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Le Tour du Disque #25 – Le Cinquième Éléphant

« On faisait quelque chose parce qu’on l’avait toujours fait, et l’explication était : « On a toujours fait comme ça. » Un million de morts n’ont pas pu se tromper, pas vrai ? »

Je suis bien obligé de reconnaître que j’espace un peu les épisodes du Tour du Disque, depuis quelques temps. D’abord parce que c’est beaucoup de boulot à mon échelle, entre la prise de notes au fil de la lecture et l’organisation des chroniques elles-mêmes, qui me demandent une rigueur et une exhaustivité dont je ne suis pas coutumier. Et puis surtout, parce qu’au bout de la vingt-cinquième, j’avoue craindre manquer de matériel un tant soit peu inédit à vous proposer, quand même. Ce n’est pas tant que Terry Pratchett se répète, mais il tourne souvent autour des mêmes thèmes et idées, qu’il explore avec toujours plus de précisions et de nuances ; et je manque forcément de son acuité pour le paraphraser avec exactitude et efficacité. Les romans ne sont pas les mêmes, mais leurs idées se rejoignent régulièrement.
Heureusement pour moi, Le Cinquième Éléphant entame à mes yeux ce que j’appellerais faute d’un meilleur terme le dernier arc des Annales du Disque-Monde. Après ceux de la parodie et de la satire de l’heroic fantasy définitivement clos dans Le Dernier Héros et Carpe Jugulum, voici celui du progrès, de la satire de l’ère industrielle et du modernisme. Ce qui signifiait de fait un certain renouvellement des enjeux globaux et donc particuliers dans le même élan. De nouvelles idées et de nouveaux supports narratifs pour ces dernières.
C’était en partie pour ça que j’avais quand même très hâte de m’y mettre, au delà de l’évident plaisir de retrouver Sam Vimaire et sa fière bande du Guet en voyage en Uberwald. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai été déçu sur aucun point que j’avais pu anticiper, et plus d’une fois surpris par tout ce que j’avais oublié. En résulte encore un excellentissime volume, à deux petits doigts d’égaler Pieds d’Argile dans mon panthéon personnel revisité des tomes du Guet et des Annales en général.
Autant dire que je vais encore devoir cravacher pour vous livrer une chronique à la hauteur.
On inspire un grand coup, et on y va.

« Voyons si j’ai bien compris, dit Vimaire. L’Uberwald, c’est comme une grosse terrine de graisse salée que tout le monde découvre d’un coup, et le couronnement nous donne aujourd’hui une bonne excuse pour nous jeter dessus avec couteau, fourchette, cuiller, et remplir le plus possible nos assiettes, c’est ça ?
-Votre compréhension de la réalité politique est magistrale, Vimaire. Vous manquez seulement du vocabulaire adéquat. »

En Uberwald, lointain voisin d’Ankh-Morpork, le prochain couronnement du nouveau Petit Roi des Nains bouleverse violemment l’équilibre établi. Commercialement, politiquement, diplomatiquement, tout pourrait changer et sans doute pour le pire. C’est pourquoi le Patricien envoie Sam Vimaire, commissaire divisionnaire et Duc d’Ankh, en ambassade. Nul doute que son franc-parler et son instinct de flic sauront l’aider à gérer cette épineuse situation au mieux. D’autant qu’en parallèle, on a volé la réplique du Scone de Pierre, le trône traditionnel des Nains, indispensable à la cérémonie du couronnement. Il y a un évident coup fourré qui se prépare ; qui des Nains opposés au nouveau Petit Roi, des Loups-Garous ou des Vampires, pourrait bien être responsable ?..

