Vous vous souvenez des cartons qu’on avait chipés dans les scellés ? On les avait pris pour une raison simple : si ç’a été saisi, c’est que c’était répréhensible, et si c’était répréhensible, ça pouvait sans doute nous être utile. Comme on avait pas vraiment le temps, sur le moment, de regarder ce qu’il y avait dedans, on a pris les deux plus lourds et volumineux qui supporteraient ce transport impromptu, avant de partir.
C’est une fois dans le vaisseau qu’on a pu savourer l’instant solennel de la rupture des sceaux et l’examen du contenu de notre opportun larcin. Pour y trouver ce qui m’amène à en parler, à savoir un joli petit stocks d’armement non conventionnel. Rien d’affreux, je vous rassure, la tradition spatiale a tendance à privilégier ce qui ne risque pas de faire trop de dégâts matériels ou irréparables. Non seulement parce que la plupart des pirates sont radins ou fauchés (ou les deux), mais surtout parce qu’une explosion dans un vaisseau en espace profond c’est pas recommandé. J’ai pas besoin de vous faire un dessin, je pense. T’façon j’dessine super mal, surtout les explosions.
Dans l’optique de l’inévitable affrontement qui se profilait, nous avions donc accès à nos stunners, pas très utiles à longue et moyenne portée, à cause de la dispersion du faisceau, aux équipements des vaisseaux dans le cas où ils approchaient trop, à certaines options logicielles tactiques d’Hector, à notre malice collective, mais surtout à nos petits jouets nouvellement acquis.
Rien de bien folichon, mais de quoi nous assurer un certain effet de surprise. Je vais pas jouer à vous induire en erreur, le plan A était très simple : éviter le contact, méchamment incapaciter leur vaisseau, et se casser aussi vite que possible avant qu’ils s’en rendent compte en les abandonnant derrière nous. Dans cette optique, les trois mini-bombes IEM étaient parfaites, évidemment. En cas de poursuite un peu trop collante, on avait aussi deux grenades soniques, le genre qui met K.O. pour 20 minutes, le temps de te rappeler le nom de tes parents, voire le tien si t’es trop près de l’explosion.
Et si jamais ça partait vraiment en vrille, on avait deux Revolvarcs(TM), une sorte d’arme futuriste à la con qui projette un arc électrique contrôlé assez intense dans un cône de quelques mètres ; littéralement un taser à distance. Ça fonctionne bien, en soi, mais si l’arc touche ce qu’il faut pas, ça crée toujours un tas de problèmes. Pas pour rien que malgré leur caractère non létal au départ, les Revolvarcs(TM) sont interdits quasiment partout, même plus produits, et rarement utilisés ; c’est pas dû au respect de la loi ou quoi, c’est juste de l’instinct de conservation général.
Mais il faut bien bosser avec ce qu’on a ; et on était déjà bien content que tout ce petit matos n’ait pas été désactivé par les services du hub, sans doute par manque de temps ou de moyens.
Le reste des cartons, c’était surtout des pièces détachés, des trucs de contrebande merdiques qu’on pouvait sans doute revendre, mais qui n’avaient aucune utilité évidente dans le cas présent. Grand prince, je vous fais grâce de leur inventaire.
On est donc sorti de nos vaisseaux pour se diriger vers l’ouest avec notre équipement de fortune, laissant Burrito sur place afin d’aider Hector à coordonner les infos qu’il pouvait nous donner à coups de scans et d’éventuels piratages sauvages dans le coin ; et surtout à nous traduire toutes les infos utiles sans devoir être procédurier·e·s. On commençait doucement à appréhender toutes les capacités cachées par son code bancal et son absence de sécurité ; de là où on était, il arrivait tout juste à capter les ondes de coms d’une exploitation minière, et à partir de ce point, il pouvait sans doute rebondir de jonction en jonction pour couvrir une bonne partie des environs. Il lui fallait juste le temps de calcul nécessaire pour forcer les accès, mais on en avait pour un bon quart d’heure à pieds à arriver à notre objectif ; c’était largement plus que nécessaire. Entre temps, on avait toujours nos comlinks, évidemment.
Le terrain était assez accidenté, et le temps très maussade, limite orageux n’aidait pas à la visibilité de la fin d’après-midi. Le fond de l’air était lourd et humide, en grande partie à cause des travaux de terraformation qui foutaient l’écosystème et le climat en l’air. Par chance, la planète en question avait une atmosphère respirable et saine dès le départ, sans doute ce qui avait motivé l’implantation de la corporation responsable de la concession, d’ailleurs, donc on pouvait sortir sans autres risques qu’une douche froide et quelques nappes de brouillard.
