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Isolation, Greg Egan

Dial 595-Escape – In Flames (extrait de l’album Soundtrack to Your Escape)

Je ne saurais dire si c’est propre à la sphère Imaginaire, et ce n’est sans doute pas le cas ; mais il demeure que j’ai un peu-beaucoup de mal avec notre tendance à l’historicisation anticipée de certaines œuvres et/ou certain·e·s auteurices. Comprenez par là que je trouve qu’on se laisse un peu trop souvent aller à un enthousiasme confondant notre plaisir et notre perspective intellectuelle avec des mouvements populaires et long-termistes qui nous échappent complètement, par leur nature immatérielle et évanescente. Si j’ai pu et pourrais encore me laisser aller à dire qu’un ouvrage ou une saga fera date (coucou Terra Ignota, au hasard) à l’aune de l’Imaginaire voire de la littérature en général, voire même de la culture populaire, ce ne sera jamais finalement autre chose qu’un souhait de ma part déguisé en un jugement se voulant objectif et dépassionné. Car il ne faut pas se mentir, l’histoire n’est pas toujours tendre, même avec ses génies les plus indiscutables, et ce en dépit des contributions dont iels peuvent nous avoir gratifié avec la distance des années.
Tout ça pour dire qu’en dépit de ma gêne avec cette idée de se précipiter à vouloir deviner à l’avance qui va avoir l’honneur des bons souvenirs des futurs cours d’histoire ; le blurb de Stephen Baxter apposé à cette édition d’Isolation, décrivant Greg Egan comme « l’auteur de SF le plus important du XXIe siècle », n’est pas dénué de sens. Il me semble effectivement terriblement réducteur et bêtement hiérarchisant à une époque où le fourmillement science-fictif est tel qu’il serait quand même foutrement compliqué de juger les apports des un·e·s et des autres de façon claire, sans parler du fait que ledit XXI siècle a à peine commencé, en vrai.
Mais bon, je comprends l’enthousiasme et la passion qui sous-tendent ce jugement de valeur excessif. Peut-être que Greg Egan sera effectivement considéré, a posteriori, comme un auteur excessivement important à l’aune de la SF ; peut-être même que c’est déjà trop le cas pour que je puisse me permettre cette intro sans conséquence pour ma crédibilité. C’est pas spécialement important, en vrai, mais ça me paraissait pertinent pour contextualiser mon ressenti envers ce premier roman de l’auteur australien.
Bon sang qu’il est balaise, quand même. Et il l’était dès le départ, c’est impressionnant. Ça ne veut pas dire que tout est parfait dans ce qu’il écrit, d’autant plus dans un premier roman, mais force est de reconnaître qu’important ou pas, il demeure toujours aussi unique. Et je m’en vais vous expliquer encore une fois tout ça.

Et une fois n’est pas coutume, je vais un peu faire l’impasse sur le résumé, autant par esprit pratique qu’avec un poil de lâcheté, parce que je trouve que conceptuellement parlant, Isolation n’est pas facile à correctement réduire, si j’ose dire. (Si vous avez lu le bouquin, cette vanne est incroyable.) Disons qu’on est sur un polar cyberpunk où la physique quantique prend assez vite une place essentielle, avec un ancien flic devenu détective privé, bardé de mods et de bagage émotionnel complexe, mis sur une affaire d’enlèvement techniquement banale, mais étrange dans ses implications ; et dont les ramifications vont l’amener à faire des découvertes pour le moins surprenantes. Mais tout ça avec une dose de complexité conceptuelle supplémentaire, parce qu’on parle de Greg Egan, et que faire simple, c’est pas son délire : du coup, en plus, la Terre et notre système solaire sont coupés du reste de l’univers par une espèce de bulle qui nous prive de la lumière des étoiles. Et bon, vu qu’on est quand même dans un polar, ce n’est pas vous spoiler le moins du monde que tous ces enjeux sont liés entre eux, le but c’est plus de voir et de comprendre comment et pourquoi.