« Voilà encore un synonyme pour diplomate, songea Vimaire : « espion ». La seule différence, c’était que les gouvernements d’accueil savaient à quoi s’en tenir. Le jeu, sans doute, consistait à se montrer plus malin qu’eux. »

Alors comme ce résumé qui se voulait succinct le prouve, Le Cinquième Éléphant brille notamment par sa densité narrative et thématique. Ça fourmille, comme on dit. Mais là où c’est fort, évidemment, comme d’habitude, c’est par le sens de la synthèse absolument unique de son auteur, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire énormément de bien ; ce que je vais me faire un plaisir de refaire. Sans la moindre forme de scrupule. Parce que n’empêche qu’avec ce volume, Terry Pratchett, tout à la fois, procède à la continuation d’explorations des thèmes ou fils narratifs amorcées dans tous les tomes précédents du Guet et même certains en dehors, lance le Disque-Monde dans une nouvelle ère, et de fait, prépare le terrain pour tout ce qui s’en vient. Si j’ai pu douter par le passé, je ne doute vraiment plus du tout : Terry Pratchett ne laissait absolument rien au hasard. J’en viendrais presque à le soupçonner d’avoir écrit certains volumes uniquement dans l’optique de préparer son lectorat au mieux pour les événements de ceux venant après, qu’il avait en tête depuis le départ. Toujours avec soin, certes, mais avec de très clairs objectifs en tête. À l’image de son personnage principal, Terry Pratchett reste le même, mais sait néanmoins s’adapter dans des mesures qui lui permettent de ne pas se trahir et de rester cohérent.

« Je vais faire des tas d’erreurs, Hilare.
– Je ne m’inquiéterais pas pour ça, monsieur le commissaire. Les humains en font toujours. Mais la plupart des Nains repèrent quand on s’efforce de ne pas en faire. »

Vimaire. Évidemment, Vimaire. Toujours, Sam Vimaire. J’ai déjà dit et répété que ce personnage était mon favori des Annales du Disque-Monde, pour maintes et maintes raisons. Mais à la lecture de ce volume précis, j’ai enfin appréhendé une raison spécifique que je n’avais pas su comprendre et verbaliser correctement jusque là. À savoir que malgré ses certitudes, ses défauts de caractère et sa misanthropie prononcée, malgré son ascension et son pouvoir, malgré ses difficultés à vivre dans un monde qui change autour de lui, Samuel Vimaire ne cesse jamais d’écouter. C’est sans doute pour ça que ce personnage, en dépit de son côté un peu trop puissant dans des termes strictement narratifs, reste au centre de toutes les intrigues du Guet sans jamais les écraser ; précisément parce qu’il laisse de la place à tou·te·s cielles qui l’entourent.
Car si le Guet pourrait sans doute narrativement fonctionner avec Vimaire seul ou presque, il fonctionne indubitablement mieux avec toute sa merveilleuse galerie de personnages secondaires. Rien de nouveau en soi dans cette information, évidemment. Mais ce qui m’a frappé dans ce volume, c’est à quel point Terry Pratchett apporte un soin particulier aux évolutions croisées et aux influences qu’exercent tous ces personnages les uns sur les autres, avec un suivi constant de tome en tome. Que ce soit Détritus et son rapports aux Nains, Hilare (à prononcer « Hilaria ») et les bouleversements qu’elle engendre par le simple fait d’exister pleinement, Angua et Carotte, ou même Sybil, Côlon et Chicard, tous les nouveaux agents du Guet, ce petit monde est vivant. Des réflexions menées par un personnage dans un tome précédent peuvent en venir à influencer le comportement d’un autre, modifier de façon incrémentielle le paradigme entier d’Ankh-Morpork par ricochets, parfois discrets, mais indéniables. Et Terry Pratchett le démontre à la perfection en cristallisant ces réflexions ou ces changements dans des scènes fortes, ponctuellement poignantes, comme lorsque Angua cite Carotte et l’idée qu’il ne faut pas confondre ce qui est personnel et ce qui est important ; ou lorsque Détritus tombe sur une tête de troll coupée dans l’ambassade Morporkienne en Uberwald et relativise la tension de l’instant avec une incroyable douceur.
Et dans tous ces moments, Vimaire écoute. Quand il voit qu’il échoue, quand il croit réussir, quand il doute, toujours, il écoute, et il réfléchit. Il ne tient rien pour acquis, trébuche, recule, avance, louvoie, mais sans jamais se départir de l’idée d’essayer d’être la meilleure version de lui-même, au service des autres, parfois même à rebours de ses propres instincts. C’est bête, en soi. Mais dans un monde comme celui du Disque où les puissants passent sans arrêt pour des abrutis à force de conservatisme forcené, lire un personnage comme Vimaire, qui aurait pu si facilement passer du mauvais côté de la barrière, continuer à se pousser en permanence à mieux comprendre comment le monde et les gens qui l’habitent fonctionnent pour mieux s’y adapter, tant personnellement que professionnellement, c’est inspirant. Et de fait, ça se retrouve dans toutes ses interactions avec ses subordonné·e·s ou ses proches, ou même avec des cultures étrangères à son paradigme. Il n’est pas parfait, mais il fait ostensiblement de son mieux, et ça change tout. Comme le dit si bien Sybil Ramkin, « il n’était pas un gentilhomme, Dieux merci, mais un homme gentil ».

