonstration. Ce roman est une longue série de mises en place déguisées en une intrigue policière fonctionnant à plein, remplie à ras-bords des scènes humoristiques délicieuses dont on a l’habitude, avec une distance dans le ton qui pourrait laisser croire qu’en dépit de certains événements graves, on est surtout là pour passer un bon moment relativement léger. Puis, à partir de la moitié du roman, une pléthores de détails se révèlent comme n’en étant pas du tout, s’imbriquant les uns dans les autres pour révéler un puzzle bien plus ambitieux et évocateur qu’initialement présumé. Ou pas.
Parce que je me suis rendu compte également que Terry Pratchett était très fort pour s’exprimer sur plusieurs niveaux de lecture ; et que son travail avait l’immense force de pouvoir être reçu de différentes manières en fonction du lectorat en présence face à lui. Moi, là, je vous bassine encore une fois à coup de sens plus ou moins cachées, d’intentions plus ou moins tacites de l’auteur ; je pourrais vous écrire quelques tartines sur la polysémie exceptionnelle des ténèbres qui convoquent au sein de ce roman, sur l’importance narrative et symbolique des moments de lecture que Sam Vimaire aménage à destination de son fils, et ce n’est pas l’envie qui me manque, croyez moi. Mais le fait est que tous ces instants de lecture sont avant toute chose des exceptionnels morceaux d’histoire. Des bons moments à passer, pour les émotions qu’ils peuvent provoquer, bien au delà de ce que Terry Pratchett voulait leur faire exprimer.
Ce n’est pas rien, je trouve, d’être capable d’insérer dans des récits d’une telle densité thématique et informationnelle, ce qui est avant tout un excellent divertissement, et de laisser le choix à cielles qui s’y attaquent de choisir ce qu’iels peuvent y trouver. Et c’est d’autant plus malin, je pense, que cela permet aux idées de Terry Pratchett d’infuser dans les esprit de cielles qui le lisent. C’est sans doute pour ça que je n’ai pas tout compris du premier coup lors de certaines de mes découvertes des Annales mais que j’y reviens encore et toujours, inlassablement.

« Et c’est ainsi qu’on érode les montagnes. De l’eau qui goutte sur une pierre, qui la dissout et l’élimine. Ainsi qu’on change la face du monde, une goutte à la fois. De l’eau qui goutte sur une pierre, commissaire. De l’eau qui circule sous terre, qui remonte en bouillonnant là où ne l’attend pas. »

Sans surprise, donc, mais avec ravissement tout de même, on est encore sur un excellent opus. Vimaire et compagnie aident évidemment, mais il n’empêche que le fonds de l’affaire est délicieux de clairvoyance et d’acuité, comme à chaque fois que Terry Pratchett s’attaque à des sujets comme ceux-là. Parvenir à parler intégrisme et fondamentalisme sans faire l’erreur d’essentialiser de groupe particulier, mais en sachant tout de même cibler les responsables de certaines des pires situations que notre monde a pu vivre, tout en ménageant un récit divertissant, lucide et bienveillant, conscient des limites qu’impose sa diégèse… Que voulez vous que je vous dise, à force, hein.
Il était trop fort, c’est comme ça.
On se retrouve donc logiquement pour Monnayé, un de ces quatre.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

2 comments on “Le Tour du Disque #31 – Jeu de Nains

  1. Symphonie dit :

    Vimaire est tellement génial comme personnage ❤

    Aimé par 1 personne

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