Et le fait est que Greg Egan, le comment et le pourquoi, c’est assez clairement sa came. Il adore expliquer des trucs, tout comme je devine qu’il adore encore plus concevoir des trucs. Ce qui peut honnêtement devenir assez régulièrement soulant, je pense, pour qui n’aime pas trop se frotter à ces concepts scientifiques velus ou trop techniques, surtout dans un cadre de récit fictionnel, en particulier de polar, ici ; on veut de l’action, de la tension, du suspense, pas de longs tunnels de texte nous expliquant par le menu le principe de la réduction d’un paquet d’ondes au sein de la mécanique quantique. Et ce peu importe la qualité de vulgarisation de l’auteur ; le contraste entre un détective privé trop cool avec tous ses gadgets cyberpunk menant une enquête prometteuse et les blocs de spécifications indispensables mais indigestes, il est très souvent violent. J’ai lu beaucoup plus dense et difficile d’accès de la part d’Egan, clairement – Diaspora, c’est de toi qu’on parle – mais je pense que ça reste toujours difficile à recommander pour qui ne veut pas de prise de tête trop poussée dans sa SF, pour une définition donnée de « prise de tête », évidemment. Personnellement, si je trouve simplement que l’équilibre entre explications pures et récit et parfois un peu bancal à cause d’un souci excessif de précision et d’exhaustivité, j’ai tout de même retrouvé le réel talent de vulgarisateur d’Egan tout le long du texte ; avec ce plaisir singulier de réelle compréhension ponctuelle, induite par des métaphores et des images évocatrices concluant régulièrement ses explications. On peut parfois se sentir perdu, mais on ne l’est jamais complètement, dès lors qu’on fait confiance à l’auteur pour avancer avec nous, en même temps que son personnage.

En fait, ce qui, je pense, pourrait plus déstabiliser et désagréablement surprendre, c’est ce que je crois avoir compris de l’auteur lors de ma lecture d’Océanique et dont je ne démordrai plus, à savoir son ambition philosophique. Si Greg Egan est aussi précis et exigeant dans la construction de ses univers, c’est à mon avis pour bâtir les armatures les plus solides possibles, préalables indispensables à ses démonstrations logiques, expliquant de fait la profusion de détails et de concepts satellitaires à son intrigue centrale. Là aussi, je pense d’ailleurs que c’est une question de sensibilité quant à l’appréciation desdits détails ; personnellement, je trouve ça absolument fascinant. Greg Egan, à vouloir trouver un chemin logique, rationnel et résonnant toujours du maximum de véracité possible, dégotte des choses exceptionnelles et les présente comme des choses normales ; ce qui quelque part les magnifie encore plus et accentue le contraste entre la norme qu’il présente et la nôtre.
Et de fait, le considérant désormais plus comme un philosophe faisant œuvre de fiction que l’inverse, je prends d’autant plus de plaisir à suivre ses pérégrinations, comprenant plus facilement des dialogues pouvant sembler un peu pesants ou hors sujets ; ils sont le cœur de ce qu’il raconte, finalement. Je dirais même qu’ils ne sont qu’une couche de dialogue supplémentaire à l’intérieur de ce qui est à la fois un dialogue interne à Greg Egan et un dialogue entre lui et nous. Il s’interroge autant qu’il nous interroge nous. La question qui reste alors à régler est : est-ce que cette conversation, avec ses préalables techniques et ses carcans thématiques, vous intéresse ? C’est votre rapport à cette question, je pense, qui déterminera finalement votre rapport aux ouvrages d’Egan et à son travail en général. Expliquant sans doute la disparité extrêmement large des réactions à toutes ses productions littéraires, allant de l’ennui au rejet à l’enthousiasme en passant par la laudation la plus complète.

De mon côté, Isolation est une preuve de plus que Greg Egan est effectivement un des auteurs les plus singuliers et les plus délicieusement exigeants que je connaisse. Je n’aurais jamais la certitude de ressortir de ses productions avec le même enthousiasme béat que d’autres bouquins peuvent me garantir, à cause d’une exigence technique parfois trop poussée et ponctuellement aride pour garantir la constance de mon plaisir de lecture, mais j’aurais toujours, je crois, l’assurance de ne pas être pris pour un con. De ressentir de l’autre côté de la page un auteur ambitieux et d’une certaine manière assez généreux dans cette ambition. De me dire qu’il y aura toujours quelque chose à saisir, même si ce n’est qu’une petite fulgurance science-fictive qui doit lui paraître anodine mais que je trouverai personnellement vertigineuse ou un concept logico-philosophique que j’estimerai merveilleux de sagesse.
Dans le cas du (premier) roman du jour, on sent bien le chemin parcouru depuis, avec une structure manquant périodiquement de la tenue et de l’efficacité que je prêterais plus volontiers à son auteur de nos jours, où les fulgurances sont aussi présentes que les longueurs, compensant marginalement l’aridité et le ponctuel manque de clarté. Mais l’essentiel est préservé, et les signes de la brillance future étaient déjà là, simplement cachés sous une certaine inexpérience. Un bon roman, et sans doute une plutôt bonne introduction à ce qu’est Greg Egan en tant qu’auteur.
Un auteur indubitablement important. À l’échelle du monde des littératures de l’Imaginaire, je ne sais pas. En tout cas important pour moi, et c’est peut-être ça le plus important.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

3 comments on “Isolation, Greg Egan

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