« D’un autre côté… ce n’étaient pas des héros ni des canailles, ni même des policiers, qui faisaient avancer le monde. Des symboles pouvaient parfaitement y arriver. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne fallait pas espérer s’attaquer aux gros morceaux, comme la paix universelle et le bonheur, mais de pouvoir mener à bien de petites actions qui rendaient le monde, dans une toute petite mesure, meilleur. »

Et au premier rang de ces subordonné·e·s, on trouve évidemment Détritus et Hilare. Et quel bonheur. Pour le premier, on a le droit à des échanges et des répliques savoureuses, le Troll faisant preuve d’une répartie absolument délicieuse quand il s’agit de jouer sur sa prétendue stupidité, jouant sur une multitude de tableaux, que ce soit au niveau de son intégration des oppressions dont les Trolls ou les Nains peuvent être victimes, ou de la puissance de son Piécificateur, toujours une des inventions conceptuelles les plus drôles – et terrifiantes – du cycle du Guet. L’arc de progression de ce personnage est je crois une des plus puissants et des plus subtils de toutes les Annales, jouant autour de son intellect à géométrie variable et de sa conscience de lui-même. Sachant qu’il n’est pas le plus intelligent mais qu’il est extrêmement puissant, il est parfaitement au fait de ses limites comme de sa capacité à les franchir ponctuellement pour tirer profit au mieux de ce qu’il est. Le lire être heureux de la place qu’il a su se trouver dans le Guet et donc dans la société Morporkienne, et de ce qu’elle lui permet d’accomplir à son échelle pour être le meilleur agent possible ne cesse de m’émerveiller et de m’émouvoir.
Mais si je l’aime profondément, je crois que j’aime encore plus Hilare et ce qu’elle représente. Sa transition amorcée dans Pieds d’Argile et ses conséquences sont un des piliers majeurs de la réussite du Cinquième Éléphant, notamment parce qu’on voit qu’elle n’est pas encore complètement finie. J’ai, durant ma lecture, remarqué et pointé du doigt un des rares défauts de Terry Pratchett, qui a tendance à parfois un peu essentialiser les rapports hommes/femmes et leurs caractéristiques « naturelles » ; comme il fait tendance d’une certaine grossophobie latente depuis le début des Annales. Mais à l’instar de l’existence de cette dernière dans Masquarade, j’aimerais croire que tout ou partie de ces deux défauts dans son travail tiennent à l’internalisation des points de vue de ses personnages. Dans le sens où presque tout ce qu’il nous raconte passe par le prisme de leurs perceptions singulières, ce qui permet plus facilement, par la suite, de faire naître des réflexions ou de montrer leurs évolutions.
À cet égard, j’ai pu, à l’aune de ma connaissance limitée du sujet, être ponctuellement gêné par le fait qu’Hilare effectue sa transition de façon très genrée et binaire dans une perspective que je trouvais essentialiste : être une femme Naine, c’était semblait-il, pour elle, se maquiller, porter des robes ou mettre des paillettes et des rubis sur sa hache. Rester Naine, certes, mais en se conformant à ce qu’elle pensait devoir être pour être une femme pleine et entière. Or, à ce sujet, elle progresse encore, et Terry Pratchett avec, ou l’inverse. Elle apprend à être complètement elle-même avec l’acceptation des autres de ce qu’elle est et l’émulation qu’elle crée, à force de tâtonnements. J’en veux pour preuve sa discussion rapide avec Vimaire après le couronnement où elle apprend subitement qu’elle a inspirée le nouveau Petit Roi (et donc Petite Reine) à faire elle-même une forme de transition adaptée à sa fonction. Quelle scène, au passage. Un des nombreux et merveilleux moments de bravoure du roman.

