3h10
Comme toujours, la nuit est assez calme, même les infectés doivent dormir, ou en tout cas succomber à la fatigue, d’une manière ou d’une autre ; la nuit est donc propice à une certaine inactivité de leur part. La raison pour laquelle, je présume, ces deux… j’ai pas les mots, ont choisi ce moment pour nous abandonner et tenter de rejoindre les militaires. Seulement voilà, ce sont des militaires, donc ils montaient la garde, par habitude autant que par précaution au vu des circonstances spéciales. À peine arrivés à quelques pas de l’immeuble, deux des gardes sont sortis et les ont mis en joue avec leurs armes. Rebecca et Charles-Henri ont juste eu le temps de lever les bras et d’essayer de parlementer, pendant une dizaine de secondes, avant que les deux gardes s’avancent et tentent de les assommer d’un coup de crosse dans la mâchoire. Elle s’est effondrée sous le choc, mais lui est resté debout et s’est mis à vociférer, fou de rage. Bien entendu, ça n’a duré que quelques secondes supplémentaires avant qu’un autre coup vienne le faire taire.
Puis, sans autre forme de procès, ils les ont traînés l’un et l’autre à l’intérieur, sans précautions autre que de vérifier que des infectés n’étaient pas dans le coin. Il y a du sang sur le trottoir.
Et depuis, plus rien. Je n’ose pas retourner me coucher, tout comme je n’ose vraiment rester ici. J’ai le sentiment affreux d’être piégée. Et merde, je n’ose même pas imaginer ce que je vais devoir dire à Daphné. Je ne crois pas qu’elle puisse voir là où sont allés ses parents de la chambre dans laquelle nous l’avons enfermée. Mais j’ai très peur qu’elle aussi les ai entendus sortir, on ne peut pas dire qu’ils aient été spécialement discrets. Je vais voir si les autres les ont entendu.e.s aussi.
3h50
Oui, tout le monde est au courant. Même si »tout le monde » ne représente que 4 personnes, finalement. J’ai laissé Carl et Fred s’occuper de la petite pendant que je surveille de ma chambre. Elle s’est mise à tambouriner et hurler depuis sa pièce dès qu’elle a entendu ses parents partir, c’est ça qui a réveillé les garçons ; ils ont foncé pour la calmer avant même de savoir de quoi il s’agissait tellement ils ont eu peur qu’elle nous fasse repérer. Autant dire que ce n’était rien face à la responsabilité de devoir lui expliquer ce qui est arrivé et ce qui va arriver à ses deux abrutis de parents à cause de leur stupidité et de leur égoïsme.
Regardez moi, franchement, en train d’écrire dans ce journal en plein milieu de la nuit à juger des gens que je connais à peine sur la base de quelques mauvaises (certes, très mauvaises) décisions prises dans la panique. Ce monde n’a plus aucun sens. Je n’arrive même pas à me sentir horrifiée de ce qui risque de leur arriver maintenant, cette infection semble m’avoir insensibilisée. Je ne sais plus si c’est une espèce de protection mentale ou simplement la résignation qui m’atteint déjà.
Ou alors je n’arrive juste pas à avoir pitié de deux parents irresponsables qui ont sciemment décidé d’abandonner leur unique enfant dans des circonstances telles que celles-ci. Ça joue sans doute.
En tout cas, notre peur commune d’être débusqué.e.s est montée d’un cran, quand on voit le traitement qui leur a été réservé, et qu’on a toutes les raisons de craindre celui à venir.
Bref. Maintenant on attend. Encore une très longue nuit en perspective.
Jour 60 – 1er Juin
10h00
Il y a de l’activité chez nos voisins. Mes yeux me piquent mais je ne peux pas encore me permettre de dormir. Je me suis probablement laissée aller quelques minutes ici et là, par la force des choses. J’ai discerné des mouvements dans les étages, quelques éclats de lumière sur le toit, des reflets du soleil matinal sur les écrans et les équipements. Ils ont beaucoup regardé vers l’extérieur, et leurs attitudes trahissent une certaine nervosité, probablement due au nombre croissant d’infectés qui se sont retrouvés en bas de l’immeuble, attirés et/ou excités notamment par la flaque de sang sur le trottoir. S’il est encore tôt chez les infectés, qui n’atteignent leur pic d’activité qu’à partir de midi, le passage à l’attaque de l’immeuble est sans doute inévitable. Il va falloir surveiller tout ça, mais pas vraiment de mouvements pour le moment. Je vais voir où en sont les autres tout en continuant à faire attention à l’évolution de la situation. Je m’inquiète surtout pour Daphné.
