
Devil Inside – CRMNL (Issu de l’EP II)
My Sick Mind TV – Mono Inc (Extrait de l’album Temple Of The Torn)
Land Of Confusion – Genesis (Extrait de l’album Turn It On Again)
Avant de commencer, il me faut préciser que j’ai une histoire particulière avec Le Bélial’. Une maison d’édition que j’ai découvert sur le tard, par faute aux circonstances, mais qui désormais, trône fièrement dans ce que j’appelle ma « Sainte-Trinité », aux côtés de CRITIC et L’Atalante, à la fois pour leurs exigences respectives en terme de travail éditorial ou des textes qu’ils choisissent de publier. Il n’est pas question de déprécier les travaux d’autres maisons, tout aussi respectables, mais voilà, mes plus grandes émotions, mes auteurs et autrices préferé.e.s, mes plus grosses baffes, elles viennent de chez eux.
Et Le Bélial’ sont les premiers à m’avoir proposé un SP, via Twitter, alors que j’étais encore un tout jeune libraire, alors que je ne voulais que dire du bien de leur travail, sans arrière-pensée. Ce genre de choses, ça crée des liens, un attachement, une confiance, quelque chose de rare. Je sais qu’avec eux, je peux me saisir d’un texte dont je ne sais rien d’autre que sa couverture en me disant que dans le pire des cas, j’y trouverais quelque chose qui me nourrira, dont je pourrais tirer un enseignement, même si sa lecture n’aura pas été un pur coup de cœur.
Et comme vous le savez maintenant, je ne lis plus ou presque les résumés au dos des ouvrages auxquels je consacre mon temps de lecture, à la fois pour ne pas me spoiler le moindre détail, mais aussi et surtout pour ne me forger aucun a priori, être dans la découverte totale. Pour Trop Semblable à l’Éclair, force est de reconnaître que la situation était un peu plus compliquée qu’à l’accoutumée. Avant qu’on ne me l’offre et que je m’y plonge, je n’ai pas pu échapper aux nombreuses réactions de lecteurs et lectrices de mon réseau de veille. Je les salue ici, en particulier Marc Ang-Cho dont j’ai rapidement parcouru la chronique, me confortant dans l’idée que ce livre serait un jour dans ma PàL, motivant la personne qui me l’a donc offert par la suite, au vu de mon enthousiasme naissant.
Et alors, qu’en est il de cet enthousiasme maintenant ? Vaste question.
Au boulot, voulez vous.
Le récit se déroule en 2454, dans un monde entièrement redéfini par rapport au notre, où ont quasiment disparu les notions de pays et de frontières à la suite de l’invention et la généralisation d’un moyen de transport permettant de faire le tour de notre Terre en un tout petit peu plus de 4 heures. Toutes les cartes politiques ont été rebattues et le gouvernement global est géré par un système complexe de dynasties spécialisées, faisant la part belle à une nouvelle cellule familiale basée sur les affinités sociologiques et politiques plutôt que biologiques, le bash. La stabilité de ce système est assurée en grande partie par une interdiction de la Religion en tant que structure organisée et une mesure annuelle de l’influence de chacun des leaders de ces différentes factions par leurs différentes structures de presse. Chacun est le gardien de son gardien, et vice-versa, d’autant que tout le monde est équipé d’un traceur, équipement permettant une communication instantanée, un partage des informations et même de la vue et de l’ouïe de son porteur, pour peu que vous possédiez les bonnes autorisations.
Tout nous est quasi-intégralement narré par Mycroft Canner, personnage nébuleux s’il en fût, central au récit, dans tous les sens du terme. Central, de par sa position vis-à-vis de tous les autres personnages du roman, mais aussi car ce que nous lisons est un rapport qu’il a été chargé de rédiger sur les événements dont nous allons être témoins à travers ses yeux. Très vite, nous comprenons que Mycroft est spécial, très spécial. Il semble pouvoir aller où bon lui semble, est connu de tous et connaît tout le monde, semble disposer de toutes les autorisations ou presque sans pour autant compter parmi les leaders de ce monde, et se permet même de nous adresser la parole, à nous lecteur.
Nous sommes donc dans un récit mis en abyme dans lequel le quatrième mur est très vite détruit, raconté au passé par un personnage dont nous ne savons pas grand chose si ce n’est son emprise particulière sur le cours des événements, se situant dans le futur.
Et je ne vous ai pas raconté le quart de la moitié du tiers du début du roman. Boom.