 » C’est ça l’important. je ne suis pas obligée de porter cette robe et je ne dois pas la porter uniquement parce que d’autres me l’interdisent. »

Et si cette citation ne résume pas à elle seule tout le propos de ce volume, elle encapsule néanmoins à la perfection l’idée de l’auto-détermination chère au cœur de Terry Pratchett, en tout cas je le crois, et avec une puissance implacable. Mais surtout, elle dresse un pont thématique avec un autre sujet cardinal dans ce tome, à savoir que la tradition est un bateau de Thésée, au travers de la démonstration fabuleuse de Rhys Rhysson, au travers de l’exemple de sa pioche familiale – et indirectement du Scone de Pierre. Elle date de plus de 700 ans, et a dû, au travers du temps, recevoir maintes et maintes réparations, comme la tradition a nécessairement subi des changements, par incréments, au fil du temps. Et bordel, que j’aime cette idée, et surtout son illustration. Une démonstration supplémentaire, s’il en fallait une, de la sagesse et du talent de Pratchett pour la laisser imprégner ses récits.
Dans le même esprit, on trouve le personnage discret mais extrêmement évocateur de la comtesse Margolotta, aux intentions nébuleuses et aux méthodes Vétérinesques, dont je n’ai pas réussi, à l’issue du roman, à savoir exactement quels buts elle poursuivait. C’est aussi à mettre au crédit de l’auteur d’avoir réussi, je crois, à créer des personnages aussi gris, faisant à la fois preuve d’intentions nobles et d’actions discutables pouvant être paradoxales voire complètement dichotomiques. Car d’un côté, elle semble pousser le complot des Loups-Garous et être un obstacle à Vimaire, mais de l’autre, elle sait comme Vétérini user de la colère de ce dernier comme d’une arme, poussant son ego au moment où il en a sans doute le plus besoin. Et dans le même temps, elle est abstinente de sang humain depuis des années, tout en expliquant qu’elle a simplement transféré sa soif de sang vers celle du pouvoir, puis vers celle de « la maîtrise de la situation », apprenant au passage une leçon du Patricien, malgré leur différence d’âge, insinuant même qu’il lui a tout appris. Quelques paragraphes à peine, et elle devient de fait un des personnages tertiaires les plus passionnants possibles avec une complexité et une profondeur incroyables ; poussant tout à la fois les boutons de l’auto-détermination Pratchettienne en déclarant « Ce qu’on est n’a rien à voir avec ce qu’on doit être ni avec ce qu’on peut devenir » et ceux de l’avidité vampirienne capitalistique développée dans Carpe Jugulum. C’est tout bonnement prodigieux.