Pendant cinq minutes, je vais être honnête, on avait un peu le sentiment d’être en randonnée. Entre le silence généralisé, le paysage malgré tout pas dégueulasse, et surtout le sentiment de dépaysement, allié au plaisir d’un air naturel, non recyclé, on a failli oublier qu’on était là pour se mettre sur la tronche avec des inconnus. Mais on est des pros, donc quand Burrito s’est mis à crachouiller dans nos oreilles à cause d’une connexion perturbée par la distance, on s’est repris comme si de rien n’était. On s’est pas du tout regardé avec un sourire coupable, Larsen et moi. Et s’il vous affirme le contraire, c’est rien qu’un sale menteur.
En fait, Burrito voulait justement nous prévenir qu’on arrivait en bordure de portée normale pour nos comlinks, et que le temps qu’Hector finisse son petit travail de pirate informatique, on serait seul. Entre deux portions de parasites, on a pu comprendre ce qu’il nous disait et aviser. La décision était pénible, mais inévitable, Cap’ n’a pas hésité. On pouvait bien attendre un peu avant de reprendre la marche, mais ç’aurait signifier nous exposer encore un peu plus à une embuscade. Il fallait au moins qu’on avance jusqu’à un terrain plus favorable à un affrontement en terrain ouvert. À ce moment là, on était en plein milieu d’une lande caillouteuse qui enchaînait les bosses et les creux sans sembler vouloir se décider. Rien derrière quoi se cacher ou s’abriter ; un très mauvais plan. Donc même sans équipement nous permettant de voir où on allait exactement, il fallait qu’on continue, quoique encore plus prudemment.
D’un silence collectif apaisé et un peu oublieux des circonstances, on est passé à un mutisme individuel, chacun·e concentré·e sur sa tâche, dans l’expectative. Parce que si le plan était d’éviter la confrontation, on se faisait pas d’illusions. Ils avaient sans doute bien plus de matos que nous en face, et les moyens de nous retrouver bien facilement qu’on avait de chances d’échapper à leur vigilance. On avait déjà remporté des combats défavorisés, mais pas à ce point. On a pas dramatisé, parce que ça n’aurait été ni utile, ni notre genre, mais on en menait pas large.
On a encore progressé dix minutes sans précautions particulières, mais quand on a aperçu les premiers signes de la cité industrielle au travers de la fine brume vers laquelle on semblait se diriger, on a changé d’attitude. Tant qu’Hector ou Burrito ne nous signalaient pas leur présence à nos oreilles, on avait beaucoup plus de chances de nous faire repérer bêtement. Ou de nous faire prendre en embuscade ; encore une fois on avait aucun moyen de savoir à quel genre de débauche technique on allait faire face. Ils traînaient un peu trop à rétablir le contact, mais c’était sans doute normal. On ne s’est pas inquiété tout de suite.
De fait, le choix s’est un peu imposé à nous. Quelques dizaines de mètres plus loin, il y avait notre objectif : un petit défilé, un genre de mini-canyon qui descendait assez abruptement vers un long chemin menant au lieu d’atterrissage de nos adversaires du jour. L’endroit était parfait pour une embuscade de notre part, et donc absolument nul, puisque bien trop prévisible. L’occasion comme l’endroit parfait pour faire les malin·e·s. Andro s’est un peu avancé seul, histoire de vérifier qu’on était bien seul·e·s dans le coin ; dans le pire des cas, il est le seul d’entre nous à pouvoir encaisser quelques coups avant de s’écrouler, et à pouvoir éventuellement être réparé. Mais mêmes ses yeux n’ont rien vu, pas plus que ses oreilles n’ont entendu le moindre son suspect ; ceci étant dit, nous qui étions habitué·e·s aux bourdonnements des moteurs ou au silence de l’espace, les bruits de la nature étaient foutrement distrayants ; c’était très compliqué de faire la part des choses.
Le truc, c’est que entre nos deux lieux d’arrivée, le seul chemin disponible, à cause de la configuration du terrain, c’était une vague ligne brisée, avec pas beaucoup d’itinéraires. En vérifiant vite fait la carte topographique que nous avait bricolée Hector avant notre départ, on voyait bien que ce défilé était le seul véritable accès pas trop casse-gueule. Quand bien même on voulait éviter le contact trop direct avec les autres gugusses, il fallait quand même passer par là, c’était inévitable, à moins de risquer de se péter les guibolles dans les escarpements qui bordaient l’endroit.
Notre pari était le suivant : on était plus rapide à se déployer qu’eux, et ils prendraient sans doute du temps pour recruter des bras supplémentaires, un temps qu’ils ne prendraient pas à vérifier où nous étions, probablement persuadés qu’on ne bougerait pas vraiment de notre position. Parier sur leur arrogance était un risque calculé, les corsaires ont très souvent tendance à trop prendre la confiance, malgré le nombre de leurs équipages ayant rencontré Thanatos avec un peu d’avance sur l’horaire, précisément à cause de ce péché cardinal. Sans compter que leur attitude, en nous foutant un coup de pression comme celui qu’ils nous avaient mis, était assez typique de l’équipage trop habitué à ce que les choses se déroulent comme ils le veulent.