Premier constat, le plus important de tous. Ce roman est dense, incroyablement riche, complexe dans le meilleur sens du terme. L’univers que crée Ada Palmer est terriblement bien construit ; à partir des quelques données simples et accessibles, elle bâtit, brique par brique un monde dont tous les éléments font sens. Une sorte de toile d’araignée géante qui, subtilement, se dessinerait autour de ses plus petits motifs, gagnant au fur et à mesure en complexité, dont on sent une architecte à l’intelligence supérieure, dont on hésiterait à décider si elle est créative ou retorse.
Avant de développer, il me parait indispensable d’ouvrir une courte parenthèse afin de saluer l’immense et hallucinant travail de traduction de Michelle Charrier, sans qui ce roman aurait très facilement pu basculer du côté du calvaire. Tant de détails constituant autant de pièges dans lesquels elle ne tombe absolument jamais. Or, malgré l’ambition du travail originel d’Ada Palmer et la difficulté qui s’est sans aucun doute imposée à elle, elle s’en sort avec une classe et une élégance folle.
Mais développons donc. Le premier élément, le plus frappant, celui justifiant cette admiration, et avec lequel il faut très vite composer, est celui du langage. À notre époque où font débat l’écriture inclusive et les pronoms neutres, où le patriarcat laisse une trace encore criminellement indélébile sur notre façon de nous exprimer, à l’oral comme à l’écrit ; lire s’exprimer la plupart des personnages d’une façon asexuée et non genrée à l’attention de leurs interlocuteurs et interlocutrices est pour le moins déroutant. L’usage du « on » à la place des « il » et « elle », « ons » au pluriel est un premier choc dont il faut s’accommoder, tout comme l’idée que certains personnages soient décrits de façon masculine et désignés comme des femmes, et inversement, non pas par pudibonderie, mais simplement par manque d’habitude.
Ajoutons à cela un vocable adapté à l’époque qui nous est décrite, des technologies dont la teneur n’est pas évidente à nos yeux, et nous tenons là un texte qui nous demande un effort d’adaptation et de réflexion constant dans les premiers chapitres, servant d’introduction à la fois dans le domaine de la science-fiction, du vocabulaire et de la grammaire.
A la densité du langage s’ajoute la densité de thèmes abordés. J’ai déjà évoqué l’importance de la qualité de « miroir déformant » de l’Imaginaire à mes yeux, sa capacité à dire plus que ce qui nous est raconté, à nous renvoyer à notre contexte propre et mieux l’interroger. Autant le dire tout de suite, Trop Semblable à l’Éclair est un labyrinthe de miroirs. Durant tout le temps de la mise en place de son intrigue et de son univers, il ne se passe pas 5 pages sans qu’une idée ou une trouvaille de l’autrice vienne perturber nos repères et nous amener à l’introspection ou la réflexion. La société de cette Terre de 2454 est composée d’une infinité de changements sociaux, découlant directement d’une Histoire que nous ignorons pour la majeure partie, que Mycroft se fait une joie de nous raconter et de nous expliciter au fur et à mesure que le besoin s’en fait sentir, ou que les différents personnages que nous sommes amenés à côtoyer à ses côtés nous y contraignent. Certains concepts sont plus prégnants que d’autres, dont nous pouvons donc voir les effets et les causes plus profondément, dans un équilibre qui peut sembler précaire mais qui se prête très bien à l’avancée des différentes intrigues parallèles qui se tissent et s’entremêlent sous nos yeux. Nous en savons assez pour comprendre, juste assez pour tenter d’anticiper.
Si tant est que vous arriviez à suivre. Il n’est pas question ici de faire un quelconque reproche à Ada Palmer, mais de constater une ambition qui pourrait en laisser plus d’un.e sur le carreau. On sent très vite que l’autrice est érudite, douée d’une connaissance incroyable des lettres et de leur histoire, tout comme de l’Histoire. De cette richesse, de cette densité, découlent logiquement un nombre croissant de personnages, qui ont tous une importance dans ce récit et qui bénéficient donc d’une apparence, d’une personnalité propres, d’enjeux à défendre, chacun dans leurs domaines respectifs. Entretenant une pléthore de relations de pouvoir, d’affection ou d’intérêt les uns avec les autres, des noms, des surnoms s’enchaînent au fil des pages, chaque personnage pouvant connaître jusqu’à cinq dénominations différentes, que Mycroft lui même peine parfois à nous expliciter, ces noms pouvant eux même constituer une énigme au sein du récit, pour les personnages ou pour nous.