« Mais tvut le monde sait que l’argent a tvujours été de l’information. L’argent n’a pas besvin de parler, seulement d’écvuter. »

Parce que j’évoquais au début de cette chronique l’entrée fracassante de Terry Pratchett dans la satire de notre monde pré-industriel. Ce qui passe d’abord par un premier tour de force, à savoir la description rapide et évocatrice de ce monde en pleine mutation dès les premières pages avec une seule scène – qui pourrait ne sembler que comique – qui pose tous les éléments nécessaires pour faire comprendre au lectorat que le Disque est en pleine mutation technologique et idéologique. Voir Côlon expliquer à un démon comment prendre des iconographies de carrioles dépassant la limite de vitesse est drôle en soi, évidemment, tout comme le voir communiquer par clic-clacs/sémaphores à des agents pourtant à seulement cinquante mètres de lui ; mais ça sert surtout à nous montrer que ces choses existent, désormais, pour pouvoir les exploiter tranquillement dans la suite du récit. Le principe du Show Don’t Tell à son summum, couplé à un joli fusil de Tchekov (qui lui aussi, je crois, a droit à sa petite référence espiègle à un moment).
Et de cette scène seule, partent donc de nouveaux concepts à exploiter, dans une arborescence narrative assez magistrale, puisque les sémaphores, au delà d’un artifice technologico-narratif, contiennent en eux-mêmes plusieurs choses dont Pratchett pourra ensuite se servir dans ses différentes démonstrations. La plus importante étant sans doute l’importance nouvelle dans le Disque de l’information, et la puissance qu’elle revêt désormais à l’échelle de pays entiers, dans une logique capitalistique comme diplomatique ou géopolitique. Les logiques de pouvoir changent avec ce qui crée le pouvoir. On a vu avec Va-t-En-Guerre que les armes et les vieilles guerres ne comptent plus autant, et surtout ne se mènent plus sur les mêmes terrains, il est donc temps de le démontrer ; et donc, forcément, la fonction de commissaire divisionnaire de Vimaire n’est plus aussi majeure que sa fonction de Duc et de diplomate. Ce qui fait là encore le pont avec tous les propos sur l’aristocratie des volumes précédant Le Cinquième Éléphant, puisque la démonstration tient aussi dans l’idée que la diplomatie n’est que le même jeu que l’aristocratie, précisément, mais à une autre échelle ; où la pensée de flic franc du collier de Vimaire fait des merveilles. « Comme un tatou amoureux dans un boulodrome », dirait Vétérini.

« L’homme déteste le loup-garou parce qu’il voit le loup en nous, mais le loup nous déteste parce qu’il voit l’homme à l’intérieur… et je ne lui reproche pas ! »