Ce qui est marrant, j’ai remarqué, c’est que très souvent, l’arrogance mène à l’arrogance. Genre : « je peux pas être victime de l’arrogance, j’suis trop bon pour ça ».
Donc dans l’idée, on avait tout juste le temps de préparer un peu le terrain pour nous aménager une diversion avant qu’ils nous recherchent et, inévitablement, nous repèrent. Et dans le cas où ils n’auraient pas été si prévisibles que ça, au moins, on avait peut-être un peu d’avance sur eux, c’était toujours ça. Et puisqu’ils n’étaient visibles ou audibles nulle part, on est parti du principe qu’on avait vu juste, et on a commencé à mettre notre plan à exécution.
Quelques petites minutes plus tard, Hector a enfin réussi à reprendre le contact avec nous après avoir dû batailler avec les IA hôtes et autres pare-feu du coin ; pas tant complexes que nombreux et de mauvaise qualité, nécessitant de réparer leurs lacunes au fur et à mesure des hacks pour conserver sa propre intégrité. Pour se la raconter, il faisait semblant d’être essoufflé. Insupportable.
Lui et Burrito ont pu, à ce moment-là, nous confirmer qu’on avait vu juste. En s’infiltrant un peu partout dans la cité industrielle et en espionnant discrètement, sautant d’un appareil à un autre en surfant sur les ondes, ils ont pu constater que nos ennemis n’étaient pas pressés du tout. La journée de travail touchait à sa fin, et ils faisaient la tournée des sorties d’usine pour embaucher les ouvriers contre quelques crédits, juste le temps d’une « petite battue » dans la lande.
C’était doublement minable, parce que ça embarquait des civils dans l’affaire, et ils ne fournissaient même pas le plus gros du boulot eux-mêmes. Mais en regardant de plus près leurs uniformes et leur façon de se comporter, finalement, c’était pas si étonnant, puisque ces salopards étaient des membres du Consortium. Dont juste le nom, si vous ignorez ce qu’il signifie (après tout, tout le monde n’est pas un pirate), devrait déjà vous faire comprendre qu’on est pas sur des enfants de chœur, ni des gens très imaginatifs.
Le Consortium, c’est une entente d’équipages corsaires qui flirtent avec l’illégalité en prenant des contrats et faisant de la sous-traitance par secteurs. En gros, normalement, c’est un contrat = un équipage. Tu prends ton contrat à un point A, tu vas le remplir à un point B, et tu le fais valider à un point C ; ce dernier pouvant tout à fait être le point A ou le point B, selon les préférences du client, voyez ?
Bah eux, non. Un équipage prend un contrat, le transmet à un autre plus proche du point, qui remplit le contrat et, le cas échéant, transmet le(s) paquet(s) à celui qui a signé le contrat. Ça peut paraître très con, comme système, mais ça représente d’énormes économies, tant en terme de carburant que de moyens logistiques. Ou alors un équipage quelconque qui se rend compte qu’il a eu les yeux plus gros que le ventre après avoir signé peut revendre son contrat et leur faire sous-traiter. Et lorsqu’un contrat est légalement déclaré dans l’infopool fédéral, ça peut vouloir dire que vous vous ferez prendre par surprise, puisque un équipage ne correspondant pas à celui auquel vous vous attendiez peut vous tomber sur le râble sans vraiment vous laisser une chance.
J’évoquais précédemment, vous vous en souvenez sans doute, les circuits parallèles au circuit fédéral, dans lesquels officient certains corsaires. Le Consortium, profitant du flou législatif permanent sur ces questions, se situe à cheval entre les deux ; ses équipages à la fois officiellement adoubés par la Fédération, ou tout du moins tolérés, et agissant en sous-main dans les circuits mafieux à travers tous les secteurs. Cette façon de profiter au maximum des deux mondes, en n’hésitant pas à plier les règles en sa faveur fait bien sûr des victimes collatérales, des envieux autant que des aigris, mais rien ne semble pouvoir réellement l’arrêter. Un ramassis de connards plein aux as que tout le monde se met d’accord pour détester, mais dont personne ne peut réellement tenter de se débarrasser sans prendre de risques inconsidérés. Ne serait-ce que parce que ses membres sont trop nombreux et trop solidaires, malgré leurs incessantes luttes internes pour savoir qui devrait vraiment en prendre la tête.
Être pris en chasse par un équipage du Consortium à cet endroit, c’était notre chance et notre malheur tout à la fois ; on allait peut-être pouvoir exploiter leur arrogance, l’antipathie qu’ils inspiraient et leur bêtise (la richesse, ça rend con), mais il allait d’abord falloir composer, malgré tout, avec leurs moyens bien au dessus des nôtres.
Et tenter d’apprendre, également, qui avait mis un contrat sur nos têtes, histoire de voir venir et d’adapter encore une fois notre itinéraire. Parce que bon, quand même, les emmerdes, ça va bien deux minutes.
Mais oui, une chose à la fois, fallait d’abord s’en sortir. Comment est-ce qu’on allait s’y prendre ?
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