12h30
Rien d’étonnant, Daphné ne va pas bien du tout. Depuis le milieu de la nuit, Fred et Carl se relaient pour la surveiller de peur qu’elle ne fasse une bêtise. Pour le moment, elle reste prostrée, sans rien dire ni fermer les yeux, devant la fenêtre d’une pièce au même étage que ma chambre, elle regarde fixement l’immeuble des militaires, à la recherche du moindre signe de ses parents. Sans succès. J’aimerais la réconforter, la rassurer, mais je ne veux pas lui mentir, sans compter que je n’ai aucune certitudes, rien d’autre que des peurs à lui donner.
Et me voilà, face à ma propre fenêtre, en train d’attendre le pire, me demandant seulement auquel nous allons avoir droit. Quand l’horreur nous fait face, nous sommes seul.e.s, quoi qu’on fasse.
15h00
Je me suis permis une courte sieste, malgré la peur de me réveiller trop tard et de rater l’évolution des événements. Mais je sentais qu’il me faudrait être en pleine possession de mes moyens face à ce qui allait arriver aujourd’hui. Une sorte de sentiment tenace et malaisant d’une catastrophe à venir encore pire que ce nous vivons jusqu’à maintenant.
J’ai été réveillée par le cri de terreur et de déni de Daphné il y a cinq minutes. En regardant par la fenêtre, j’ai compris pourquoi, et je suis maintenant tétanisée par ce qui est en train d’arriver. Je canalise tout ce qui me reste de force mentale pour vous livrer mon témoignage au mieux de mes capacités avant de sans doute m’effondrer dès que ce sera terminé, sans doute terrassée par l’horreur dont nous sommes témoins en ce moment même.
Les militaires se tiennent dans l’embrasure de la porte de leur immeuble. Charles-Henri et Rebecca ont été balancés dans la rue, dans des camisoles de force. Ils les tiennent au bout de longues cordes. Je n’ai pas osé croire que c’était en train d’arriver, mais il n’y a pas vraiment de place à laisser au doute.
Les infectés présents n’ont pas hésité une seule seconde, ils se sont précipités sur eux. Je vous épargne les détails. Ils sont cinq.
Ces enfoirés les laissent se faire mordre, et maintenant ils abattent les infectés, méthodiquement, un par un. Une balle dans chaque tête. Les cris de Daphné resteront gravés dans mon esprit à vie. J’anticipe déjà les cauchemars.
Et maintenant, ils les traînent à l’intérieur, deux masses sanguinolentes sans plus aucune énergie de se battre ou de se défendre. Ils en ont fait des cobayes.
Deux des militaires sont sortis après les avoir ramenés, sans doute pour vérifier qu’aucun infecté ne risque de les suivre. Mais l’éclat des tirs a fait peur à ceux qui étaient encore à proximité.
Et voilà. Aussi soudainement que c’est arrivé, c’est terminé. Un semblant de calme est revenu dans la ville, seulement perturbé par les cris de Daphné. J’ai l’impression que le monde entier peut l’entendre. Je me rends compte que je pleure, j’ai du mal à respirer. Je n’arrive pas à croire que j’arrive à écrire malgré ce qui vient de se passer, tout comme je n’arrive pas à m’empêcher d’espérer que tout ça n’était qu’un cauchemar.
19h00
Que ce monde aille se faire foutre. Beaucoup de questions ont vu leur réponse m’apparaître aujourd’hui. D’autres questions sont apparues. Mais elles n’ont plus d’importance. Je viens de passer quatre heures à essayer de réconforter une jeune fille, sans espérer y arriver à un seul putain de moment.
Les hélicoptères viennent de partir, emportant avec eux tous les militaires, et les parents de Daphné réduits à l’état de momies inconscientes. J’ai vu celui que je pense être le leader du groupe regarder dans notre direction avec des jumelles. Il m’a adressé un signe de la main. Il avait beau toujours avoir son masque sur le visage, je jurerais qu’il souriait.
Ils savaient très bien que nous étions là.
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