Mais, puisqu’on a les transitions qu’on peut, si on parle Vimaire et collier, on doit aussi parler des Loups-Garous, qui ont aussi une place très importante dans le récit, tant narrativement que symboliquement, notamment au travers d’Angua, Carotte et ce cher Gaspode, mais aussi la présence fugace de Gavin. Tout leur arc au sein du roman, s’il finit par rejoindre les arcs principaux, permet à Terry Pratchett de développer un raisonnement plus discret mais toujours aussi frappant sur le métissage et la difficulté de vivre en grand écart entre deux mondes chacun hostiles à une moitié différente de sa personne, au travers de tous ces personnages qui représentent à leurs manières tous les aspects possibles de la question ; et avec en filigrane, toujours, la question de l’auto-détermination.
Angua, héritière d’un clan aristocratique, perdue et déchirée entre sa lycanthropie, son amour pour Carotte, sa haine pour les valeurs de sa famille, son amitié ancienne avec Gavin et sa peur d’elle-même, est tout à la fois une figure tragique et brave, essayant de faire au mieux dans des conditions impossibles. Carotte, dans sa psychorigidité et son attachement à des valeurs complexes à respecter comme à Angua, conscient des difficultés à faire coexister ses envies avec celles de la louve-garou qu’il aime ; voulant tout à la fois avoir ce qu’il veut mais avec la peur que son charisme surnaturel seul pousse son entourage à faire des sacrifices qu’il pourrait lui-même regretter par la suite. Gaspode, chien parlant qui aurait voulu être quelqu’un d’autre, perdu entre ses instincts et sa compréhension trop aiguë des réalités pour leur laisser libre cours sans risquer de s’y perdre ou de souffrir encore. Gavin, loup solitaire souffrant des conséquences d’actes dont il n’est pas coupable, probablement jaloux de Carotte et perclus de haine pour le clan Von Uberwald. Tout ça crée un cocktail aussi émouvant que puissant montrant à quel point la vie est simplement, trop souvent, compliquée autant qu’injuste, avec toujours un effet de miroir déformant sur la réalité des minorités qui tape aussi fort que juste.
Et dans le même cadre que ce que j’évoquais plus tôt sur les progrès effectués par et à propos d’Hilare, on sent que Terry Pratchett ajuste ainsi pas mal des perceptions qu’on pouvait avoir de Carotte ou Angua, nuançant autant leurs qualités que leurs défauts pour en faire des personnages toujours plus organiques, habités par des contradictions humaines/conscientes. On peut le voir dans le côté conservateur, parfois psychorigide, de Carotte, hérité de sa culture Naine, autant que dans ses aspects les plus progressistes hérités de la société cosmopolite morporkienne, tout à la fois gardien d’une certaine tradition, mais empreint du désir de laisser les autres être iels-mêmes comme il désirerait qu’on le laisse être lui-même. Encore et toujours, la qualité cardinale des personnages pratchettiens est leur capacité à apprendre, et, à l’instar de Vimaire, à écouter, ce qui leur permet d’avancer dans le bon sens, à l’image de Carotte qui se sort du guêpier final avec les loups en appliquant ce qu’il a appris d’eux, avec sincérité, mais surtout sans calcul.
C’est un autre aspect merveilleux de la construction des personnages de Pratchett ; ils ne sortent pas de nulle part, et leur auteur prend toujours en compte leur parcours et les mécaniques systémiques et culturelles de leurs constructions respectives dans leur processus décisionnel ; même s’il ne le verbalise pas toujours. Ce qui dénote d’ailleurs, d’une certaine manière de sa compréhension progressive de l’importance de ne pas essentialiser ces personnages. À l’image de sa manière de casser les stéréotypes sur les créatures classiques de la fantasy, il va plus loin dans la mosaïque de ses personnages à tous les égards, créant même des archétypes à casser lui-même, comme les Igor, par exemple, qui font partie de ses inventions les plus drôles et sympathiques. J’aimerais voir dans cette démarche et dans la progression des symboliques qui y sont associées le travail sur lui-même de Terry Pratchett, qui, quelque part, applique à lui-même ses propres leçons et se rend graduellement compte des implications de ses propres opinions, là où il y avait sans doute avant des constructions culturelles et sociales pensant à sa place.

« Entre autres bagages encombrants qu’on avait mis sur le chemin de la jeune Sybil pour gêner ses pas dans la vie, figurait l’obligation de se montrer agréable envers les gens et de débiter des paroles obligeantes. Du coup, on la croyait sans cervelle. »