Et on arrive ici à ce qui constitue à mes yeux le cœur du roman, ce qui séparera les lecteurs qui refermeront l’ouvrage satisfaits de ceux qui le jetteront à travers la pièce avec dédain. Je ne sais pas si ma comparaison résonnera chez beaucoup de mes lecteurs, mais elle m’apparaît trop pertinente pour passer à côté. Ada Palmer, d’une certaine façon, m’évoque le catcheur Roddy « Rowdy » Piper, dont l’une des catchprases fétiches, traduite en français, donnerait ceci : » Quand vous pensez avoir toutes les réponses, je change la question. »
Dans ce monde où règnent le calcul, la manipulation, les faux semblants et l’hypocrisie, il ne se passe pas un chapitre sans une nouvelle révélation, un changement dans le rapport de force ou une évolution dans notre perception de ce qui nous est raconté ou de ce qui existe. Une sorte d’hydre terrible, où chaque intrigue qui semble se résoudre en fait naître deux autres, que nous ne verrez émerger que quelques pages plus loin, si vous avez de la chance, ou plus tôt si vous êtes doué de clairvoyance.
Sans compter sur Mycroft. Il constitue sans aucun doute l’intérêt principal du récit, tant par sa position privilégiée en son sein que par sa profondeur abyssale. Je crois pouvoir affirmer que de ma vie de lecteur je n’ai jamais croisé un personnage écrit à la première personne aussi riche et complexe que celui là. Ada Palmer fait de lui une sorte de surprise perpétuelle, donnant autant qu’il nous cache, jouant avec nos attentes, nos nerfs, nos émotions ou nos sentiments. Tout passe à travers lui. Et comme l’autrice, férue des philosophes français des Lumières en fait des piliers de sa mythologie et de la culture de ce monde étrange, le parallèle avec Jean-Jacques Rousseau et ses Confessions est inévitable.
Nous sommes condamnés à faire confiance à Mycroft, tout en sachant que, bien que son rapport soit contrôlé par les instances du pouvoir en place, il est tout à fait capable de se moquer de nous, de ne pas tout nous dire, ou d’en dire trop, ou même d’inventer, de son propre aveu. Il se permet même parfois le luxe de changer son type de narration, ou retranscrit différemment les dialogues d’une page à l’autre, ou bien encore se permet de parler à notre place, singeant nos reproches éventuels pour mieux les devancer ou les éviter. Sa plume est inventive, agile, érudite, brillante. Mycroft est une délicieuse torture à lire, nous faisant parfois souhaiter qu’il nous en dise plus pour le maudire l’instant d’après de n’avoir pas su se taire. Et vice-versa.
Il est vrai que je suis un lecteur enthousiaste. De mon propre aveu, j’aurais tendance à dire que ce que j’ai perdu en capacité d’émerveillement dans la vie réelle, je l’ai transféré dans ma capacité de fascination pour la littérature et ce qu’elle peut nous amener. Un ouvrage comme Trop Semblable à l’Éclair est le genre d’ouvrage qui nous démontre pourquoi cet art a si longtemps été et demeure un compagnon de route indispensable pour l’Humanité toute entière. Pendant la majeure partie de ma lecture, j’ai été happé par ce qui m’était proposé, et je n’ai que peu de souvenirs de romans qui aient pu à ce niveau me faire oublier tout ce que je pouvais faire d’autre. Et bien qu’il m’ait fallu régulièrement faire des pauses afin d’assimiler tout ce que j’avais encaissé dans les minutes ou heures précédentes, pendant les trois jours de cette lecture, mon esprit, sans cesse, m’y ramenait.
A cause d’une phrase, d’une idée, d’une fulgurance, d’une citation, de quelque chose qui avait saisi, accroché une part de mon cerveau, l’idée de renoncer, même temporairement, m’était rendue impossible. Il fallait que je sache ce qui allait bien pouvoir se passer dans ce monde de dingue, quelle trouvaille, quelle brillante invention allait bien pouvoir me souffler cette fois-ci. Et je n’évoque ici que le monde dans lequel l’autrice fait évoluer ses personnages. Leurs interactions seules et le fonctionnement de cette société constituent déjà un tour de force.
Et si sur la fin, il faut bien admettre que je fus moins passionné, un peu las, peut être, de tous ces éléments avec lesquels faire jongler ma pauvre tête, je n’ai jamais cessé d’apprécier ma lecture et d’être impressionné par l’ampleur du travail d’Ada Palmer. Un bête cas d’indigestion à cause d’un enthousiasme incontrôlé pour un plat trop bon, trop riche, qu’on essaie d’engloutir trop vite.
Et voilà. Comment conclure ?
En vous disant, déjà, que je n’ai pas couvert tout ce qu’il pourrait y avoir à dire sur ce roman, alors même que cette chronique est probablement la plus longue que j’écrirais sur ce blog avant un bon bout de temps. Seulement voilà, quand on conseille un voyage à quelqu’un, on lui laisse un maximum de découvertes à faire par soi-même, et je vous souhaite un jour de pouvoir faire ce voyage par vous-même. Soyez prévenu.e.s, il n’est pas évident, et je remercie la chance et la génétique de m’avoir donné une mémoire insolente et une certaine résilience à l’idée de pouvoir avancer dans un roman sans tout en comprendre immédiatement ; j’aime faire confiance au guide, à tort ou à raison.