Et donc moi qui, à ma lecture d’Au Guet ! évoquais les futures réflexions à potentiellement associer à Sybil Ramkin, nous y sommes enfin. Si son rôle, malgré sa discrétion, dans les tomes précédents, était subtilement important, je trouve qu’elle prend une toute nouvelle dimension ici. Bien au delà de simplement échapper à la plupart clichés féminins classiques tout en en écharpant quelques uns au passage – et en en subissant évidemment d’autres, qui se retrouvent au moins compensés – j’ai été absolument ravi de la voir avoir droit à de réels moments de bravoure rien qu’à elle. Sa révolte contre le modèle qui lui a été imposé toute sa vie est un absolu délice à voir éclater, évidemment, dans un premier temps, de même que sa capacité à néanmoins tirer le meilleur de son éducation pour être utile ; à la fois pour se réaliser en tant que femme, mais aussi et surtout pour être la meilleure partenaire de vie possible pour son mari, qu’elle aime profondément, et qui le lui rend bien.
Et si dans leur dynamique on peut sans doute constater un peu de cette triste essentialisation que j’évoquais plus tôt, jouant sur des clichés un peu datés de la vie de couple ; je crois tout de même sincèrement que Sybil Ramkin a le luxe de ne rien faire qu’elle puisse considérer comme imposée à elle. Du moins elle ne se plie à ces obligations que si elle estime qu’elles sont justifiées par un plus grand bien, à l’image de Sam. Comme tous les personnages féminins de Terry Pratchett, malgré ses ponctuelles maladresses datées, elle a tout de même une personnalité avant d’être un personnage.
Mais puisque je parle d’elle et lui, je dois aussi saluer leur complicité et leur tendresse mutuelle, qui transpirent par les pores de toutes leurs interactions. Sam et Sybil sont sans doute un de mes couples littéraires favoris ; entre leur numéro de duettistes comiques et politiques, leur capacité à rire ensemble, à travailler de concert, à se laisser mutuellement la place lorsque les compétences de l’un·e dépasse les capacités de l’autre, à se comprendre à mots couverts, à finalement parfaitement s’entendre sur les sujets importants et à savoir exactement ce qu’iels attendent l’un·e de l’autre sans avoir à jamais se confronter violemment. Iels sont formidables, et je les aime de tout mon cœur.

« Tous les nains étaient des nains. Vouloir comprendre leur monde d’un point de vue humain ne menait à rien. »

Voilà. Quelle richesse. Encore une fois, par souci de cohérence au sein de la chronique et par peur de la redondance, j’ai du opérer des coupes thématiques et des sélections de citations qui me font mal au cœur. Il y a, comme trop souvent, trop de bonnes choses à dire à propos de ce roman du Disque-Monde pour pouvoir tout en dire. j’aurais voulu parler de la crise d’autorité ô combien parlante du pauvre Capitaine suppléant Côlon et des syndicats montés par Chicard. J’aurais voulu parler de l’idée que Pratchett développe succinctement autour de la nature changeante de la foi ou de la religion, ou sur les choses à propos desquelles il ne faut pas faire de compromis malgré la volonté de progressisme, comme de quelques autres petites choses. Seulement voilà, je n’ai pas vraiment la place, et j’aimerais aussi m’en garder sous le coude pour plus tard, pour être honnête (comme pour Timbré, par exemple, qui voit subtilement apparaitre ses prémices au détour d’un dialogue).
La vie est affaire de choix, je fais celui d’une relative – relative – sobriété. Après Pieds d’Argile et en attendant Ronde de Nuit (en trépignant), Le Cinquième Éléphant reprend une place de choix parmi les tomes du Disque en général, et du Guet en particulier. Pas étonnant que ce cycle soit mon favori quand je compte toutes les choses qui m’y émeuvent, entre idées, concepts et personnages. Et que j’ai été enthousiasmé, encore une fois, par la débauche de bonnes choses, et surtout par le renouvellement thématique d’un auteur qui m’a prouvé une nouvelle fois à quelle point il avait une vision inspirante et importante pour ma formation personnelle, à ce point intemporelle malgré ses maladresses, car on y sent par dessus tout une noble et belle intention.
Terry Pratchett, pour toujours.
Et à la prochaine, toute proche, ou du moins pas trop lointaine. Je vous jure que c’est La Vérité. Wink wink.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

3 comments on “Le Tour du Disque #25 – Le Cinquième Éléphant

  1. Noob dit :

    Rien de particulier à ajouter à cette chronique sur le Cinquième Éléphant, un livre de haut vol, avec une véritable force, et une tension incroyable (la longue scène de poursuite de Vimaire est d’une puissance encore difficilement égalée au sein de la série). Une excellente façon d’aborder la Révolution Industrielle du Disque, et de continuer à développer Vimaire et son entourage.
    Merci. =3

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