Ce roman est une oeuvre unique, une des premières depuis longtemps dont je peux affirmer sans crainte qu’elle est originale, avec le risque de transgression et de rejet que cela suggère lors d’une première lecture. Vous ne serez peut être pas sensible au charme tout particulier de Mycroft, peut être ne verrez vous pas dans ce roman la même chose que moi. De mon côté, j’attends avec une impatience croissante la sortie prochaine du deuxième tome, tout comme j’attends déjà l’opportunité que j’aurais, un jour, de pouvoir relire les deux pour y redécouvrir des surprises que j’aurais ratées la première fois.
Si jamais vous aviez un doute, oui, j’ai adoré ce roman, j’aimerais qu’il fasse date. Si vous aimez la SF ambitieuse, celle qui vous retourne la tête, il serait dommage de ne pas lui laisser sa chance.
Ada Rules.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉
Bienvenue au club des « Ada rules » 😀
Et je suis heureuse de nous découvrir plusieurs points en commun : le fait de ne plus lire les 4ème de couverture et cette résilience qui permet d’avancer en faisant confiance, et en se disant « ça finira par prendre sens ».
Si tu ne les connais pas, je te conseille les Gene Wolfe et particulièrement sa série « Le Livre du Second Soleil de Teur », dont je n’ai malheureusement que pu lire les 2 premiers tomes pour l’instant (je les achète d’occaz quand je les trouve) mais où plus on avance dans la lecture, plus on se rend compte que l’auteur joue avec nos repères et que les choses ne sont pas du tout telles qu’on le croit.
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Content de ces points communs également.
Gene Wolfe, c’est bien noté.
Merci beaucoup ! 🙂
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Super review ! 😀 Je suis en pleine lecture et c’est un énorme coup de coeur pour le moment. Tu me fais un peur au sujet de la fin… Gniiiii je refuse d’être déçue XD.
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Merci ! 😀
Faut pas le prendre comme un désaveu de ma part. La fin reste très bonne, d’autant qu’elle annonce une suite prometteuse. C’est juste que à vouloir à tout prix finir le roman, je crois que j’ai pas suffisamment pris le temps de profiter des 100 dernières pages.
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Oui, à titre personnel j’ai commencé à vraiment adorer à partir de la page 400 environ et à ne plus pouvoir lâcher. Pour moi c’est la fin, quand tout commence à prendre forme et qu’on se rend compte à quel point Mycroft nous mène en bateau, que j’ai préférée, alors c’est vraiment subjectif :p
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Super chronique, tu as su révéler l’essence de ce livre sans en dévoiler trop de détail ce qui est important dans une chronique pour donner envie aux autres de lire le livre 🙂
Pour ma part je l’ai lu en VO ce premier tome, avant qu’on sache qu’il allait être traduit, et je n’en avais quasiment pas entendu parler. Donc je n’avais aucune idée de quoi ça parlait et de sa difficulté.
Je me suis engouffré dedans et finalement je n’ai eu aucune difficulté à le lire, je l’ai autant dévoré que toi.
Bref, on est d’accord que l’univers et Mycroft sont vraiment les fondamentaux du livre et j’ai hâte de lire la suite (je ne sais pas encore si j’attends la VF
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Merci beaucoup pour le lien, ça fait super plaisir ! 🙂
Ta chronique est super et donne une très bonne idée du monument qu’est Trop Semblable à l’éclair.
Bienvenue dans la secte « Ada Rules », au fait 😀 .
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Merci à toi, ce n’est qu’un juste retour des choses. 😀
« Secte », vraiment ? Ne devrions nous pas parler de « Conclave » ? (*wink wink*)
De toute façon, tant qu’on est que deux à en parler à la fois, on ne risque rien.
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Effectivement 😀 .
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Oups, je vais me faire lyncher, car je n’ai pas lu Ada. Par contre, si je peux aider à faire ton choix entre créative ou retorse…A la lecture de ta chronique… et en prenant en compte ta cultissime (ou pas) référence « Quand vous pensez avoir toutes les réponses, je change la question », la réponse semble évidente… Ceci étant, bravo pour cette chronique finalement facile à lire et à suivre, et surtout éclairante, face à une oeuvre qui aurait pu paraître nettement plus nébulleuse ! A ce titre, merci d’avoir pour une fois donner un peu plus de « concret »(bien dosé !).
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Belle chronique ! Ada rules.
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